OEUVRES SAINT-SIMON & D’ENFANTIN PRGIDÊES 0E DEUX NTICES HISTORIQUES XLI VOLUME OEUVRES SAINTSIMON & D’ENFANTIN PUBLIÉES PAR LES MEMBRES DU CONSEIL INSTITUE PAR ENFANTIN POUH L’EXÉCUTIO DE SES DERNIÈRES VOLONTÉS QUARANTE ET UNIÈME VOLUME DE LA GOLLE(TION OÉNÈRÀLE Réimpression photoméehanique de l’édition 18S.78 AALEN OTTO ZELLER 1964 Herstellung: Anton Hain K. G. Meisenheim,Glan DISCOURS PRELIMINAIRE LA R1PUBL1QUE. LE P1R1L SOCIAL ‘Ç’, LE NOUVEAL CHRiSTiANISME Les conservateurs des traditions inonarchi— ques, en France, poussent à l’envi un cri d’alarme quand on leur demande une adhésion formelle et sincère à laRépublique dont le suffrage universel a récemment sanctionné l’établissement; ils ne savent répondre à ce rappel du vote souverain que par celte exclamation : Et le péril social I Oui, le péril social existe! niais d’où vient-iI? quelle est sa cause? qui le provoque, le perpétue et l’aggrave? qui peut l’atténuer et le faire cesser? B btSCOUIiS PRÉLIMINAIRE Ce n’est pas à des utopistes radicaux que nous emprunterons la réponse à toutes ces questions. Un homme d’Etat illustre, qui fut le chef des conservateurs anglais, Robert Peel, nous la fournira, et ce sera dans les mémoires d’un chef non moins célèbre des conservateurs français, M. Guizot, que nous la trouverons. En 1840, M. Guizot représentait la France à Loncires. II eut de nombreux et intimes entretiens avec Robert Peel qui n’était plus ministre. Dans un de ces entretiens, l’Anglais dit à l’ambassadeur français que la situation misérable du peuple immense du travail manuel était à la fois une honte et un péril pour notre civilisation. « On n’y peut pas tout, ajoutait-il, mais on y doit (([aire tout ce qui se peut. Voilà le vraipéril social qui menace la France aussi bien que PAngleterre et la plus grande partie de la vieille Europe. Il a pour cause la situation misérable (lu peuple immense du travail mannel; il couvre de honte notre civilisation et il est aggravé pa ses dénonciateurs eux-mêmes, par ces aveugles conservateurs qui ne savent ou ne veulent rien /iire (le CC qui .‘ peut pour en délivrer notre civilisation. Loin de J?, en effet, ces préfenlu: conserva- I)ISCOULS PR1LIM1NAIIE teurs, vrais révolutionnaires inconscients, ne parlent tant de ce péril que pour en faire leur mot d’ordre et leur cri de ralliement dans leurs ma— nceuvres souterraines et leurs attaques ouvertes contre l’ordre établi par le suffrage universel. « N’est-il pas surabondamment démontré, par « l’expérience de trois quarts de siècle, disent-ils ((incessamment, que la République ne peut pas naître viable en F’ran.ce et qu’elle ne sert qu’à « provoquer quelque nouvelle révolution?» Examinons froidement cette allégation accri— monieuse et devenue classique chez les monarchistes de toutes les nuances. 11 est certain que la République, établie deux fois en France, au nom de la souveraineté nationale (eu 1792 et en 1848), a été deux fois remplacée par l’Empire (en 1804 et en 4852); mais il est incontestable aussi qu’à ces deux époques elle n’a pas succombé sous les coups de la souveraineté populaire, ni sous la pression d’un soulèvement national, et que, loin d’être bru- DiSCOURS PRL1MtNÀJRk talement fenversée par une révolution, elle fut plutôt ambitieusement et adroitement transfoi’mée en monarchie d’origine démocratique au moyen des plébiscites. Non, ce n’est pas le rgime républicain qui a provoqué les fréquentes et terribles révolutions dont la France a été le théâtre en 1814 et en 1815. C’esl l’Empire qui, deux fois, a provoqué la pire des révolutions, par l’invasion étrangère, et ce sont les monarchies des deux branches de la maison de Bourbon qui, deux fois aussi, en 1830 et 1848, ont réduit la France à subir de nouveau la terrible interven— lion de la loudre populaire dans le cours de ses destinées. Enfin, quand, pour la troisième fois en ce siècle, l’Empire a succombé sous les coups de l’étranger, c’est la République seule qui s’est trouvée debout pour saisir le glaive national et pour défendre le sol français, autant qu’il pouvait l’étr, après l’excès d’imprévoyance dont la guerre avait été précédée dans les conseils de la monarchie impériale. Quelle est celle des trois monarchies prétendantes, toutes si hardies, si actives, dans leur revendication du pouvoir souverain en France, quelle est celle qui osa, l 4 septembre 1870, disputer la République le droit, le devoir, l’hon. DJS(OURS P11ÉLH1HA1RE neur de la défense nationale? Ni les monarchies détrônées depuis vingt ou quarante ans, ni la monarchie régnante effondrée, n’osèrent se présenter pour faire valoir leurs titres au gouvernement de la patrie en danger. C’était à cette heure suprême que la F’rance pouvait reconnaître ses véritables enfants, ceux qui seraient capables et dignes de la diriger au retour de a prospérilé, après qu’ils rauraient secourue au bord de l’abîme. Oi étaient donc alors les négociateurs ambulants des fusions dynastiques, les plénipotentiaires infatigables du comte de Cliambord et du comte de Paris? où étaient surtout ces organes superbes de l’Empire qui, la veille même de cette lutte effroyable, disaient à l’empereur, au nom du Sénat, qu’il avait porté à sa plus haute per,tection l’armement de nos soldats, et élevé à toute sa puissance l’organisation de nos forces militaires? La journée de Sedan avait frappé de mutisme et de paralysie tous les membres du gouvernement impérial, ministres, sénateurs, conseillers d’État, les favoris et représentants de la candidature officielle. Aussi tandis que l’impératrice, au milieu de cette résignation silencieuse et univers vi DISCOURS PRLIMINA1RE selle, se hâtait de faire ses malles aux r1ujIerje5 pour gagner la frontière, il suffisait à quelques députés de l’opposition, avocats ou publicistes, d’aller s’installer à l’Hôtel de Ville, à titre de membres d’un gouvernement provisoire républicain, pour opérer la plus complète des révolutions, sans coup férir, sans rencontrer le moindre obstacle. C’était prodigieux à n’y pas croire; nous en étions témoins et nous pensions rêver; mais quand la certitude de cette étourdissante révolution ne fut plus contestable, et que l’absence de toute opposition monarchique, royaliste ou bonapartiste, fut bien constatée, il dovint évident que l’avenir gouvernemental de la France allait être déterminé par la diversité d’attitude des anciens partis militants et que la forme politique qui aurait abrité la patrie dans ‘les mauvais jours et l’aurait aidée à se relever de sa chute, ne serait pas sacrifiée, après sa suprême intervention et ses immenses services, â l’un des vieux régimes fatalement destinés désormais à ne pouvoir gouverner la France qu’accidentellement, pour la livrer ensuite, les uns au fléau des invasions, les autres au jeu sanglant des révolutions. DISCOURS PRÉLIMINAIRE En pI’ésence de l’audacieuse prise de possession provisoire de la souveraineté nationale par une poignée de patriotes républicains ; au milieu de l’acquiescement formel ou tacite de l’uni— versalité des citoyens, nous fùmes de ceux qui comprirent que l’heure d’une République de raison et de salut était venue, et que les exigences sociales, les considérations d’ordre et de stabilité, qui avaient rendu possible, sinon nécessaire, le passage de la forme républicaine à l’Empire, en 1804 et en 1852, militaient désormais et militeraient dorénavant de plus en plus pour la république contre toute espèce de monarchie. Un coup d’oeil rapide et dégagé de toute prevention sur notre histoire nationale justifiera cette opinion. Il.. En 17Y, la proclamation de la République en France ne fut pas le résultat de l’éducation politique et de la marche progressive de l’esprit libéral dans toutes les classes de la nation non, la population française n’était pas alors tiicoriqueniciit convertie à la République . I 4e vin D1SCOU1S PRÉLIMINAIRE préjugé, dans les ateliers et dans les champs comme dans les salons, était encore profondé— mént monarchique, tout en se conciliant avec une vive sollicitude et une ferme résolution pour la conservalion des conquêtes de 1789. Aussi, quand ces conquêtes furent menacées par la coalition des rois de l’Europe, venus en aide aux émigrés et au roi de France pour le rétablissement de l’ancien régime, le préjugé monarchique, pendant cette lutte terrible, se trouvat-il dominé et étouffé par le dévouement à la patrie et à la révolution. Ce furent les potentats européens et le émigrés francais qui facilitèrent l’oeuvre des Girondins et des Jacobins et qui rendirent nécessaire la proclamation de la République. La France n’oub’iera jamais comment la République justifia cette nécessité, dans la défense du sol national et du drapeau de la révolution. Mais, à côté de celte double défense et de la gloire impérissable acquise à ses armes, la République, menacée tout d’abord par le socialisme sauvage d’Hébert et de Chaumette, eut le malheur d’être ensanglantée par la guerre civile, de subir le terrorisme révolutionnaire et les représailles réactionnaires, et d’être enfin assez dépopularisée pour ne pouvoir plus cm- DISCOURS PRÉLIMINAIRE pêcher le retour du principe monarchique au profit du plus illustre soldat des armées républicaines. Non, la France n’était plus républicaine en 180’+, et ce fut un grand malheur pour elle, en 1814, quand l’étranger et l’ancien régime franchirent ensemble les frontières et s’imposèrent à elle, sans qu’il lui fût possible de leur opposer l’élan patriotique qui avait fait son salut sous la république de 1792. L’invasion et la Restauration eurent toutefois pour effet de raviver le patriotisme et le libéraIisnie en France. L’esprit républicain se réveilla même dans la jeunesse studieuse; il dominait dans les sociétés secrètes les plus avancées; mais le préjugé anti—républicain n’en conservait pas moins toute sa force dans les masses populaires et jusques dans les rangs de l’opposition constitutionrielle. On le vit bien en 1830, quand le résultat d’une grande révolution dut se réduire au remplacement de la branche aînée des Bourbons par la branche cadette. Les générations alors viriles étaient nées ou avaient été élevées dans un milieu où le principe monarchique avait dû se maintenir prépondérant sous 1 ‘influence du souvenir toujours palpitant x DISCOUliS PRELIMINAIRE des excès révolutionnaires. L’heure de la Bépublique normale, définitive, expression des sentiments, des pensées, des intérêts et des besoins de la nation; cette heure n’avait pas encore sonné pour la France. Sonna-t—elle mieux en 188? Quelques membres de l’extrême gauche le croyaient sans doute, à la séance du 24 février, mais aucun d’eux n’osa le dire. Leur chef, M. Ledru—Rollin, mattre de la tribune, se bornait à démontrer l’insuffisance de la Régence, quand il fut vivement interrompu par le grand orateur des légitimistes, M. Berryer, qui lui cria: « Concluez donc : demandez un gouvernement provisoire. » M. de laRochejacquelein appuya vivement cette motion et l’Assemblée l’ayant adoptée. la foule envahissante l’accueillit avec enthousiasme, aux cris de Vzue la Re’puhiique! à l’Hdtel de Ville! ‘il. A l’Flôtel de Ville, en effet, le gouvernemezil provisoire se constitua sous la présidence de Dupont de l’Eure. DISCOURS PRÉL1M1NAIIE X’ Mais la démocratie militante et républicaine, qui était maîtresse de Paris, représentait—elle la majorité de la nation dans ses lumières et ses aspirations politiques, dans ses intérêts industriels et commerciaux, dans son état moral et matériel? C’était là la qustion fondamentale sur laquelle les événements a’llaient répondre. Dès le milieu du mois de mars, la République se trouva eu face d’une démonstration hostire, celle des boniiels poil. Il y avait urgence ; demander la constitution d’un pouvoir légal au suffrage universel, et les élections populaires furent fixées à cette fin, au 9 avril. A cette date l’élan républicain du 24 février aurait été encore assez vif et assez entraînant pour faire élire une importai ite majorité d’énergiques républicains de la veille. Le Gouvernement provisoire ajourna les élections au 23avril, ce qui donna le tempsàla réaction de mettre en campagne ses agents provocateurs et de préparer une première apparition du spectre rouge au Champ-de-Mars pour le 16 avril, à la veille des élections. Le résultat que s’étaient promis les machina— Leurs de cette échauffourée ne leur fit pas défaut. Le suffrage universel, ramené à la peur tradi— xl’ DISCOURS PRLLMLNAIRE tionnelle du jacobinisme, n’envoya à l’Assemblée constituante qu’une minorité vraiment républicaine en face d’une majorité de nuances diverses et toutes plus ou moins monarchistes. L’influence persistante des souvenirs de 1793 était d’autant plus facilement exploitée avec succès par les faux républicains, que les générations contemporaines de la Terreur, avaient encore de nombreux représentants dans les villes et les campagnes. Aussi, les agents provocateurs n’eurent garde de s’en tenir à la ,journée du 1 6 avril qui leur avait tant profité aux élections du 23 du même mois, ils y joignirent bientôt la démonstration anarchique du 15 mai, qui fut elle-même suivie des luttes sanglantes et fratricides des 23 et 24juin La République put dès lors être considérée comme blessée mortellement. Elle avait pour ennemis, non-seulement les conservateurs royalistes, partisans des Bourbons des deux branches, mais aussi les conservateurs impérialistes et les monarchistes constitutionnels, ralliés à l’Orléanisme sous le drapeau de MM. Thiers et OdilonBarrot, et qui formaient la majorité des classes moyennes. D’un autre côté, la plus grande partie des masses populaires, 1 es ouvriers et les com DISCOURS PIIÉLIM1AIR rnerçarits. les uns affamés, les autres ruinés, par l’absence du travail et du crédit, rejetaient sur les républicains et la République toutes les calamités et toutes les misères que le choc des partis avait attirées sur la France depuis le 24 février. Mais, telle était la vivacité de la répulsion que les monarchies plus ou moins héritières de l’ancien régime avaient soulevées contre elles en France, que l’Assemblée nationale, composée aux trois quarts de monarchistes, déclarés ou dissimulés, proclama, en tête de la Constitution, la République démocratique. Cela se passait dans les premiers jours de novembre 188, et, le 10 dé. cembre suivant, près de six millions de suffrages appelaient à la présidence de cette République démocratique, un prince qui avait la prétention d’être l’héritier légitime de la monarchie irnpériale! Ce contraste entre le vote républicain de l’Assemblée constituante et le vote à tendance monarchique des assemblées électorales, s’expliquait par cette considération, que le Bonaparlisme s’appuyait sur un vote national et se présentait toujours comme une émanation glorieuse de limmortelle révolution de 1789. Les élections pour l’Assemblée législative en ‘1849 ne firent que mettre de plus en plus en évi XL bISCOURS PRÉL1MINÂIIE dence la défaveur dont le régime républicain était frappé, non-seulement dans les hautes classes et dans la bourgeoisie, mais aussi dar la masse populaire. Cette Assemblée, quoiquê issue du suffrage universel, se montra, en effet, passion— née tout d’abord contre cette institution fondamentale de la démocratie. Le Président de la République, qui n’avait pas cessé de rêver le rétablissement de la Monarchie impériale, encouragea, par ses ministres, le vote de toutes les lois réactionnaires dont l’impopularité pouvait servir plus aisément le succès de ses prétentions ultérieures. Entre toutes ces lois nous ne rappellerons que celle d’origine cléricale sur l’instruction publique, et celle surtout du 31 mai pour la mutilation du suffrage universel. Ce fut en effet le vote de cette dernière loi qui lui servit de levier et de prétexte suprême au 2 décèmbre. 1V. Ce coup d’Itat, conçu dès longtemps et exécuté le 2 décembre contre la majorité royaliste du parlement, pour prJserver la Rdpublique des U1SCOIJBS PRÉLLMLÀJI E complots monarchiques, disait le manifeste présidentiel de ce jour—là; ce coup d’État fut détourné le lendemain contre le parti républicain, au moyen d’une tentative d’insurrection suscitée à Paris et dans les départements par les agents provocateurs que la police présidentielle avait eu soin d’introduire dans les sociétés secrètes (le la démocratie. Il était évident que le nom et les opinions des coopérateurs dont le prétendant à l’Empire s’était entouré pour sauver la République, rie pouvaient pas faire prendre au sérieux la sollicitude que le Président affectait pour elle dans sa proclamation du 2 décembre après l’écrasement et la dispersion des royalistes parlementaires. Les conseillers du représentant de la mojiarchie impériale (MM. de Morny, Saint—Arnaud, Magnan, etc., etc.), devaient nécessairemeni se presser d’abattre les partisans du régime républicain, et ils se mirent à les proscrire à outrance au moyen de commissions mixtes et temporaires créées ad hoc, bien assurés qu’ils étaient d’obtenir par la, avec la déroute de la démocratie, le concours (le l’aristocratie (iOflt ils avaient été obligés de frapper les chefs pour 24 heures. Avec le coup d’Etat, l’Empire était fait, comme l’avait prévu M. Thiers un an auparavant. DLS0U1S PilÉL1111NA1hE Si l’Empereur eût suivi, développé et mis en action sur le trône, le programme qu’il avait exposé dans ses écrits en faveur des libertés publiques et des améliorations sociales; s’il eût fait cesser immédiatement la proscription des républicains, il aurait pu se faire absoudre par les générations, qui auraient été libéralement dotées de franchises et de bien.être, d’un attentat qui n’aurait élé funeste qu’aux défenseurs parlementaires des institutions de l’ancien régime, conspirateurs permanents et incorrigibles contre les principes et les réformes de 89. V. Quelques actes de son règne furent bien conformes aux doctrines progressives qu’il avait embrassées et défendues comme prétendant. Il modifia deux ou trois articles du Code pénal et du Code eiil dans Iintérêt. de la classe ouvrière; il proclama le libre échange et délivra l’italie de la domination autrichienne. Mais à côté de ces titres à l’approbation de l’esprit national et libérai, il donna trop àson gouvernement le caractère DISCOUaS PRÉLiMINAIRE Vll autôcratique et commit assez de fautes dans son absolutisme, à l’intérieur et au dehors pour que Le progrès du mécontentement populaire le fît songer à faire l’Empire 1ibral. Le plébiscite de 1870, par son immense succès, sembla devoir écarter tout soupçon de péril pour la quaLrième dynastie; mais c’était précisément dans l’excès de joie et de confiance que faisait éclater en haut lieu ce vote populaire, que devait se trouver un grave danger pour l’Empire, si, dans l’ivresse du triomphe, l’Empereur et ses conseillers allaient se croire désormais à l’abri de toute attaque, et, partant., dispensés de toute précaution et de toute nouVellè concession à l’esprit du siècle et aux intérêts moraux et matériels de la nation.. Mais les questions d’ordre intérieur firent bientôt plâce à d’autres préoccupations d’une nature plus grave et plus inquiétante. La France eut à demander à la Prusse de ne pas permettre à un membre de la famille royale des Hohenzollern d’aller s’asseoir sur le trône d’Espagne. Le père de ce prince, autorisé sans doute par le chef de la famille qui était son maître, adressa au gouvernement impérial une déclaration de désistement pour son fils, qui semblait devoir don ner pleine satisfaction la France. Et, en effet, DISCOURS PRÉLLMINAIRE iuand cet acte fut présenté au Conseil des minis. ires présidé par l’Empereur, il y eut unanimité pour déclarer qu’il donnait pleine satisfaction à notre pays et qu’il n’y avait pas lieu de faire la guerre. Cela se passait dans la matinée d’un jour de juillet, et dans la soirée de ce même jour, les mêmes hommes, l’Empereur et ses ministres, se décidaient pour la guerre. L’impératrice l’avait voulu ainsi: comptant sur lafortunode la France, elle se réservait de s’en faire honneur et de dire bien haut : C’est ma guerre! Elle comptait que les Français iraient triomphalement à Berlin et que de là ils iraient à Borne rétablir le pouvoir temporel du Pape. A cette époque, il faut le reconnaître, et pour d’autres raisons que celles qui rendaient belliqueuse l’épouse de Napoléon III, beaucoup de démocrates, en dehors des irréconciliables, désiraient la guerre, pensan t qu’il était temps d’arrêter le torrent prussien et croyant que l’armée françnise était si bien prête pour entrer en campagne qu’il ne lui manquait pas, selon le mt hitorique du ministre de la guerre, un boulon de qu&re. Malheureusement, la confiance de ces démocrates fut affreusement abusée, pour ne pas dire trahie. DISCOURS PRÉLIMINAIRE xix Notre armée, divisée en corps isolés et manquant de véritable général en chef, ne put tenir devant un ennemi accablant par le nombre et par la discipline, et elle se trouva réduite à revenir sur Châlons pour s’y réorganiser et suivre ensuite le plan de campagne que l’Empereur et son conseil adopteraient. Le conseil se prononça pour la retraite sous Paris: l’Empereur y adhéra. Mais cette fois encore l’unanimité des conseillers, sanctionnée par le généralissime en titre, toujours revêtu du pouvoir souverain, mais cette fois encore l’Empereur et son conseil durent céder à un télégramme venu de Paris; 1’irnpératrce était toujours persuadée que c’était sa guerre que l’on faisait, et ce téldgramme mena Napoléon III à Sedan. La retraite sous Paris pouvait changer les éventualités de la guerre au profit de la défense nationale. Une armée de plus de cent mille hommes couvrant la capitale hérissée de fortifications et défendue par trois cent mille gardes nationaux, il y avait de quoi rendre l’issue de l’invasion fatale aux envahisseurs; mais l’esprit de cette capitale était manifestement hostile à l’Empereur, on pouvait redouter une révolte, une révolution, contre son autorité et sa personne. En se retirant x DISCOURS PBÉLIMINA1RE vers la fronlière du Nord, on se réservait l’une de ces deux chances, ou de gagner une bataille qui permettrait au monarque de rentrer victorieux dans sa capitale pour y imposer si!ence à ses ennemis, ou, en cas de défaite, de traiter avec le vainqueur en l’intéressant au maintien du vaincu sur le trône de France. Voilà ce qui détermina Napoléon III, sur l’avis pressant de son épouse, à abandonner la résolution arrêtée à Châlons, à l’unanimité, sous sa présidence, et ce qui se trouve constaté et caractérisé par l’Empereur lui—même dans sa lettre écrite de Wilhemshœ, le 9 octobre 1870, à sir John Burgoyne; on lit en effet dans cette lettre « Rentré à Châlons, je voulais conduire à « Paris la dernière armée qui nous restait; mais « là encore des considérations politiques me for— « cèrent d’entreprendre la marche la plus im— « prudenté et la moins justifiable au point (le « vue stratégique. . . 3) — NAPOLÉON. Ainsi les conside’rations politiques l’emportent sur les exigences strateqiques, c’est-à-dire le salut de la couronne passe avant celui de la patrie en proie à l’invasion! Quelle leçon pour les peuples ballottés entre la monarchie et la république! DISUOURS t)IiÉL1MINAIRE xI La regrettable préférence donnée à la marche de l’armée française vers le Nord ayant abouti à la capitulation de Sedan, et la déchéance de l’Empereur étant devenue inévitable, le Gouvernement de la défense nationale qui s’établit révolu. tionnairement à l’Hôtel de Ville, ne pouvait donner d’autre titre au nouveau régime de la France que celui de Rdpublique. VI. La République de 4870, qui ne fut d’aborJ en apparence qu’une surprise, une improvisa— tion audacieuse de quelques hommes, a prouve depuis par ses actes qu’elle avait été, en réalité, l’oeuvre de l’instinct national et de la raison publique. Quand, après tant d’essais malheureux de restaurations éphémères, une monarchie qui sernblait défier le génie des révolutions s’effondrait à son tour en quelques heures comme ses devancières, malgré le double appui du suffrage universel et du nom le plus populaire des temps modernes; et quand cette monarchie, en tombant, 2 Vol. 41 xx” DISCOURS PRÉLIMINAIRE laissait la France désarmée, envahie et menacée jusques dans son existence, la France, qui ne veut pas et qui sent qu’elle ne doit pas périr, s’est trouvée prête, d’esprit et de coeur, pour le régime qui pouvait seul la sauver, pour le v!ritable gouvernement du pays p le pays. Cette disposition salutaire, indispensable pour fermer autrement qu’en paroles l’abîme des révolutions, s’est manifestée chez les plus hautes intelligences, chez les hommes politiques les plus éminents de la phalange conservatrice sous la monarchie constitutionnelle; il suffit de nommer MThiers autour duquel se sont ralliés les autres célébrités parlementaires qui furent si longtemps et si vivement attachées à la dynastie de Juillet. Honneur à tous ces vrais amis de l’ordre et de la liberté, chez lesquels le devoir patriotique a noblement triomphé des affections dynastiques et de l’esprit de parti! honneur à ces intelligents appréciateurs du mouvement qui emporte les sociétés modeuies et des aspirations flagrantes et progressives de la nation française! Mais prouvons aussi que nous sommes sincèrement et com1)Iétement délivrés des funestes suggestions du démon révolutionnaire, en appelant à partager fraternellement les bienfaits de notre civilisation DISCOURS PRLIM1NAIRE xxiii ascendante ceux qui ont le malheur de se méfier de sa marche et de sa fécondité. Et ces bienfaits de l’esprit de progrès qui améliore incessamment le sort de la race humaine ne doivent pas être bornés au choix des régimes politiques, à la préférence à donner à une forme gouvernementale. Si l’heure de la République sonne aujourd’hui d’une manière éclatante, c’est que ce régime, en tant que gouvernement du pays par le pays, se prête mieux que la monarchie à l’application immédiate et graduelle des améliorations sociales évidemment urgentes et pacifiquement réalisables; c’est que cette aptitude souveraine à faire du bon socialisme, indéniable à la République, fait de sa souveraineté incontestable, non pas un péril social, comme le répétent sans cesse les échos de la réaction, mais au contraire une sauve-garde contre ce péril, dont elle peut seule prévenir les explosions ou faire cesser les ravages. Oui, il est manifeste que la nation française, républicainement constituée, est plus puissante que sous aucune monarchie contre le péril social, précisément parce que cette constitution implique une sollicitude plus grande des pouvoirs publics pour le bien-être social de la XXIV DISCOURS PRÉLIMINAIRE classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Mais il est incontestable aussi que les alarmistes les plus éminents du parti rétrograde, pour justifier le cri d’effroi dont ils saluent sans relâche le règne naissant des principes démocratiques, croient justifier leur terreur plus ou moins affectée pour l’avénement gouvernemental de ces principes, en les déclarant inconciliables avec le sentiment universel qui a servi jusqu’ici de fondement et de sanction aux sociétés humaines, le sentiment religieux. Hier encore, un des champions les plus fermes et les plus fervents de la suprématie universelle et irrévocable de la papauté, telle qu’elle fut proclamée au moyen âge et que le Syllabus l’a maintenue; hier encore, un éloquent député n’opposait-il pas aux adversaires de l’ultramontanisme comme dernier et irréfutable argument, qu’ils n’avaient rien à mettre à la place du catholicisme? Cet argument in extremis est plus sérieux et plus redoutable qu’on ne peut le supposer dans le monde sceptique, où l’on accueille avec une vive approbation le mot de De Maistre sur l’anéantissement de la foi. En effet, s’il est vrai que la foi soit éteinte, comme le dit De Maistre, il faut reconnaître aussi, COURS PRÉLIMINAIRE xv avec lui, que le genre humain ne peut rester en cet diat, et que tout vrai philosophe doit opter pour l’une de ces deux hypothèses, ou que le christianisme sera rajeuni d’une manière extraordinaire, ou qu’il va se produire une religion nouvelle. Nous avons déjà expliqué, dans nos précédentes publications, comment la religion nouvelle dont parle De Maisire ne pourrait être que la continuation du christianisme, approprié graduellement aux aspirations, aux exigences, aux lumières et aux nécessités des sociétés humaines dans leur marche ascendante. Il n’y a, en effet, que le christianisme, épuré de toutes les idolâtries mythologiques ou bibliques, de tous les vestiges de l’anthropomorphisme payen ou juif, qui puisse rdconcilier la science avec la foi, selon le désir et la prévision du dernier défenseur du catholicisme. Taqt que cette réconciliation ne sera pas accomplie, la foi religieuse manquera au monde civilisé, niais elle sera fatalement remplacée par la superstition, entretenue et exploitée dans le sein des masses ignorantes, par des milices nombreuses profondément intéressées à la perpétuer et parfaitement organisées dans ce but. xxvi DISCOURS PRÉLIIINÀIRE Le dernier défi qu’un fervent catholique a porté en plein parlement aux incrédules renferme donc un enseignement pour les esprits forts qui oublient trop que les révolutions, en s’attaquant, même à bon droit, à des croyances religieuses et à des institutions sociales, surannées, ne détruisent bien que ce qu’elles remplacent. Saint—Simoji était pénétré de cette vérité quand il écrivait le ,Nouveau Christianisme, dont le couronnement théologique, loin d’être une nouveauté, remontait aux apôtres et aux pères de la primitive g1ise, adorateurs d’un ÊTRE SUPRÈME, qui n’était et ne pouvait être, pour eux comme pour nous, que l’INFINi CONSCIENT, LE VRAI DIEU, qui vit et se sent vivre dans tout ce qui est. C’est l’ordre social, fondé sur cette pensée religieuse, et dont les disciples de Saint—Simon firent un enseignement public en 1829 et 1830, c’est la doctrine du nouveau christianisme développée dans cet enseignement, qu’il nous a paru indispensable de comprendre dans notre collection des oeuvres de Saint—Simon et d’Enfantin. Ce n’est qu’en réalisant socialement cette doctrine religieuse, en mettant en pratique la maxime du classement selon la capacité et de la rétribution selon les oeuvres, en donnant pour but DISCOURS PRÉLIMINAIRE aux institutions politiques l’amélioration morale, intellectuelle et matérielle de toutes les classes et surtout de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre; ce n’est que par la réalisation pacifique et progressive des préceptes du Nouveau Chris— tian isme, que s’accomplira, au profit du régime républicain, la réalisation, indispensable pour l’humanité, de LA RÉCONCILIATION DE LA SCIENCE ET DE LA FOl. Le dé1gzé du ?gatczire wniversel d.’Eifanin, LAURENT (de l’Ardèche). - —----- -- DOCTB INE SAINT-SIMONIENNE (Nouenii Chri%(hinlne) DOCTRINE SAINT - SIMONIENNE (Nous’eau Christiani..ne) EXPOSITION PAR BAZARD AU NOM DU COLLÈGE, EN 1829 ET 1830 INTRODUCTION Lorsque le Producteur fut créé, en 1824, Saint-Simon venait de mourir. Pénétrés d’admiration pour la doctrine sublime à laquele notre maître avait clù les dégoûts, les mépris, les injures dont il avait été abreuvé, nous consacrâmes nos efforts à la propager: dès lors nous sentîmes toute l’importance de cette grande mission, nous prévîmes les obstacles qu’il nous faudrait vaincre. Certains d’être considérés d’abord comme des rêveurs, de voir les esprits les plus éclairés faire tomber sur nous, du haut de leur grandeur, quelques regards de pitié et peut—être aussi de colère, nous consentîmes à braver l’opinion des 6 EXPOSITION personnes qui, voyant la société actuelle divisée en deux camps, se méprendraient sur nos intentions et nous traiteraient comme des transfuges. Nous savions qu’ en refusant les titres de libéraux ou d’ultras, nos opinions politiques seraient d’abord incompréhensibles; et cependant, affranchir les sentiments, les sciences, l’industrie, de tous les liens qui s’opposent à leur PROGR5, tel était notre désir; mais nous devions aussi montrer que de nouveaux liens étaient nécessaires pour combiner avec ordre les efforts, pour diriger toute l’activité sociale vers un même but : ici devait s’abîmer l’esprit des hommes pour lesquels le mot d’affranchissement ne rappelle que la révolte, et de ceux qui frémissent lorsqu’ils entendent parler de direction sociale les représentants des opinions arriérées allaient nous nommer radicaux, révolutionnaires; tandis que les défenseurs des opinions dites nouvelles, mais qui déjà, pour nous, appartiennent au passé, nous appelleraient Égyp.. tiens, ultramontains, jésuites! Les difficultés que nous avions à vaincre auraient pu nous paraître insurmontables, si nous n’avions pas eu l’expérience du passé, si nous n’avions pas su que le jour qui éclaire un grand DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE I siècle, c’està-dire un siècle ou apparaît une lumière nouvelle, trouble toujours la vue des hommes habitués depuis longtemps à l’obscurité; le christianisme a eu plus de persécuteurs de bonne foi qu’il n’a compté de martrs les chrétiens devaient affranchir l’esclave, ils devaient détruire l’exploitation directe de l’homme par l’homme; aussi ont-ils été traités par les ultras du temps comme des révolutionnaires . La communion chrétienne préparait l’association humaine; elle a rencontré ses libéraux dans les schismes qui l’ont déchirée. Nous qui croyons que l’exploitatioa de l’homme par l’homme, sans être directe, existe encore; nous qui prétendons que l’unité papale n’a fait naître l’opposition protestante que parce que le catholicisme ne comprenait pas en lui tous les modes de l’activité humaine, et qu’il n’était pas d’ailleurs constitué directement pour le progrès, comment pouvions-nous ne pas nous attendre à des obstacles semblables? Notre position paraissait d’autant plus difficile, que Saint-Simon avait laissé un bien petit nom 1 Judo ,ssidnc rebellaiites, incitanto Chrislo, ah ,pbi expulit. (Suetonius.) 8 EXPOSITION bre d’élèves, et que sa doctrine n’avait été étudiée scientifiquement que par très-peu de personnes. Notre premier travail devait donc surtout avoir pour but d’indiquer les sommités de cette nouvelle philosophie aux penseurs qui, en se réunissant un jour à nous, pourraient constituer une école. Nous résolûmes alors de publier un recueil périodique, le Producteur, où les principaux points de la doctrine seraient sommairement exposés sous la forme scientifique: suivre une pareille marche, c’était nous ecposer d’autant plus à n’être pas compris par les gens qui nous liraient corhme on lit un des cours de la Sorbonne ou une gazette; c’était encore rendre très—difficile, non-seulement la rédaction de notre journal, mais son établissement financier. Sous ce dernier rapport, nous ne nous dissimulioiis pas qu’il était impossible qhe nous fussions rétribués pour nos propres efforts par de nombreux abonnements; nous savions que, pendant quelques années au moins, leur produit ne suffirait même pas pour payer les frais d’impression. Nous nous adressâmes à quelques banquiers qui, précédemment entraînés par les sollicitations constantes de Saint-Simon, avaient soutenu ses premiers travaux, et à d’autres per- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 9 sonnes que leur amitié pour nous engageait. à contribuer au succès des idées pour lesquelles elles nous voyaient tant d’affection et de dévouement. Une société en commandite par actions fut formée. Dans le but de rendre le Producteur moins étranger aux habitudes du public, nons pensâmes qu’il était nécessaire d’adopter la forme de publication hebdomadaire, et de consacrer une partie du journal à des articles de technologie ou de statistique industrielle; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître les inconvénients de ce plan : d’une part, le format que nous adoptions favorisait la tendance du public à s’occuper en jouant des matières Jes plus graves; de l’autre, les articles de technologie, souvent rédigés par des personnes presque entièrement étrangères à la doctrine, pouvaient donner le change aux esprits sérieux, sans intéresser vivement les lecteurs superficiels, pour l’amusement desquels, d’ailleurs, nous ne sentions pas la nécessité de faire le moindre sacrifice. Nous avions été à peu près forcés de commencor ainsi, parce qu’il était nécessaire de. réunir d’abord autour de nous un assez grand nombre 10 EXPOSITION de rédacteurs pour nous ménager la chance de trouver parmi eux des auxiIiai’es qui nous permettraient, dans la suite, d’entreprendre une exposition plus pure de la doctrine de notre maître. Cette raison nous avait encore engagés à payer la rédaction du journal, cai’ flous n’ignorions pas que, pour consacrer fjratuitement son temps à des idées, il faut, avant tout, les comprendre et surtout les AIMER. Mais bientôt nous nous sentîmes assez forts pour ne plus recourir à ce moyen; et pour soutenir, par le travail assidu de six personnes, la publication du journal, et cependant cette tâche était assez pénible, aucun de nous ne jouissait du magnifique privilège de pouvoir vivre sans travailler; nous étions tous, au contraire, sans cesse distraits de nos spéculations philosophiques par des occupations qui leur étaient étrangères. Le Producteur parut alors chaque mois, par cahier de douze feuilles d’impression, et fut consacré tout entier à l’exposition plus détaillée et plus méthodique de plusieurs points importants de la philosophie de Sain t-Simon. Les grands phénomènes que présente le développement INflUSTRIEL et SCIENTIFIQUE de l’espèce humaine furent part leulièment employés par nous à la DF LA flOCTRINE SAINT-SIMONIENNE IL démonstration des vues générales de l’école sur l’avenir qu’ils annoncent et nécessitent. Nos efforts ne tardèrent pas à être couronnés du genre de succès que nous avions prévu; bien des gens daignèrent nous épargner, par égard pour notre qualité de rêveurs; d’autres nous firent l’honneur de nous ranger dans cette classe de jeunes imberbes qui veulent régenter le monde. Toutes les opinions arriérées, de quelques noms qu’elles se parassent, semblèrent alarmées: les disciples du dix-huitième siècle surtout nous jugèrent dignes de leurs coups. Mais un phénomène remarquable s’opérait dans cette espèce de combat; nos mots de ralliement passaient peu à peu dans le camp de nos adversaires. Un philosophe du dix-huitième siècle, d’Alembert, avait déjà remarqué que l’on commençait par flétrir les novateurs du nom de rêveurs, et qu’on finissait par les accuser de plagiat; il aurait pu observer encore qu’après ces précautions on s’emparait de leurs idées, tout en continuant de les attaquer dans leur source : tout cela nous est arrivé, et nous nous en sommes réjouis, parce que nous avons vu la marche naturelle EXPOSITION que devait suivre, dans son progrès, la doctrine dont flous étions les organes. Nous avions obtenu le résultat le iiius ilupor— tant quo nous pussions espérer : l’école do Saint-Simon était constituée; nous étions mèmo désignés sous ce nom par les personnes qui attaquaient nos idées, et nous attachions beaucoup de prix à i,ette désignation, précisément à cause de l’anomalie qu’elle exprime aujourd’hui. Nos moeurs philosophiques, aussi bien que nos passions politiques, nous ont habitués, depuis quelques siècles, à voir danS ui niaitre un tyran, un despote; à établir sur le terrain de la science un système de souveraineté individuelle, constituant la lutte entre toutes les intelligences; chacun prétend trouver en lui-même le maître et l’élève, au moyen de la double révélation et de l’action réciproque de la conscience et de la raison, divinités mystiques de l’oiitologie moderne. Nos jeunes philosophes ont même trouvé un mot qui peint merveilleusement cette anarchie intellectuelle : demandez-leur à quelle école ils appar-. tiennent, ils répondront: Nous sommes de l’école éclectique; c’est comme s’ils disaient : Nous ne sommes de l’école de personne; et ils ont bien raison, car aucune des vieillcs philoso DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 13 phies qu’ils cultivent ne convient ù l’état actuel tEe la civilisation. Un homme ne constitue une école et ne lui donne son nom que lorsqu’il produit un système nouveau, généralisant tous les faits observés, et donnant ainsi une direction aux observations nouvelles. CeIte remarque, qui s’applique aux spécialités scientifiques comme t la philosophie, et qui nous fait dire l’école de Newton, comme celle de Socrate, s’étend aussi aux systèmes politiques le pouvoir de constituer une société n’est donné qu’aux hommes qui savent trouver le lien du passé et de l’ave— nir de l’espèce humaine, et coordonner ainsi ses souvenirs avec ses espérances, rattacher, en d’autres termes, la tradition aux prévisions, et satisfaire également les regrets et les désirs (le tous. Si Grégoire VII, par exemple, a constitué l’ordre social du moyen âge, si Mahomet a fondé l’islamisme, c’est que l’un et l’autre sen— [aient vivement les besoins généraux des messes qu’ils dirigeaient. Revenons au Producteur. Le nouveau mode de publication que nous avions adopté nous avait permis de faire une économie tellement considérable, que jamais ouvrage périodique ne s’est soutenu à moins de frais. Cependant le moment 14 EXPOSITION approchait où nos ressources allaient être épui-. sées. Pénétrés de la nécessité de continuer le développement des idées sur lesquelles nous avions commencé à fixer l’attention d’un public, peu nombreux, il est vrai, mais livré à des études sérieuses, nous fîmes tous nos efforts pour déterminer les deux personnes qui avaient jusqu’alors consacré le plus d’argent à favoriser les travaux de Saint-Simon et lAs nôtres, à donner encore leur appui au Producteur; nous leur montrâmes d’abord que le maximum des dépenses annuelles du Producteur, et, par conséquent, du sacrifice probable qui serait nécessaire, en supposant que le nombre des abonnés n’augmentât pas, s’élèverait à une somme bien modique; à peine cinq mille francs . Ensuite nous cherchâmes à leur faire sentir que si nous étions dans l’impossibilité de faire cette dépense, si légère pour des millionnaires, mais trop pe 1 Gs détails nous ont paru nécessaires pour faire apprécier les difficultés de tous genres qui entourent les premiers pas d’une doctrine nouvelle. Quelque faible que soit l’impression produite par la publication du Producteur, il n’est pas un de ses lecteurs aujourd’hui, même parmi ceux qui n’ont pas adopté les principes développés dans cet ouvrage, qui ne le regarde comme ayant soulevé de grandes idées, et méritant ainsi l’attention des esprits sérieux et l’appui des hommes qui s’intéressent aux progrès de l’humanité. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE sante pour des hommes qui n’ont d’autre fortune que leur travail, le sacrifice auquel nous nous obligions nous-mômes, en nous engageant à continuer gratuitement la rédaction jusqu’au moment où les produits couvriraient les dépenses, pouvait donner une idée du dévouemeut que notre doctrine savait inspirer. Nos démarches n’eurent aucun succès; la publication du Proclueteur fut suspendue. Le travail pénible auquel nous avions été obligés de nous livrer pour rédiger un système d’idées entièrement neuf, et pour épargner à nos lecteurs une partie des difficultés que nous avions éprouvées à nous l’approprier, nous avait empêchés de nous aperevoir que nous comptions trop sur nos forces, en pensant pouvoir continuer ce que nous avions fait pendant une année; le repos nous était devenu indispensable, et nOUS en fûmes tous avertIs par des maladies plus ou moins graves qui auraient, malgré nous, suspendu nos travaux. Nous éprouvâmes bientôt, d’ailleurs, quelques compensations à la peine q.ue cette suspension nous avait fait ressentir. Lapresse ne nous mettant plus en communication avec le publie, les personnes qui avaient pris intérêt aux idées de EXPOSITION l’école s’empressèrent de s’approcher de nous; des correspondances vraiment apostoliques s’ouvrirent avec de nouveaux initiés; ils invoquaient l’esprit de Saint—Simon pour les diriger au milieu de la confusion produite dans leurs sentiments et dans leurs idées par celte nouvelle doctrine, qui, ébranlant tous leurs préjugés, appelait en eux une complète régénération. Chacun tic nous s’entoura promptement de quelques-uns de ces hommes, si nombreux aujourd’hui, qui, las du vide intellectuel et moral des doctrines politiques ou philosophiques professées dans les salons, dégoùtés du passé, fatigués du présent, appellent un avenir qu’ils ignorent, mais auquel ils demandent la solution des grands problèmes que présente la marche progressive de l’espèce humaine. Ainsi, après nous être adressés pendant quelque temps au public, par l’organe du Produoteur, nous pouvions agir alors personnellement suj’ ceix de nos lecteurs qui avaient adopté quelques-unes des vues générales de l’école, et qui désiraient vivement compléter leur initiation. Des réunions se formèrent, elle développement de la doctrine ‘ fut continué par l’un de nous. Des centres de propagation s’éta ni LA I)o(:TRIzE SAINT-SIMOJIUE burent sur divers points; les ouvrages de Saint— Simon, le Producteur et notre correspondance, appuyés des éclaircissements que des discussions consciencieuses et approfondies exigeaient, furent distribués avec choix; en un mot, la parole nous servit mieux encore que ne l’avait fait la presse et le flOIni)re des partisans dévoués de la doctrine nouvelir s’accrut rapidement; car chacun de nous, aujourd’hui, peut se félicitoi• d’avoir réuni à l’école un plus grand nombre de disciples que Saint-Sirnon n’en comptait autour de son ht de mort. Ces avantages ne nous empêchaient pas, cependant, de reconnaître l’utilité qu’il y aurait, surtout depuis que les bases de l’école s’étaient étendues et affermies, à se servir de la presse pour propager notre doctrine; quelques-uns de nous, pendant la suspension du Producteur, avaient publié des ouvrages oi des parties importantes, mais presque toujours isolées, de la philosophie de Saint-Sirnon, étaient développées. rfoIItefois ces travaux particuliers ne pouvaient las remplir le but que nous avions en vue. C’était l’ensemble de la doctrine dont il fallait continuer les développements ébauchés par nos premières publications. S Vol. 41 XPOS1TtON L’exposition orale ne suffisait plus, d’ailleurs, pour le nombre ds personnes qui étudiaieiit nos idées; la correspondance emploai un temps précieux, et devenait aussi trop multipliée; elle exigeait la répétition trop fréquente des mêmes idées à des personnes différentes; car les mêmes éclaircissements nous étaient souvent demandés dans divers lieux; enfin nous étions certains que l’existence continuée de l’école, et ses progrès connus, excitaient la curiosité de nos anciens adversaires, qui autrefois avaient si peu approfondi la doctrine que nous leur avions fait connaître, qu’ils avaient célébré gaiement ses funérailles en annonçant la suspension du Producteur; quelquesuns même avaient pensé que, revenus de cette folie de jeunesse, désabusés des illusions que Saint-Simon avait fait naître dans nos esprits, nous avions été ramenés par la réflexion à des idées plus saines; cependant chaque jour ils entendaient parler avec surprise de conversions qui amenaient vers nous quelques-uns de leurs frères d’armes eux-mêine daignaient reconnaître qu’il y avait bien, en effet, quelques bonnes idées dans la doctrine du Producteur. ils osaient avouer, chose miraculeuse cependant. que ce fou de Saint•Simon avaiç DE L.k DOCTRINE SAIN’T-SIMONIENNE 19 formé des élèves assez forts; d’autres oommen-, Qaient à trouver assez singulier, s la doctrine n’était qu’un composé de rêveries, même de rê eries ingénieuses, que l’école se recrutât particulièrement dans la classe des hommes qui se payent le moins de rêveries, c’est-h-dire de ceux qui ont consacré leur rio à l’étude des sciences positives; tandis qu’il était évident, au contraire, que les faiseurs de phrases, les habiles diseurs, ce qu’on appelle, en un mot, les Jittératours, ne figuraient pas dans nos rangs; d’autres, enfin, reconnaissaient l’excellence de plusieurs de nos principes, et, par exemple, la haute utilité de la méthode indiquée par nous pour classer les faits humains dans Uétude de l’histoire; il adoptaient même, sur i foi des démonstrations que nous en donnions à l’aide de celte méthode, quelques—unes de nos vues Ie.s plus importantes sur le passé et sur l’avenir de l’humanité. Toutes ces dispositions nous prouvaient que nons touchions à la seconde crise qui menace les novateurs, et que nous allions voir disparaître bientôt des discussions qu’exciterait la réapparition publique de la doctrine, les attaques semblables à celles qui avaient été dirigées contra la persônn.o de Saint-Simon, les I N P U S I’IlO N plaisanteries plus ou moins insignifuintes qui nous avaient été prodiguées, enfin cette légèreté qui fait prononcer sur des idées, avant de s’êlre donné la peine dc les lire et de les étudier, avec d’autant plus de soin qu’elles sont plus non— voiles. Nous nous décidâmes donc à nous adressei (le nouveau au public par la voie de la presse. La position de l’école était changée; nous nous sentions plus forts que nous ne l’tions à la mort de Saint-Sirnon; plus forts qu’au moment où la publication du Producteur avait été sus,pendue; nous n’étions plus dans la dure nécessité de solliciter l’appui des personnes qui, par des considérations étrangères à la doctrine, avaient contribué à sa propagation; non-seulement l’extension que nous avions donnée à nos relations nous offrait la presque certftude que nous aurions un assez grand nombre de lectours pour n’éprouver aucune inquiétude sur les moyens de couvrir nos dépenses, mais déjà le nombre des personnes qui s’é1aient ralliées à nous pour le succès de la doctrine de notre maître était assez considérable pour garantir que, quels que fussent les efforts entrepris, ils seraient continués sans interruption; déjà DI LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE l’école présentait l’aspect d’une association intime, forte, dont tous les membres étaient unis par une pensée puissante et généreuse. Cet accord unanime nous rappelait les difficultés, nous dirons même les dégoûts que nous avions éprouvés, lorsque l’école de Saint-Simon, naissante à peine, avait fait tant d’efforts inutiles pour n’être pas condamnée au silence. loi, au 4contraire, un même esprit nous animait; nous formions tous les mêmes voeux, Les mêmes espéi’ances; nous por[wais nos regards vers nu même but, l’ac— complisseinent des destiiwes humaines, l’élévation morule, intellectuulle e iiicluslrielle des générations futures. Les détails auxquels nous venons de nous livrer donneront principalement l’idée des obs tades matériels que la doctrine de Saint-Simon a jusqu’à présent rêncoritrés, et dont elle a tiioinphé; ils indiqueront également la marche suivie dans la composition du personnel de l’école, et, sous ce rapport, nous désirons surtout qu’ils fassent partager à nos lecteurs le sentiment qiw flOUS éprouvons si vivement à l’aspect d’uiw association formée avec tant de peine, luttant contre les préjugés et les répugnances que de vieilles habitudes, qu’une vieille éducation, op— EXPOSITION posent toujours à des idées nouvelles. Le zèle qui nous anime, le dévouement auquel nou nous sentons capables de nous abandonner, nous donnent sans doute une physionomie étrange, placés comme nous le sommes au milieu d’une société qui n’éprouve de sympathie vive pour aucune entreprise générale, qui ne sait se passionner que pour des intérêts purement individuels, qui calcule ce que doivent pécuniairement rapporter, même les actes où les sentiments les plus tendres devraient seuls se faire écouter, qui enfin est livrée tout entière à l’ÉGoÏsME. Ce n’est pas un succès financier que l’école désire; nous n’espérons pas non plus, pendant longtemps du moins, durant toute notre vie peut-être, voir changer en reconnaissance, en affection, la légèreté dédaigneuse et l’hostilité que nous nous attendons à exciter plus fortement que j ainais contre nous, lorsque des réputations caduques, des intérêts rétrogrades, qui exercent encore une assez grande puissance, se sentiront plus ouvertement attaqués par nous. Nous savons quelle est la destinée des hommes qui luttent contre le PRÉSENT avec Ies armes du ssé; les souffrances que leur commande un DE LÀ DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE noble dévouement nous inspirent la ii mais nous connaisons aussi le sort promis à ceux qui, les premiers, montrent à leur siècle la route d’un long AVENIR; pour ceux-là seuls nous réservons NOTRE AMOUR. Notre tâche n’est pas terminée, il nous reste à exposer la marche des travaux de l’école. Nous l’avons déjà dit, les quatre premièrs volumes du Producteur ont été presque exclusivement consacrés au développement des séries historiques relatives aux faits INDUSTRIELS et SCIENTIFIQUES, d’où ressortaient des considérations sur l’organisation politique des savants, et sur les combinaisons favorables aux plus grands efforts de l’industrie. Nous sommes loin d’avoir épuisé une source si féconde d’observations; peu d’idées ont encore été émises sur l’ordre des travaux soientifiques, sur le lien enc rclopédique des sciences, sur les institutions politiques qui doivent unir les sciences à Uïndustrie, ou les faire servir au développement des sentiments sociaux; la grande questioii de l’éducation, celle, tout aussi vaste, du perfectionnement constant des sciences, pouvaient à peine être indiquées; nous en exposerons pbis loin la raison. De même, en nous occupant du EXPOSITION crédit, des banques, des relations à établir entre les directeurs des travaux industriels et les hommes qui les exécutent, nous avons été for. cés, avant toutes choses, de db1ayer le terrain sur lequel nous flous placions, et, dans ce but, nous avons employé nos efforts à démontrer la décroissance constante de l’influence des mi •l aires, c’està-dire de l’EXPLOITATION DE L’HOMME PAR L’HOMME, et en même temps les progrès des Luavailleurs pacifiques, c’est- à-dire de l’EXPI..o[TÂTION DU GLOBE PAR L’INDUSTRIE. Ces traviiiix préliminaires, indispensables, ne nous perrni— rent donc pas de traiter dans son ensemble la superbe question de l’organisation matérielle de la société, on, en d’autres termes, de la contitiition de la propriéte. Enfin , dans cettc conde série de travaux, nous renuontrions In même obstacle qui s’opposait, comme lIeUS Venons de le dire, à ce que les questions les plus générales de l’ordre scientifique fussent encore traitées p’ nous. En nous expliquant sur les causes qui arrêtaient ainsi notre pensée dans certaines limites. nous allons donner une idée de la nouvelle carrière que l’école a dû parcourir depuis le Proriurteur, pour comphIer, dans les termes les DE LX DOCTRiNE SAINT-iMONIENNE plus généraux, l’exposition d’une doctrine qui comprend aussi bien les phénomènes de l’activité SENTIMENTALE de l’homme que ceux qui nous sont offerts par la marche progressive des SCIEXCES et de l’INDUSTRIE. Les beaux-arts, en donnant à ce mot la valeur que nous lui avons attribuée, c’est-à-dire en l’appliquant à toute expression des syinpat hics et des anti,athies de l’homme; les beaux-urts, ou la vie passionnée de l’espèce humaine, peuvent Lre scientifiquement observés, dans leur développement, avec la même méthode que nous UVOIIS employée pour étudier les progrès sciontitiques et industriels de la société les faits historiques, qui doivent être classés sous cette dénomination, donnent également lieu à l’élahiissement de séries régulières, dont les lois expriment, sous une nouvelle forme, l’avenir social. Nous avons proclamé, dans l’ancien Producteur, toute l’importance de cette partie de la doctrine de Saiiit-Simon; m&s nous nous sommes conformés à l’exemple de notre rnajtre nous avons cru devoir commencer par poser les bases scientifiques de sa doctrine, et nous nous sommes empressés d’y rattacher d’abord les faits les plus palpables, ceux qui ont évidem EXPOSITION ment conservé la plus grande influence, parce qu’ils s’adressent aux intérêts matériels, au— jourdhui si puissants, c’est—à—dire les faits industriels. L’école a donc un champ presque entièrement neuf à exploiter : là se présenteront en foule à nos veux les ruines de ces grands monuments qui attestent le perfectionnement MOBAL de l’humanité. Les sentiments créés pal’ la poésie, exprimés par la parole, ]e chant, l’harmonie, par la peinture, la sculpture, l’architecture, se réunissant tous dans la pompe majestueuse du culte, ont laissé des traces qu’il est facile de suivre dans l’histoire à chaque époque de civilisation, la législation porte leur empreinte, ils apparaissent dans les perfectionnements du laii— gage, dans les habitudes, dans les jeux du peu— pie, comme dans les passions de ses maitres. En effleurant à peine, dans l’ancien Produc— leur, les questions relatives à ce nouvel ordre de travaux, nous étions privés des moyens de donner aux faits dont nous nous occupions le degré de généralité nécessaire pour faire sentir toute leur importance dans le développement de Ftspèee humaine; mais cette abstraction nous prrnettait d’éviter la confusion qui aurait pu DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE résulter de l’influence simultanée des deux principes, sinon contradictoires, puisqu’ils mènent au même but, du moins très—différents, puisqu’ils y conduisent par deux routes distinctes : nous voulons parler du raisonnement et de la sym-pathie, en d’autres termes, de la science et de la poésie. Ainsi, il nous paraît évident, par exemple, que si les adversaires de la traite des nègres, qui cherchent à détruire l’esclavage dans les colonies, s’efforcent de démontrer que, dans l’intérêt de la production matérielle, l’esclavage est un mavais calcul, d’autres hommes sont arrivés autrement cii Europe au même résultat; l’esclavage a cessé par d’autres morens, ou du moins d’autres moyens ont puissamment contribué à nous en délivrer. En deux mots, le calcul ou le raisonnement, la science, appliquée aux intérêts matériels, n’est pas le seul mobile des actes humains; nous agissons par suite de sympathies que les beaux-arts excitent et favorisent; nous sommes raisonneurs, mais. aussi passionnés; nous sommes intéressés, et cependant nous savons nouslivrer au dévouement le plus généreux. L’écolo devait donc montrer quels sont les actes passionnes qui ont favorisé ou contrarié I EXPOSITION inarcli de la société; elle devait observer les différences qui existent dans les formes sous lesquelles, à chaque époque de civilisation, se témoignent les sympathies humaines, les senti— inents de famille, ceux qui ont attaché le citoyen à la patrie, et qui doivent unir aujourd’hui l’homme à l’espèce humaine tout entière, ceux enfin qui pottent l’être doué de la vie à la répandre sur tout ce qui l’entoure voilà les sources nouvelles où nous dévions puiser. Nous avions alors à reprendre les résultats auxquels nous avions été cohduits dans le Producteur, par l’examen des faits industriels ou des faits scientifiques. Les sciences, l’industrie allaient nous apparaître surtout comme les moyens de placer l’homme dans les conditions les plus favorables au développement de ses SENTIMENTS d’affection pour les faibles3 de sii mission pour les puissants, d’amour ponr L’ordre social, d’adoration pour l’harmonie universelle. Les poétes, ceux surtout qui animés de l’esprit prophétique, ont chanté L’avenir, mais ceux aussi qui, privés d’inspirations nouvelles, ont célébré lepass, devenaient nos guides; nous devions étudier les sentiments que Leur chaleur entraînante a fait naître, ou ceux qu’ils s’effor t »oc’rBINE SA1NT—S1MONIINNE :.aieI1L en vain de ressusciter. Il nous fallait découvrir quelle a été l’influènce constante des fornmes sur l’adoucissement de nos moeurs, et quelle élévation morale, d’esclaves avilies qu’elles étaient, elles sont pai’venues.; il nous fallait surtout faire sentir le sort que leur réserve un avenir qui, après les avoir compléternent affranchies dii joug barbare que d.es passions brutales Ieui’ ont imposé, reconnaîtra en elles le type de cette puissance sympathique qui excita d’abord l’horreur pour les sacrifices humains, brisa plus tard les chaînes de l’esclave, et prononç a enfin ce mot sublime philanthropie. Cet exposé rapide suffira sans doute pour faire apprécier l’étendue immense du champ qui s’ouvrait devant nous. Le cercle qu’embrasse la doctrine comprend tous les phénomènes humains dans leurs plus hautes généralités; et c’est à ce titre que nous réclamions d’abord pour elle le beau nom de philosophie , prodigué si complaisamment de nos jours. 1. Un autre nom, plus grand encore. lui est réservé, un nom que toutes les doctrines qui ont dirigé les peuples ont. successivement pris et quitté, celui de reIi,rion. Ainsi les philosophes de la Grèce et de l’italie, après avoir longtemps par. couru, et enfin senti le vide dans lequel leurs interminables dise.ussions étaient agitées, se sont tous ralliés à la voix du XPOSIT1OI Nous sommes habitués à entendre nommer célèbre historien le compilateur de petits faits renfermés dans de vieilles chroniques; on appelle également profond publiciste un homme qui prévoit la chute d’un ministère d’un jour, et la naissance de celui qui lui succède pour mourir lui-même le lendemain : mais nos philosophes rencontrent une indulgence plus grande encore, l’exigence à leur égard est aussi petite que possible. En effet, pour suivre des cours de droit ou e médecine, pour obtenir les grades universitaires les plus obscurs, dans les sciences et clans les lettres, il faut pouvoir subir un examen de philosèphie; donc, pour être pliilosoph, il n’est pas nécessaire de connaître les principes de la législation et des sciences, ni d’avoir réfléchi sur l’influence sociale exercée par la poésie; ce n’est pas tout encore, parlez à nos philosophes du crédit, des emprunts, de la population, des douanes; cherchez à connaître leur pensée sur quelques-unes des questions les plus intéresCHRIST, et la reliqion chrétienne a été fondée ; et depuis trois siècles les chrétiens, renonçant à leur communion, se sont détachés. de l’Église pour former des écoles philosophiques, qui s’éteignent à leur tour comme celles d’Athènes et de Rome, et se dirigent, à leur insu même, vers l’Eglise nouvelle. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE santes de l’ordre industriel, telle que lorganisaLion du travail, la constitution de la propriété, les corporations, etc., les plus hardis vous répondent par quelques lieux communs d’une science arriérée, les autres disent naïvement Nous n’avons pas étudié l’éconon2ie politique. Pour nous, l’histoire, la science sociale et la philosophie ont une autre importance; le but qùelles doivent se proposer n’est pas de récréer, par le récit de quelques historiettes, un public ennuyé, ou de l’intéresser à des événements politiques qui n’auront qu’un instant de durée, ou bien encore de le distraire par des discussions arides, incomplètes, arriérées sur les procédés, sur le mécanisme des facultés intellectuelles il faut quelIes révèlent avec certitude à l’humanité sou avenir, qu’elles le justifient par sa marche passée, qu’elles lui montrent les progrès déjà accomplis et ceux qui lui restent f faire, •nfin qu’elles la passionnent sur ce noble but de ses travaux, pour cette grande récompense de ses efforts, pour cette douce compensat.iôn de ses longues souffrances. En donnant à nos travaux ce. sublime caractère, notre enthousiame, flOUS le savons, fera. sourire les sceptiques de nos jours; ils seront 32 E>POSITION surpris de trouver autour d’eux une semblable exaltation, qu’ils ne sauraient concevoir, parce qu’ils ne connaissent rien qui puisse l’exciter en eux; ils admirent tous cependant Socrate mourant pour ses croyances, mais tous se prôcipite— raient à genoux, comme Gaulée, pour abjurer les leurs : qu’ils réfLéchissent un instant sur Saint—Simon, sur notre maître, sur cette vie de sacrifices, d’humiliations même, sur ce calme imperturbable qui le faisait, en présence de la mort, s’entretenir avec nous de l’avenir de l’espèce humaine; peut-être alors sentiront-ils qu’uii nouveau Socrate n pu paraître, que l’humanité pouvait encore assister à un aussi grand phénomène, enfin que la révélation d’une philosophie nouvelle devait encore illustrer le monde. La disposition des esprits auxquels nous nous adressons ne nous a pas encore permis d’entreprendre un enseignement dogmatique de la doctrine; nous avons dû marcher pas à pas, prendre les penseurs de notre époque sur leur terrain (c’était là que SaintSimon nous avait pris nous-mêmes) pour les amener sur le nôtre. Nous devions employer avec eux l’arma dont ils se servent avec tant d’ardeur, la critique; les dégoûter de leurs croyances anarchiques; leur 1I LA DOCTRINE SA.INT-SJMONIENNE 3 faire sentir les souffrairnes rnor1e, itiSeilec— molles et physiques qui accablent les masses, dans une époque de désordre comme la nôtre, souffrances qui sont d’autant plus cuisantes qu’on a l’âme généreuse, l’intelligence élevée et une puissante activité; nous devions surtout exposer devant eux les titres qui nous donnaient le droit de leur parler bientôt d’amour, de poésie, de CLIGtON, et, pour c&a, nous asseoir fermement sur le terrain de la science et de l’industrie’, combattre les préjugés des savants et des économistes de nos jours, attaquer les dogmes d’une politique dissolv2nte, qui fut longtemps ntcesairè OUP détruire un ordre social vicieux, qui l’est encore, comme obstacle à la rétrogradation, mais dont la puissance, purement négative, ne saurait commander l’enthousiasme et le dévouement, aujourd’hui que. tout à été nié, jusque dans les rangs les plus obsôurs de la société. Tel est le but du volume que nous publions aujourd’hui, et qui renferme les résumés des séances d’une exposition publique, faite l’année 4. « Si je fais quelque cas de la science, disait Leibnitz, c’est parce qu’elle me donne le droit de réclamer le silnee quand je parle de religion. 34 EXI’OSITLON dernière (‘l829).. Nous allons en présenter l’abrégé très-sommaire, pour en faire saisir l’ordre, et en fae.ititer ainsi la lectureh PFEMIÈRE SÉ\YCE. Uetl.e sance est consacrée à faire sentir la situation douloureuse dans laquelle se trouve, en ce moment., la société : tous les liens d’affection brisas, des regrets ou des craintes partout, des joies ou des espérances nulle part; la défiance et. la haine, le charlatanisme et la ruse présidant aux relations générales, et apparaissant aussi dans les relations particulières. Ce désordre, nous le signalons dans la politique, qui nous DIVISE, au nom du pouvoir et de la liberté; dans les sciences, qui n’ont aucun lien entre elles, qui sont DÉSUNIES comme les hommes qui les cultivent; dans l’industrie, où une cocun— i.:ci acharnée sacrifie tant de victimes, et élève des temples brillants à la fraude, à la mauvaise foi; dans les beoiix-aris, enfin, qui, privés d’iris- pirations larges et généreuses , languissent décolores, et, ne retrouventde force que pour salir, pour DÉCHIRER ce monde qui les blesse et les epnnvanle.—En présence de. cette crise terrible, bE LA bOtTRINE SAINT-SIMONIENNE nons appelons l’humanité à une vie nouvelle, nous demandons à ces hommes divisés, isolés, en lutte, si le moment n’est pas venu de découvrir le nouveau LIEN d’affection, do doctrine et d’activité qui doit les UNIR, les faire marcher EN PAIX, avec ORDRE, avec AMOUR, vers une COMMUNE destinée, et donner à la société, au globe lui- môme, au monde tout entier, un caractère d’union, de sagesse et de beauté, qui fasse succéder l’hymne de grùce aux cris de désespoir que fait entendre aujourd’hui le génie. I)KIJXIK.’.l VGK Un 1areiI avenir est—il possible :‘ Ouvrant l grand livre des traditions, nous voyons la société humaine s’avancer, eflèctivemerit, sans cesse, vers cet avenir que Saint-Sirnon lui annonce aujourd’hui flous la voyons marcher à travers les époques d’oRDRE et de DSORDBE, élevant, détruisant chaque fois l’édifice, toujours de plus en plus parfait, dans lequel s’élaborent et se préparent ses pacifiques destinées. Alors notre vue Se reporte avec plus (le caLme sur la crise actuelle, précédemment signalée : à des crises sembabIes dans le passé, à des moments de XV OS I T ION ISoRDRE, d’anarchie, d’érjoïsni e, d’alh cisme, nous avons vu succéder une hiérarchie, un dévoumen t, une foi, en un moL, un OflDRE nouveau. Nous savons, par exemple, que les divinités de l’Olympe et leurs prêtres, et que le patriciat do Home, sont tombés sous les coups des philosophes et des affranchis, comme notre foi catholique, ses ministres et notre noblesse féodale, ont été frappés à mort par nos savants, nos légistes, et nos bourgeois, par notre tiers état; mais les disciples du Christ n’ont pas douté de l’avenir de l’humanité. Pourquoi ceux de Sain.t-Simon en désespéreraient—ils TROTSI1ME SIlANCF.. Mais quelle est cette nouvelle manière d’envisager l’histoire, de faire, pour ainsi dire, raconter au passé l’avenir de l’humanité? De quelle valeur est donc cette preuve, apportée par nous à l’appui de nos rêves d’avenir? Une science nouvelle, ure science aussi positive que toutes celles qui méritent ce titre, a été conçue par Saint—Simon : cette science est celle de l’espèce humaine; sa méthode est la même (lue celle qui est employée en astronomie, en physique; les DE LÀ DOcTRiNE SAiNT-SIMONiENNE Si faits y sont classés par séries de termes homogènes, enchainés par ordre de généralisation et de particularisation, de manière à faire ressortir leur TENDANCE, c’est-à-dire à montrer la lôi de croissance et de décroissance à laquelle jis sont soumis. QUATRIÈME SÉANCE. Une première application de cette science vient justifier la tendance do l’espèce humaine vers l’association universelle, ou, en d’autres termes, la décroissance constante de l’antagonisme, exprimée successivement par ces mots familles, castes, cités, nations, IIuMANIT d’où résulte que les sociétés, constituées primitive.— ment pour la guerre, tendent à se confondre en une ASSOGI ATION paeifiq flO UNIVERSELLE. C1NQUIIME S ANGE. Un tableau général du développement de l’espèce humaine, embrassant le monôth6isme juiî, le polythéisme grec et romain, et le christianisme jusqu’à nos jours, fait ressortir avec évidence cette loi du 1ROGRÉS. JIRUSALEM, HOME EXPOSITION des CÉSARS et RaME du monde chrétien, voilà les trois grandes cités initiatrices du genre humain. Moïse, Numa, Jésus, ont enfanté des peuples morts ou mourant aujourd’hui. Quel sera le PÈRE de la race future? où est la ville du PROGRÈS, qui s’élèvera, GLORIEÛSE, sur les ruines des cités de [‘EXPIATION et de la RÉDEMPTION où esL la Jérusalem nouvelle SIXI1ME SÉANCE. L’homme aj usq ii’ioi exploité l’homme. Maîtres., esclaves; patricien, plébéien; seigneurs, serrs; propriétaires, fermiers; oisifs, travailleurs voilà l’histoire progressive de l’humanité jusqu’à nos jours; ASSOCIATION UNIVERSELLE ; voilà notre avenir; à chacun suivant sa capacité, è chaque capacité suivant ses oeuvres voilà le DROIT nouveau, qui remplace celui de la conquête et de la naissance : l’homme n’exploite plus l’homme; mais l’homme, associé à l’homme, exploite le monde livré à sa puissance. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 39 SE1’TiME SIAXCE. Cc nouveau droit, celui de la CAPAC1TI, suhstitué à celui du plus fort et au privilége de la naissance, est-il conforme aux lois de la na turc, à la volonté divine, à l’utilité générale Î La nature, Dieu, l’utilité, ont permis à l’homme d’avoir des esclaves; plus tard, ils le lui oui défendu; fls lui ont donné des serfs, niais leurs chaînes sont brisées; ils lui permettent encore de vivre, dans l’oisiveté, des sueurs du travailleur, des larmes de l’enfance et de la vieillesse; mais Saint-Simon est venu lui dire: Ton oisiveté est contre nature, impie, nuisible à tous et à toi-même, TU TRAVAILLERAS. Hommés! formez une armée pacifique, et nc dites pas : Cela est impossible; vous avez été braves dans les camps, naguère vous saviez tous vous ranger sous un eh e1 vous classer hiérarchiquement, reconnaître des guides, marcher avec ordre, économie, eI surtout aec ENTHOUSIA.sME; et où couriez-vous ainsi? Ravager le monde, porter partout des larmes, du sang, la MORT! Suivez-moi,rangez-vous, reconnaissez de nouveaux guides, soyez courageux encore, car 40 EXPOSITIoN vous avez de grands et nobles travaux à faire suivez-moi, j ‘apporte la VIE. HUITIÈME SÉANCE. Eh! que viennent nous dire aujourd’hui nos légistes, publicistes, économistes? leur science nous prouvera-t-elle qu’à jamais la richesse et la misère seront héréditaires; que le repos peut s’acquérir par le repos; que la richesse est L’in— séparable apanage de l’oisiveté? Nous prouvera. t-elle iussi que le fils du pauvre est libre comme celui du riche ? Libre ! quand on manque de pain! Qu’ils sont égaux en droits? Égaux en droits! lorsque l’un a le droit de vivre sans travailler, et que l’autre, s’il ne travaille pas, n’a plus que le droit de mourir! Ils nous répètent sans cesse que la propriété est la base de l’ordre social; nous aussi, nous proclamons cette éternelle vérité. Mais qui sera propriétaire? est-ce le fils oisif, ignorant, IMMORAL du défunt, ou bien est-ce l’homme capable de remplir dignement sa fonction sociale ? Ils prétendent que tous les priviléges de la naissance sont détruits : Eh! qu’est•ce donc que l’hérédité dans le sein des familles qu’est-ce DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE que la transmission de la fortune des pères aux enfants sans autre raison que la filiation du sang, si ce n’est le plus immoral de tois les priviléges, celui de vivre en société sans travailler, ou d’y être récompensé au delà de ses oeuvres? rrriste science, qui aurait maintenu le servage. qui aurait défendu à Jésus de prêcher la frateinité humaine, dans la crainte que sa parole ne retentît à l’oreille d’un esclave ; triste science, qui, dans une époque plus reculée encore, aurait célébré la justice de l’anthropophagie! Oui, tous nos théoriciens politiques ont les yeux tournés vers le passé, ceux même, ceux surtout qui se prétendent dignes de l’avenir; et lorsque nous leur annonçons que le règne dii TRAVAIL arrive, que celui do l’oIsIvETIl est fini, iI nous traitent de rêveurs; ils nous disent que le fils u toujours hérité de son père, comme un païen aurait dit que l’homme libre avait toujours eu des esclaves; mais l’humanité l’a proclamé par Jésus: PLUS D’ESCLAVAGE! par Saint-Simon elle s’écrie : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres, PLUS BITAGE! 4 Vol. 41 EXPOSITION NEUVIÈME, DIXUME ET 0NZIME SÉANCES. o Mais la répartition des instruments et des pro-. duits de l’industrie n’est pas le seul objet du gouvernement des sociétés futures; une autre distribution réclame les soins paternels des directeurs de l’humanité. Inspirer à tous les hommes, développer, cultiver en eux les SENTIMENTS, les connaissanes, les habitudes qui doivent les rendre dignes d’être les membres d’une société AIMANTE, ordonnée et forte; préparer chacun d’eux, selon sa vocation, à lui apporter son tribut d’AMOuR, d’intelligence et de force; l’ÉDUCATION, en un mot, qui embrasse la vie entière de chaque être, sa destination générale et sa profession particulière, ses affections sociales comme celles du foror domestique; l’éducation, qui ne consiste plus, de nos jours, que dans une instruction sans but pécis, désordonnée, indép’endante des dispositions individuelles et des besoins généraux, est l’aspect le plus irnportan du règlement social : l’avenir noûs demande de poser les bases de la sienne. Nous avons dû montrer, avant tout, le vide désolant de nos sooités, sous oerapport. Ensnite, DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 43 jetant un coup d’oeil sur les époques organjques du passé, nous avons fait voir que dans ces pé-. riodes du développement humain, où la société se conçoit une destination, les hommes supérieurs qui la dirigent sentent l’importance, découvrent les morens de transmettre aux générations naissantes, de confirmer dans la génération active, leur amour pour la destinée commune, et d’accroître, par une culture de tous les iristants, la puissance morale, intellectuelle et physique des masses, afin deles rapprocher sans cesse de l’objet (le leurs espérances. Comparons, en effet, l’éducation que nous recevons de nos jours à celle des nations de l’antiquité, constituées pour la guerre, fondées sur la guerre, étendues par la guerre, et nous pourrons afflr— mer que notre société n’est pas fondée sir la paix, qu’elle n’a point de base, qu’elle ne se connaît aucun.but, qu’èlle agit sans prévo yance, sans espoir d’avenir, et uniquement en haine du passé. Elle combat, elle cherche à détruire un vieux système d’éducation qui ne convient plus, saiis doute, à son avenir; mais elle est impuissante à en troinplier, parce qu’elle ignore la raison profonde de sa longue existence, parce qu’elle ne sait. pas reconnaître l’immense progrès u EXPOS1TIO dû à cotte éducation chrtienno, dont elle est la flhlOb et qu’elle ne pourra repousser qu’en faisant un progrès pius grand encore. Elle attaque les jsuitos, rien de mieux : Pascal et Voltaire n’ont point parlé en vain; mais elle ne songe pas que les jésuites ne sauraient disparaitre, tant qu’une institution propageant des crû yans communes, supérieures aux croyances catholiques, professant un dogme plus large que le dogme catholique, pratiquant un culte plus complet que le culte catholique, n’aura pas été concue et réa— usée. Élever tous les hommes, en leur qualité d’hommes, c’est-à-dire d’êtres sociaux ou religiçux. 4 diriger chacun d’eux vers la fonction à laquelle sa vocation l’appelle, telles sont, nous le rêpétons, les deux parties distinctes de l’éducation : elle est généralé ou pro fessionnelle. Tous les membres du corps social sont hommes, mais tous sont artistes, savants ou industriels; en d’autres termes, tous sympathisent, raisonnent ou agissent, et ce triple aspect de l’existence humaine donne lieu à une division trinaire 1. Ces deux termes, pour nous, sont synonymes, parce que nous étendons, 3olnme on le verra plus tard, Ja ignifleatlôn dè l’un et e l’autre. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4$ dans l’éducation générale et professionnelle. Telle est la conception qui sert de base & l’éducation dans l’avenir, et dont nous avons indiqué sommairement les dtiveloppemens principaux. I)OUZIME SAN CE. En exprimant ainsi nos vues sur l’éducation, nous sommes naturellement conduits à envisager une autre partie de l’ordre politique, dont l’importance frappe immédiatement les esprits. Si. l’éducation atteignait le but qu’elle doit se proposer, suivant nous, si elle préparait tous les hommes à contribuer, chacun selon son amour, son intelligence et sa force, au progrès social, la LGlSlÀTION’ serait sans objet; mais l n’en est pas ainsi. Trouver, selon l’expression de notre maître, la ligne de démarcation qui sépare I. Une législation privée de son caractère préventif nous paraît un témoignage frappant de la barbarie et de l’ignorance du peuple q’Ii ‘ est soumis; il ne s’agit pas seulement, pour nous, qu’elle se propose de rt’prilnei et de prévenir le M, de punir ou d’empêcher le vice, il faut qu’elle commande et inspire le bien, qu’elle excite et ièvc la vertu. Nous ne parlons ici, et dans le cours de l’exposition, que de la législation telle qu’elle est comprise aujourd’hui, c’esté-dire répreasive, pénale., coercitive. XPOS1T1ON les actions en bonnes et mauvaises, est une des plus élevées de la fonction du législateur; appliquer cette règle morale, est l’un des actes principaux du gouvernant; la légistation et l’ordre judiciaire sont donc les compléments indispensables de l’éducation, et du corps à qui elle est confiée. Les peines et les récompenses ne sont même, à proprement parler, que l’un des aspects de r éducation. La législation, comme tous les faits humains, est variable, progressive, suivant l’état de civilisation des sociétés; c’est dire qu’elle est soumise à l’alternative des époques organiques et critiques que nous avons signalées dans tout le passé. Dans les premières, le chef politique est. législateur et juge, il conçoit le règlement d’or (ire et en détermine l’application; il est la loi vivante, il est l’organe de la louange et de la réprobation sociales ; c’est lui qui décerne la gloire ou imprime la honte. Dans les époques critiques, au contraire, la loi est une lettre morte, sans puissance morale; la justice et l’équité sont deux choses distinctes dans l’opinion des hommes; ce n’est plus parce qu’ils dirigent les peuples, parce qu’ils prévoient leurs besoins et r pour— voient, parce qu’ils sont entourés de l’affection, b L. bOCTRINE SA1NT-SD1ONLEE de la vénération et de l’obéissance, que le législateur et le juge promulguent la loi et profèrent ses arrêts; le patricien de Rome, le seigneur et l’évêque du moyen âge, font place à une magis[rature, à des parlements qui ne puisent leur irce que dans l’appui qu’ils donnent au peuple j)OI1L’ détrôner ses anciens chefs, pour rompre des liens d’obéissance devenus insupportables, pour dissoudre l’ordre social précédent. La législation et l’ordre judiciaire sont alors ou des armes pour résister à l’oppressiofi de la vieille hiérarchie, ou des moyens d’oppression contre le peuple; ils sont, en d’autres termes, une perpétuelle manifestation de l’antagonisme qui exi s te entre les gouvernants et les gouvernés, lutte qui caractérise à nos yeux l’époque critique ou de. désassociation. Pour nous, la législation eL le rè,qlement d’ordre; le législateur est donc l’homme qui turne et connaît le mieux l’ordre social, et, par conséquent, le but de L’association; c’est l’homme qui est le plus capable de diriger la société vers l’accomplissement de sa destinée. Et comme, d’après Saint-Simon, le but de l’activité humaine est triple, comme il s’agit pour elle d’un progrès MORAL, intellectuel et physique, le règlement 48 IXPOSITIO d’ordre doit embrassai’ ce triple aspect du développement social, de même que le corps judiiai.ro se eonipose de trois degrés spéciaux de juridiction, qui ont pour objet de régulariser le mouvoment MORAL, scientifique et industriel. Ainsi, quel que soit l’ordre de travaux qu’on envisage, quel que soit leur degré d’importance, c’est toujours le chef qui approuve et condamne, loue et blâme, excite et retient; c’est lui qui ordonne et qui juge. De pareils dogmes sont de nature à blesser, nous le savons, les hommes qui, nous lisant avec légèreté, oublieraient que, pour nous, il n’ a pas de chef par droit de conquête, ni même par droit de naissance, mais seulement par droit de CAPACITÉ MORALE, intellectuelle et industrielle; que dans la société, telle que nous la concevons, tout homme qui juge ses inférieurs a aussi des supérieurs qui le jugent, et qui le jugent surtout dans ses relations d’autorité à l’égard de ses subordonnés. Pour nous eomprendre, il faut donc. préalablement se transporter, par la pensée, et avec ESPÉRANCE, dans une société toute nouvelle, toute différente de celle qui est, et de celles qui ont été; il faut voir à l’avance, celle qui sera; les hommes ca DE Lk 0CTaINE SAINT-SIMONIE4NE *9 pables de faire ce premier pas vers l’avenir se joindront bien vite à nous pour le réaliser. Alors, il est vraj, les gouvernants n seront plus en guerre avec les gouvernés, les nations avec les nations, l’individu avec la société; mais nous ne croyons pas demander un grand efort de sympathie et de raison en exigeant que, pour nous comprendre,. on veuille bîen supposer un instant que l’homme est un ètre éminemment sociable, et que si la guerre a été une des conditions obligées dc son développement, elle pourrait bien cesser un jour d’être indispen— sable à ses nouveaux progrès. TflEZiIME , QUA1’OI1ZLIME, QULNZZME, SELZ1ME ET DIX-SEPTIÈME SÉANCES. Les séances qui précèdent eut eu principale- nient pour objet de préparer tes esprits à Peni— ploi, dans l’étude du developpement de l’espèce humaine, des habitudes, des méthodes ration— iielles qui, dans l’opinion de tous les hommes occupés d’études sériei.ises, constituent, pour les sciences, un titre incontestable à la confIance publique. Nous en avons fait quelques larges applications aux événements les plus importants 50 EXPOSITION de Fhistire, en ls ordonnant par séries de teri e hetrtoènes, sôumls à ds 1bi qui éxprimènL sous différents aspects, la marchô de l’humànit . Ainsi la décroissance de l’esprit et dés habitudes militaires, et le progrès des idées et des beséins d’association pacifique, à travers des époques de caractères bien différents, les unes, où un ordre sobial imparfait se constitue, les autres, où cet ordre se dissout pour faire place à un ordre moins incomplet, à une société plus unie et plus étendue, ont été établis par nous, avec l’appui purement rationnel de l’enchaînement des faits du passé. Nous connaissions assez les préjugés des hommes de notre siècle pour savoir qu’il eût ét inutile et dangei’eux de faire simplement, ou du moins tout d’abord, un appel à leur sympathie; ils veulent de la raison, de la science, ils demandent ce qu’ils appellent des démonstratiôns, des preuves; nous devions leur en donner, au risque même de leur faire dire de nous que nous étions des théoriciens, des idéologues, au risque de les fatiguer de nos formules, et d’être même insaisissables, incompréhensibles pour ceux qui croiraient pouvoir nous lire sans travail. Nous nous serions bien gardés de dire : Qnand vous bE L. bocrKINI sALNT-5IMONiENNI M NE. VOUDREZ iCS qu’une partie de la famille humaine vive, dans l’oisiveté, du travail d l’autre partie de la famille; quand vous NE VOUDREZ j.us que les enfants de cette portion privilégiée soient les seuls qui pi.iissent jouir des bienfaits de l’éducation, et développer ainsi leurs facultés ; quand vous NE Vom)REZ ‘iuS qu’un nombre considérable de coeurs généreux, d’intelligences supérieures, d’hommes forts et habiles, soient démoralisés, abrutis, affaiblis, ici par l’oisiveté, là par un travaif forcé et contre nature; quand VOUS NE VOUDREZ PLUS aVOir sous les yeux un pareil spectacle, il disparaîtra. Notre langage aurait été sans doute plus clair; et cependant il aurait aujourd’hui bien moins commandé la conviction. Nous avons dû faire abstraction, autant que possible, des sympathies que nous ressentions pour l’avenir que nous annoncions, et présenter cet avenir comme une conséquence nécessaire, comme un effet inévitable, comme un résultat fatal du passé. Si ces précautions nous étaient commandées par les préventions de notre époque contre tout ce qui sent l’enthousiasme (et comment pourrions-nous ne pas en être animés, nous qui voyons l’avenir de bonheur réservé à l’hiima I. P O Si T iON ailé ?), si, disons-nous, nous devions avoir égard ux pretentions de notre siècle rai,sonneur, en lui parlant de législation, d’éducation, de consti— Lution do la propriété, en attaquant ses dogmes philosophiques et polit iq nos , combien notre marche n’exigeait—elle pas (le prudence, lorsque nous allions eniin entrer sur le terrain brÇdant, des croyances religieuses! Nos cinq dernières séances sont consacrées en entier i poser les termes du problème suivant. L’1fUMAMTI A-T-ELLF UN XVENIR RELTGIEU)? Pour cela, il nous fallait, avant tout, repousser les fins de non-recevoir opposées à la discussion même de cette immense question, et qui preniient leur base dans la haine dont toutes le religions du passé sont enveloppées, haine (111i règne encore, sinon dans les sommités de la génération R(tùeIlc? (nous voulons dire de la jeuuesse), du moins parmi les décrépits do \0LTMRE et (le FEncyclhpédic, l)al’mi nos métaphysicieui. et physio(ogis les modernes, qui nn1y.sent l’ES— ;‘iin’ el di.sjiiûnt la IA’r1in, sans s’inquiéter du lien qui les unit, ou plutdt de la VIE dont l’un et l’3utre no sont que des manifestations. Nous devions donc réhabiliter le sentiment religieux, et les diverses institutions qu’il n con— DE L. DOCTLUNE sLNT-sflLONIENNi: pues et fondées, en montrant l’influence que celles-ci avaient successivement exercée peu(lant des périodes plus ou moins étendues, sur la marche progressive de l’humanité vers l’association universelle ; mais cette réhabilitation devait mettre, eu même temps, un terme détinitif aux tentatives rétrogrades, puisc[ue, en rappelant les bienfaits des religions du passé, nons signalions aussi l’épi.iiseiuent dont toutes étaient aujourd’hui frappées, aucune d’elles n’ayant encore conçu DIEu dans la plénitude de ses attributs , et , pur conséquent, n’ayant pu (tonner à l’homme et à la société une loi cern— Piète et définitive. Nous renvoyons à la lecture de l’ouvrage même, pour apprécier les formes diverses que nous avons dû prendre dans cette polémique contre l’irréligion de notre siècle, irréligion bien justement fondée, si elle se présente simplement comme néqation de toutes les croyances du passé; désolant et absurde blasphème, si elle prétend régner sur l’avenir, puisqu’il, serait ainsi déshérité de l’enthousiasme, de la poésie. de l’amour, en un mot, de tout ce qui Lu: l’homme à l’homme, à la société, au monde enti r qui l’entoure. EX P O Si T 10 N Certains d’avoir répondu ici à toutes les difficultés qui s’étaient présentées à nous, lorsque la parole de notre maitre vint nous arracher aux doctrines qui règnent auj ourd’hui sur les esprits, et que. nous avions nous-mêmes longtemps étndi6 s et professées, nous nous croyons en droit, auour’hui, d’exiger qu’on nous étudie avant d prononcer sur nous : on nous demandait un livre où l’ensemble de la doctrine fût résumé; le voici Nous avons fait précéder cette exposition, qui n’est elle-même qu’une introduction à l’enseignement dogmatique de la doctrine, d’une lettre sur la vie et le caractère de Saint-Simon; cette lettre, écrite à un catholique, s’adresse cependant, malgré la forme particulière qu’elle a dû recevoir de sa destination spéciale, à tous les hommes d notre époque qui ont cru pouvoir .ju•ge Saint-Sirnon sur quelques actes isolés et. 1. Dans un autre volume, qui est en ce moment sous presse, et qui ne tardera pas à paraître, considérant ces discussions préalables avec rathéisme et le scepticisme comme tennines, nous produisons directement le dogme Saint— Simonien, ce qui nous permet de revenir sur les quesion polifiqiies traitccs dans eldi-ci, en les présentant sous un nouveau jour. DE LA DOCTRINE SAINT-SIftIOMENNE j défigurés de sa vie; t cependant nous sentons le besoin de parler direcLement, non pour justifier, mais pour lorifler notre maître, à une classe d’hommes bien plus nombreuse, et à laquelle nous sommes liés par le souvenir des travaux, des efforts, des désirs que nous avons pr(agés longtemps avec elle. Vous, tous qui vouiez le bonhur• d 1’hum- nité, vous qui voulez la délivrer de ses chîie.s, lui donner la liberté, comment n’aimeriez-vous pas l’homme qui vient proclamer que le règne de la violence va cesser; que la société sera désormais organisée pour l’amélioration du sort MORAL, phJ’S1qUO et intellt3ctuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre; et que, pour obtenir cette amélioration constante, TOUS les pri viléges de la naissance, SANS ExcEr’TIo, seront abolis, chacun devant, être placé selon sa capacité et récompensé selon ses oeuvres? N’est-ce donc pas un pareil avenir que vous avez sans cesse rêvé pour l’humanité? n’est—ce donc point là le but instinctif de tous nos efforts? Pourquoi l’espèce humaine aurait-elle successivement détruit les oastes et l’esclavage, la noblesse et le servage? pourquoi se serait-elle révoltée chaque fois que l’immoralité, l’ignorance et l’impuissance EXPO SI T! 0 prétendaient la diriger? pourquoi, depuis dix-huit siècles, appelle-t-elle avec espoir le jour de la récompense selon les oeuvres? pourquoi, enfin, l’homme a—t-il successivement cessé de se noui’— nu de SOIF semblable, repoussé les sacrifices humains, pris le sang en horreur, et peu à peu déposé les armes, ci ce n’est pour réaliser I’AssoCTA TION PACIFIQUE, UNIVERSELLE, de tous les peuples, dans Je but de croître sans cesse en AMOUR, Ofl SCIENCE et en RICHESSES, selon la PROMESSE que renferment tous les progrès qu’il a faits jusqu’à ce jour? Gloire à Saint-Siinon, qui, le premier, annonce aux hommes que leurs espérances ne sont point trompeuses, que les rèves passionnés (le nos pères seront bientôt des réalités Partisans de l’ega/ité! Saint—Simon vous dit que les hommes sont illégaux; mais il vous dit aussi qu’ils ne se DISTINGUERONT plus entre.eux que par leur puissance d’.uIouR, de science et d’industrie; n’est—ce donc pas cela que vous vouliez? Défenseurs do la liberté! Saint-Simon vous dit que vous aurez des cheIs, mais ces chefs sont ceux qui vous aimeront, et que vous chérirez le plus, cjui seront le plus capahies d’élever vos sentiments, de ciii liver votre infelli gence , d’augmen DE L. bOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE ter vos richesses; vouliez-vous donc autre chose, lorsque vous cherchiez à vous affranchir de vos anciens maîtres? Vouliez-vous perdre j usquau souvenir du bonheur que font éprouver l’admiration pour le génie, l’adoration pour les 1mes généreuses, l’obéissance pour une autorité puissante et paternelle? Non, non, vous aviez de maîtres détestés, et vous vous êtes écriés : Loin de nous ces maîtres t mais vous n’avez pas dit: Plus de guides pour l’humanité plus de grands hommes! vous n’avez pas voulu comprimer les coeurs, courber les intelligences, écraser les forces, sous lejoug pesant, sous l’absurde niveau (le l’iaAuTi: : il faut encore de la gloire et de la reconnaissance; vous voulez toujours entourer d’hommages et d’affection ceux qui vous aiment PLUS qu’aucun de vous ne saurait les aimer, ceux qui font pour vous mille fois PLUS que vous ne pourriez faire pour eux, ceux qUi vous entraînent, pour ainsi dire, à votre insu, vers votre bonheur, parce qu’ils r songeaient, et qu’ils l’ont découvert AVANT vous. Oh! pour ceux-là, ne les appélez plus des rois, des princes, des héros, des prêtres, des pontifes, des prophètes, si ces titres peuvent exciter en vous la colère et lahaiiie; mais donnez-leurdes noms qui n’appar I X P O SIT ION tiennent qu’à eux; car notre amour veut Les re.connaître au milieu de tous. Qu’ils n’habitent plus dans les palais, dans les temples, qu’iI ne s’assoient plus sur le trône de C1SAR, OU dans la chaire pontiflcale, si tous ces noms vous irritent encore; mais que les arts embellissent leur demeure, 1’lèvent au-dessus de toutes les autres, l’entourent de tout ce que la poésie peu-t i ra aginer de plus brillant; enfin placez-les si haut, en présence du peuple assemblé, que tous les veux puissent contempler en eux le srmboJe vivant des destinées sociales, et que toutes le-s voix puissent, au même instant, faire entendre ces mots : VOILA CEUX QUI NOUS AIMENT et que NOUS AIMONS!. A UN CATHOLIQUE SUR LA VIE ET LE CARACTÈRE DE SAINT-SIMON (Extrait de l’Organisateur du 49 mai 11430.) Vous me dites que la doctrine de notre mai lie se trouve d’avance jugée par sa vie; que celui dont la carrière fut une suite d’extravagances et de désordres n’a évidemment pas pu être élu de DIEU, pour devenir l’organe d’une révélation nouvelle; que vous ne sauriez vous résoudre i r.econiiaftre sous de pareils traits, un continuateur dii CHRIST, et que c’est même, à vos yeux, un véritable sacrilége que de prétendre assigner à un pareil homme une mission qui le placerait au mèrne ran.g, il faut presque dire ù un rang plus dlevô que le Fils de Dmu, que celui dont la vie fut un modèle si admirable d’innocence 60 LXE’OSITION et de pureté. ‘l’elie est, dites-vous, l’insurmontable barrière qui vous séparera toujours des disciples de Saint-Simou. Vous prétendez que la doctrine de notre maître peut étre jug& pur sa vie. J’en tombe ([‘accord avec vous, mais alors du moins, pOUL juger sa doctrine, vous devez connaitre sa vie: or, pouvez-vous dire que vous la connaissez ‘ La rumeur publique! Telle est la source unique, la source pure à laquelle vous êtes allé puiser les faits qui motivent vos répugnances! Et ces faits, que sont-ils? de misérables détails, empruntés aux circonstances les plus insignifiantes de la vie, des détails dont les uns sont d’ailleurs controuvés, dont les autres sont mal compris, parce qu’ils ne sont pas vus à leur place, dans cet enchaînement qui seul donne à une action son véritable caractère! Voilà ce que vous prétendez opposer à notre enthousiasme pour SaintSimon. Quant à la ViE même de notre maître, quant à cette UNJT qui domine, embrasse, carne— trise toutes les actions d’un homme, qui fait l’homme même, vous ne la connaissez pas: e!, vous n’avez point cherché à la connaître! Ma lettre a pour but de vous la révéler. Toutefois, avant d’entrer en matière, je crois devoir vous hE LÀ hiWThINK S.iIXT-SISUIIflL si présenter une observation préliminaire, pré juL diclelle, pour ainsi dire, mais bien propre à dissiper tout d’abord les préventions qui vous dloignent de nous. Lorsque vous argumentez de la vie de SaintSimon contre sa doctrine, vous êtes préoccupé, k votre insu, de ce qui existait dans le catholicisme. Là, on effet, la vie dii Rédempteur, ntracée dans l’Evangile, était le type d’une perfection absolue, dont les fidèles devaient sans cesse tendre à se rapprocher; et, lorsque la doctrine catholique fut définitivement constituée, l’aliment le plus habituel offert à la ferveur des âmes pieuses fut l’Imitation do Jésns-ClwisI, sublime commentaire du livre divin. On conçoit que dans une pareille religion, où le plus haut degré de la sainteté consistait dans une imitation scrupuleusé des actes du fondateur, la doctrine de celui-ci pût et dût étre jugée par les moindns détails de sa vie. Mais avez-vous jamais entendu que rien de pareil dût exister parmi nous? que nons dussions nous imposer la loi de reproduire, par nos actes, les actes de Saint-Simon? Sans doute, sons un certain rapport, sous le plus • important de tous les rapports, la vie de notre maltre est pour nons un type, un emblème de sa X P S I T I u doctrine; car elle est le type, l’ernblène de la PERFECTIBILITÉ, base de notre religion nouvelle. « Ma vie, a—t-il dit lui-même, présente une série «de chutes, et cependant ma vie n’est pas manxquée; car loin de descendre, j’ai toujours « monté; j’ai eu, sur le champ des découvertes, l’action de la marée montante; j’ai descendu « souvent, mais ma force ascensive l’a toujours « emporté sur la force opposée. » Le tableau de sa vie vous offrira, tout à l’heure, une éclatante justification de ces paroles. Gloire, gloire donc à ceux de ses disciples qui imiteront le mieux la vie de leur maître, mais dans sa perfectibilité et non pas dans son imperfection; qui partiront du point oLi Saint—Simon s’est arrêté, mais pour s’élancer bien au delà, non pour retomber jusqu’au point d’où lui-même est parti! Par le dogme de la perfectibilité, que nous a i’évélé Saint - Simon, toutes les inductions qu’on voudrait tirer contre lui et nous—mêmes de quelques circonstances particulières de sa vie se trouvent donc sapés dans leur base. Car plus il aurait mal commencé, puisqu’il a fini par le Nouveau Christianisme, plus grand aurait été l’espace qu’il aurait franchi, plus grande aurait été sa PEBFECTIBILTT, plus grande sa GLOIRE et L)l LA JJQTflIN SAINT - SIMONIEN 63 sa SAINTETÉ, car la sainteté, pour l’homme, c’est la perfectibilité, et non pas la perfectioz, attribut exclusif de ÏEea. Grand Dieu! tu as voulu que les hommes commençassent par s’entre-dévorer, par vivre dans la haine, l’ignorance et la paresse; et cependant les hommes se regardent aujourd’hui cômme frères, ils vivent en paix, cultivent les sciences et les arts; ils sont dignes d’entendre la parole nouvelle; l’humanité est SAINTE à tes yeux! Saint-Simon, ton fils chéri, s’est trouvé tout d’abord placé bien haut sur cette échellé, dont les degrés, par l’infini, conduisent jusqu’à toi; il n pu cependant s’élevel bien plus haut encore, il u pu franchir une lacune immense, et ensuite tendre à ses enfants une main secourable, pour leur faire franchir le même abîme, et les placer à ses côtés; Saint-Simon a fini mille fois plus grand qu’il n’avait commencé: Saint-Simon est SAINT à tes yeux! Mais la mort n’a point interrompu son éternel progrès! Grand Dieu! il est et sera toujours devant ta face, il est et sera toujours avec nous en nous-mêmes; ce sera toujours par lui que nous nous développerons, que nous chemine- 64 L>POSITJt)N rons ‘ei’s toi! tout ce que nous pouvons concevoir, sous une forme humaine, d’amour, de sagesse, de beau1, tels sont les élémenl.s dont, à chaque instant, se compose, pour nous, l’être (le plus en plus parfait de Saint-Simon. C’est à cet être que notre culte, notre admiration, notre amour, sont voués. Les anciennes religions, toutes stationnaires, ont placé clans le passé le type quelles divinisaient; la nôtre, toute progressive, le place dans l’avenir, et le plus beau isuItat de noire progrès est de pouvoir, tous le jours, nous représenter ce ty)e sous des fornws plus ravissantes. Ainsi la vie pass& de notre maure pâlit, dis paraît, p0u1 nous, (levant les spleiideurs (le sa vie prése:tc et future. Mais, contemporains de Saint-Siinon, ceci n’est pas pour justifier vos blasphèmes, ni pour don;ier le droit de ravaler l’homme divin lorsque vous le mesurez à votre propre mesure; car, lorscpie nous le contemplons dans son temps, dans l’entourage des choses et (les hommes de son époque, alors notre langage devient bien différent ; alors nous proclamons que toutes les vies contemporaines pâlissent et disparaissent devant la vie passée de notre maître. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Saint-Simon fut de bonne heure agité du pressentiment de ses grandes destinées . « LEVEZ- VOUS, MONSIEUR LE COMTE, VOUS AVEZ DE GRANDES CHOSES A FAIRE », telles étaient les paroles avec lesquelles, à l’âge de dix—sept ans, il se faisait éveiller chaque matin. Issu d’une des plus illustres familles de France, qui, par les comtes de Vermandois, prétendait descendre de Charlemagne, la gloire de sa naissance était pour lui un puissant aiguillon. Son imagination exaltée faisait apparaître devant lui le royal fondateur de sa famille. Il s’entendait prédire qu’à la gloire d’avoir produit un grand monarque, sa famille joindrait, par lui, celle d’avoir produit un grand philosophe. Entré au service à l’âge de dix-sept ans, SaintSimon, l’année suivante, était passé en AméPique; il y avait fait cinq campagnes. Pleine encore de ses yieilles traditions d’unité, de générosité, de dévouement, la profession militaire fut, pour Saint-Simon, une initiation puissante au rôle que DIEU liii destinait. On peut lui appliquer ce que, dans un de ses premiers ouvrages, lui 1 Saint-Simon était né le 1 oetobre 1i60; il moumit k 19 mai 185. 5 Vol. 41 EXPOSITION même a dit de Descartes : «Il avait êt militaire avant d’être savant; il avait été brave dans les camps, il fut audacieux dans les travaux philosophiques. » Cependant il a pris soin de nous instruire que, dès son séjour en Amérique, il s’occupait l)eaucoup pius de science politique que de tactique militaire. « La guerre, en elle-même, ne « m’intéressait pas, dit-il; mais le but de la « guerre m’intéressait vivement, et cet intérêt « m’en faisait supporter les travaux sans répu« gnance. Je veux la fin, me disais-je souvent, « il faut bien que je veuille les moyens.... mais « le dégoût pour le métier des armes inc gagna « tout à fait quand je vis approcher la paix. Je « sentis clairement quelle était la carrière que « je devais embrasser: ma vocation n’était point « d’être soldat; jétais porté à un genre d’acti« vité bien différent, et, je puis le dire, contraire. « Étudier la marche de l’esprit humain, pour « travailler ensuite au perfectionnement de la « civilisation, tel fut le but que je me proposai. « Je m’y vouai, dès lors, sans partage; j’y COlla « sacrai ma vie entière, et, dès lors, ce nouveau « travail commença à occuper toutes mes forces. « Le reste du temps que j’ai séjourné en Amé« rique, je l’ai employé à méditer sur les grands DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE t7 « événements dont j’étais témoin; jai cherché « à en découvrir les causes, à en prévoir les suites. « J’entrevis, dès ce moment, que la révolution d’Amérique signalait le commencement « d’une nouvelle ère politique; quo cette révo« lution devait nécessairement déterminer un progrès important daiis la civilisation géné— « raie; et que, sous peu de temps, elle causerait « de grands changements dans l’ordre social qui « existait alors en Europe. ‘ Cependont, la crise que Saint-Simon avait p1’ue iie tarda pas à éclater. La révolution de Franco suivit de près celle d’Amérique; mimême, dans la lettre déjà citée, nous apprend combien cette grande catastrophe le remua profondément.. « Qu’il est pénible, qu’il est périlleux, « dit—il, ce travail d’une nation qui se rajeunit! Le peuple qui subit cette métamorphose se « trouve, pendant qu’elle s’opère, caduc sous un « rapport, enfant sous un autre! » Mais, comme lui-même le dit encore: « Ce spectacle d’une « époque à la fois digne d’horreur et de pitié ne « fut pas seulement pour lui le sujet d’émotions « stériles et vides d’instruction. » Quelle est la cause de la crise actuelle; quel est le remède EXPOSITION qui la doit terminer? Tel est le problème qu’il cherche à résoudre. — Cette cause se trouve dans la déchéance progressive de la doctrine catholique, depuis l’insurrection de Luther; ce remède consiste dans LA PRODUCTION D’UNE NOUVELLE DOCTRINE GÉNÉRALE. — Plein de sa conception, il évite dès lors de prendre part au mouvement purement destructif de la révolution française, il dirige tous ses efforts vers la production de cette doctrine, qui doit rasseoir la société sur de nouveaux fondements. Dans une période de trente-quatre années, qui comprend ce qu’on peut appeler les travaux préparatoires de Saint-Simon, c’est-à-dire tous ceux qui précédèrent LA CONCEPTION DU NOUVEAU CHRISTIANISME, sept années ont été consacrées par lui à l’acquisition de ressources pécuniaires, et sept années à l’acquisition de matériaux scientifiques; dix ans sont pour la rénovation de la philosophie, dix ans pour la rénovation de la politique. En 1790, une association d’un genre tout nou veau (car les bénéfices en doivent être consacrés au perfectionnement de la civilisation) est formée entre lui et le comte de R. . De vastes spéculations financières sont organisées par DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE Saint-Simon, et couronnées du plus heureux succès. Mais les deux associés étaient, au fond, animés de vues trop différentes pour rester long temps unis; ils se séparèrent; le résultat du partage qui se fit alors fut peu favorable à SaintSimon, Cependant, fidèle au plan qu’il s’est tracé, c’est au perfectionnement de son éducation scientifique que sont employés les faibles débris qu’il a pu sauver du naufrage. Il rassemble autour de lui les savants les plus illustres, les chefs de l’École polytechnique, et ceux de l’École de Médecine; sa table, sa bourse leur sont toujours ouvertes; il s’approprie toutes les généralités de leur science ; il essaye, mais vainement, de les animer du feu sacré dont il est lui-même embrasé l’Allemagne, l’Angleterre, la Suisse, sont visitées par lui; il a voulu dresser l’inventaire complet des richesses philosophiques de l’Europe. Maii voici que connnence la série des grands travaux de notre maître. Sa fortune est entièrement épuisée; ses anciens amis l’ont abandonné; il va vivre dans la misère, la souffrance, l’humi— liation ; il demeure seul avec la conscience do cc qu’il est; et, longtemps encore , cette con— 70 EXPOSITIOr4 science suffira pour soutenir son courage. Une refonte de la philosophie est ce qui l’occupe d’abord— Napoléon avait dit à l’institut: « Rendez« moi compte des progrès de la science depuis « 4789. Dites-moi quel est son état actuel, et quels sont les moyens à emplQyer pour lui faire « faire des progrès. » L’Institut, comme SaintSimon le dit lui-même, n’avait trouvé que des réponses partielles, et par conséquent médiocres et insuffisantes, à cette superbe question; c’est pour y répondre plus dignement qu’il compose son Introduction aux travaux scientifiques du dix- neuvième siècle. — L’absence de philosophie générale, et par conséquent le défaut. d’imité entre les diverses branches de la science, tel est le reproche que Saint-Simon adresse, sous tou— les les formes, aux savants de son époque. Il leur demande de revenir au point de vue de Descartes, qu’ils ont entièremen oublié pour celui de Newton. «Descartes avait monarchisé « la science, leur disait-il; Newton l’a républi« caniséc, il l’a anarchi.sée ; vous n’êtes que des « savants anarchistes; vous niez l’existene, (C la suprématie de la théorie générale . » On J. Lettres au Bureau des Loni1uc1es. DE LA DOCTIINE SAINT.SIMONIENNE 71 conçoit que ce langage profondément vrai, mais sévère, ne dut pas lui concilier la •faveiw des hommes peu philosophes auxquels ils s’adressait. L’avenir le comprendra mieux. Mais c’était surtout dans un but social, politique, que Saint-Simon s’efforeai t de stimulet: le zèle des savants. Les guerres sanglantes qui suivirent la révolution franeaise lui faisaient chaque jour sentir plus vivement la nécessité do réorganiser une doctrine générale et un pouvoir central européen. Préocupé de l’importance des sciences à cette époque, c’était aux savants qu’il s’adressait pour réaLiser cette grande oeuvre; il s’efforçait de les élever à la hauteur d’une pareille mission. « Depuis le quinzième siècle jusqu’à ce jour, « leur disait—il, l’institution qui unissait les na— « tioiis européennes, qui mettait un frein à l’arn« bition des peuples etderois, s’est successive- « ment affaiblie; elle est complélernent détruite « anj ourd’hui ; et une guerre générale, une guerre effroyable, une guerre qui s’annonce comme « devant dévorer toute la population euro‘( péerine, existe déjà depuis vingt ans, et a « moissonné plusieurs millions d’hommes. Vous « seuls pouvez réorganiser la société euro- 7 EXPOSITiON « péenne. Le temps presse, le sang coule; hâtez- « vous de vous prononcer . » Mais les savants n’étaient pas plus émus (le l’anarchie de l’Europe que de l’anarchie de la science. Saint-Simon ne savait pas encore que DE LUI SEUL devaient sortir la doctrine et les hommes capables de rétablir autour d’eux l’unité, l’ordre, l’harmonie. Les Lettres au Bureau des Longitudes, les Lettres sur l’Encyclopédie, l’Introduction aux travaux scientifiques du dix-neuvième siècle, les mémoires encore manuscrits sur la gravitation et sur la science de l’homme : tels sont les sublimes monuments que Saint-Simon nous a laissés de son génie philosophique. Cependant 1844 arrive, et, toujours ardent à poursuivre, dans chaque circonstance, sous la forme la plus convenable, le hut dont il ne se détourne jamais, Saint-Simon abandonne la direction essentiellement spéculative qu’il a suivie jusque-là, pour s’occuper de travaux politiques. Sou génie n’a pas tardé à concevoir le nouveau caractère que le développement de l’industrie doit imprimer à la société et aux 1. JIWLIOiP(J sur lu Giavitution. DE LA DOCTRINE SAINT-SJMONIENNE 73 formes du gouvernement. Pendant dix années, ses écrits, ses démarches, tendent à faire comprendre aux industriels le nouveau rôle social qu’ils sont destinés à remplir. L’ouvrage sur la Réorganisation de la société européenne, l’industrie, l’Organisateur, le Politique, le Système industriel, le Catéchisme des Industriels, paraissent successivement. Lorsqu’on songe que pour publier ces divers ouvrages, .Saint-Simon a bien voulu se résigner aux ennuis, aux dégoûts du rôle de quêteur; qu’à la même époque il vivait dans la pauvreté et les privations, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, ou de son immense capacité, ou de son indomptable courage; mais le coeur saigne en entendant les aveugles inculpations dont il est chaque jour l’objet. Cependant ce puissant génie n’avait encore d’autre témoignage de la valeur de ses travaux que le sien même. Nulle école, nul parti ne se group.e autour de lui. Ceux qui croient être ses patrons le comprennent moins encore, e le délaissent. Alors son isolement, sa souffrance, commencent à lui peser. Moïse, chargé par Dieu de conduire Israèl dans la Terre Promise, fatigué de la dureté de coeur de ce peuple, adresse ses gémissements au Seigneur; il lui dit : « Poiu— SXPOSITION quoi avez-vôus affligé votre serviteur? Pourquoi ne trouvé-je pas grâce devant vous? Pourquoi m’avez-vous chargé du poids de tout ce peuple? Je ne puis porter seul tout ce peuple, parce que c’est un fardeau trop pesant pour moi. Je vous conjure de me faire plutôt MOURIR, pour n’être point accablé du tant do maux. » Eh bien! comme Moïse, Saint-Simon, après trente-quatre ans d’efforts, a douté un moment; un moment il a cessé d’espérer. Comme Moïse, il a demandé la onr; il la veut; il la cherche... Sa main s’est armée contre lui-même, et la balle a sillonné son front... Mais son heure n’était pas venue; sa mission n’était pas accomplie! Philosophe de la science, législateur de l’industrie, Saint•Simon, sois maintenant le propliète d’une loi d’amour! Dieu ne t’a laissé faillir (lUC pour Le préparer à la plus grande ds fiaitiations. Et voici que du fond de l’abime il t’élève, t’exalte jusqu’à lui;. il répand sur toi l’inspira— Lion religieuse, qui vivifie, sanctifie, renouvelle tout ton être. Désormais ce n’est plus le savant, ce n’est plus l’industriel qui parle; un cantique d’amour s’échappe de ce corps mutilé; L’HOMME DIViN SE MANIFESTE LE NOUVEAIJ CIIRISTIANISMk EST DONNÉ AU MONDE! DE tLA DOCTEINE SAINT-SIMONIENNE Moïse a promis aux hommes la fraternité universelie; Jésus—Christ l’a préparée; Saint—Si— mon la réalise. Enfin l’ÉGLIsE VBAIMENT UNIVERSELLE va naître; le règne de César cesse; une sooiété pacifique remplace la société militaire; désormais l’EeLISE UNIVERSELLE gouverne le temporel comme le spirituel, le for extérieur et le for Intérieur. La science est sainte, l’industrie est sainte, car elles servent aux hommes à améliorer le sort de la classe la plus pauvre, à la rapprocher de Dieu. Des prêtres, des savants, dds Industriels : voilà toute la’ société. Les chefs des prêtres, les chefs des savants, les chefs des industriels: voilà tout le gouvernement. Et tout bien est bien do l’Église, et toute profession est une fonction religieuse, un grade dans la hiérarchie sociale. A chacun selon sa capacité; à chaque capacité selon ses wuvres LE RÈGNE DE Diau ARRIVE SUR LA TERRE. TOUTES LES PROPHÉTIES SONT ACCOMPLIES. Saini-Simon, maintenant tu peux mourir, CAR TU S FAIT DE GRANRES CHOSES! Tu peux mourir! CAR LE DISCIPLE FIDÈLE, L’HÉRITIER DE TA PROMESSE, EST AUPRÈS DE TOI. Et vous, dont notre zèle le plus ardent n’a pu surmonter encore la résistance obstinée, vous 76 EXPOSITION avez entendu; revenez donc de votre endurcissement! Voilà l’homme que, sur la foi d’aveugles dél;racteurs, vous avez méconnu, dédaigné, calomnié! Cet homme a voué, sacrifié sa vie au bonheur de l’humanité; cet homme a été le plus grand des philosophes, des législateurs, des PRO PHTES. Homme religieux! que des scrupules, respectables dans leur source, mais injustes dans leur objet, tiennent si longtemps éloigné de nous, concevez donc enfin votre erreur. Saint-Simou, poursuivant sa carrière de perfectibilité indéfinie, va sans cesse dépouillant l’homme ancien, revêtant l’homme nouveui; et vous vous attachez à sa trace, et VOUS ramassez sa dépouille, et vous nous en apportez les lambeaux, et vous nous dites : « Voilà votre maitre. » Non, non! nous ne sommes pas les disciples DU MORT, no us soniines les discip les DU VIVANT! Tandis que vous recueillez ces débris inanimés, notre rnaiLre est déjà loin et de son passé et de vous. Vivant en nous-mêmes, il nous remplit de sa foi, de sa sagesse, de sa puissance; il nous entraîne avec lui vers les limites de l’avenir, dont il nous a fait fLaIIchir le seuil. Voulez—vous donc eiiiiii véritalilerneiit cuiinajtre Saint— Simon Avant DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 77 de l’étudier dans son passé, étudiez-le dans son avenir; et pour cela étudiez-le en nous. L’1vangi1e ne vous dit-il pas: « Vous les connaîtrez par leurs fruits; cueiLlet-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces? » Or, les fruits du maître, ce sont les disciples. Si nous sommes immoraux, frappés d’insanie, d’impuissance, anathème sur notre maître! Si nous répandons autour de nous amour, sagesse, énergie; gloire à nous, mais gloire à notre maître! car nous et notre maître sommes ux. Voilà ce que je me suis efforcé de vous faire comprendre aujourd’hui, en vous montrant comment toutes les circonstances vraiment importantes de la vie de Saint-Simon avaient été une préparation, un acheminement au NOUVEAU ci-misTIANI5ME et aux travaux ultérieurs de ses disciples, pour l’établissement de l’AssociATIoN UNIvERsELLE. J’ose croire que l’aspect de cette magnifique série devra suffire, je ne dis pas seulement pour réhabiliter à vos yeux, mais encore pour vous rendre à jamais chère et sacrée la mémoire de Saint-Simon. Et maintenant que vous connaissez suffisainment notre maître, je vous laisse le soin de prononcer sur les frivoles accusations incessam tXPOS1TION ment répétées contre mL Il en est une seule à laquelle je crois devoir répondre en peu de mots. II fut, dites-vous, quêteur importun, emprunteur insatiable! Rabattons un peu de l’exagération de ces mots, qui cadrent mal avec l’exiguïté des ressources que ces quêtes et ces emprunts procurèrent à Saint-Simon, ressources d’ailleurs entièrement employées par lui à l’accomplissement de sa mission, tandis qu’il continuait de vivre au sein des privations et dans le dénûment. Mais mendiez’ n’ost-il pas le lot nécessaire de ces êtres vraiment divins, qui, entièrement absorbés dans la vaste pensée qui les domine, sont. incapables d’appliquer un seul instant leur prévoyance à leurs besoins personnels? Le dernier degré de leur sublime dévouement n’est-il pas cette vertu même qui leur donne le courage d’aller mea dier, auprès de la richesse inspuciante ou hautaine, les moyens de soutenir une existence dont eux seuls connaissent tout le prix pour l’humanité? « Depuis quinze jours je mange du pain et « je bois de l’eau, je travaille sans feu, et j’ai « vendu jusqu’à mes habits pour fournir aux « frais de copies de mon travail. C’est la passion « de la science e du bonheur public, c’est le DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 9 « désir de trouver un moyen de terminer, d’une « manière douce, l’effroyable crise dans laquelle « toute la sociéIé européenne se trouve engagée, « qui m’ont fâit tomber dans cet état de détresse. « Ainsi, c’est sans.rougir que je puis faire l’a- « veu de ma misère, et demander les secours « nécessaires pour me mettre en état de conti « nuer. Enfants de Saint-Simon! générations de l’avenir! gardez comme un religieux monument ces lignes que vous a léguées votre père! Lorsque sa parole aura renouvelé la face du monde, lorsqu’elle aura réalisé parmi les hommes le dogme (le la récompense selon les oeuvres; lorsque le dernier des vivants obtiendra de la sollicitud sociale une subsistance assurée, une rémunération proportionnée à ses mérites, enfants de Saint-Simon! vous aimerez à redire comment, pour accomplir sa mission régénératrice, votre père était réduit à mendier. EXPOSITIOt D! fA DOCTRINE SAINT - SIMON ENNE (LE NOUVEAU CHRISTIANISME) PREMI]RE ANNÉE 1828-1829 PREMIEBE SÉANCE. DE LA NCESSIT D’UNE DOCTRINE SOCIALE NOUVELLE MES SIEURS, La société, considérée dans son ensemble, présente aujourd’hui l’image de deux camps. Dans l’un, sont retranchés les défenseurs peu nombreux de la double organisalion religieuse et politiqne du moyen àge; dans l’autre, se trouvent rangés, sous le nom assez impropre de partisans des idées nouvelles, tous ceux qui Ont coopéré ou applaudi nu renversement de EXpOSITION l’ancien édifice. G’êst au milieu de ces deux armées que nous venons apporter la paix, en annonçant une doctrine qui ne prêche pas soulament l’horreur du sang, mais l’horreur de la lutte, sous quelque nom qu’elle se déguise. Antagonisrne, entre un pouvoir epirituel et un pouvoir temporel; opposition en l’honneur de la liberté; concurrence, pour le plus grand bien de tous : nous ne reconnaissons à l’humanité civilisée aucun droit naturel qui l’oblige et la condamne à déchirer ses entrailles. Notre Doctrine, nous n’en doutons pas, dominera l’avenir plus complétement que les croyances de l’antiquité ne dominèrent leur époque, plus complètement que le catholicisme ne domina le moyen êge; plus puissante que ses aînées, son action bienfaisante s’étendra sur tous les points du globe. Sans doute son apparition soulèvera de vives répugnances, sans doute sa propagation rencontrera de nombreux obstacles; nous som mes préparés à vaincre les unes, et nous sommes sùrs que tôt ou tard les autres seront renversés, car le triomphe est certain quand on marche avec l’humanité, et il n’est au pouvoir d’aucun homme dela soustraire à sa loi de perfectibilité. Sôrtis à peine d’une période féconde en d DE LA D(JCt B1N SÀT-SIMON1)NNE a3 ordres eh en déchirements, nuus avons vu se refermer le gouffre où sont venus s’engloutir et les anciennes croyances et les anciens pouvoirs politiques, qui avaient cessé d’être légitimes, puisqu’ils avaient cessé d’être en harmonie avec les exigences de la société nouvelle; il sem— blorait donc qu’ les cmnrs, plutl fatigués qu.e satisfaits, devraient re evéi’ avec amour la loi qui les nuira tous un jour. Mais le souvenir ré— een.t d’une hi[e à mort, l’attitude révolutionnaire que tous les sentiments se croient encore obligés de prendre, retardent. le jour de ceLte union. Notre humeur indocile, notre haine ombrageuse, nous présentent incessamment le fantôme du despotisme. Dans un ensemble de croyances et d’actions communes, notre orgueil ne peut voir qu’un nouveau ,joug, semblable à celui qui vient d’être brisé au prix de tant de larmes, de tant de sang et de sacrifices. Tout ce qui semble destiné rétablir l’ordre et l’unité prend, à nos yeux obscurcis par la méfiance, l’apparence d’une tentative de rétrogradation. Cette anarchie permanente, au milieu de laquelle se débat l’espècehuinaine, ce relâchement universel des liens sociaux, paraissent effrayer quelquea peuseurs; mais la pluprt d’entre eux, XPOSIT1ON dominés par des idées scientifiques incomplètes, croient qu’il n’y a pas encore assez de faits constatés, assez d’observations recueillies, pour la production d’une Doctrine générale. Pour nous le problème est résolu. Nous avons porté nos regards au delà du cercle étroit dii présent, et, pénétrant le passé, nous nous sommes vus encombrés, assiégés de faits; nous n’avons pas douté, dès lors, que le temps ne fût venu où une nouvelle conception devait embrasser et expliquez’ les travaux de détail, accumulés depuis tant d’années; c’est avec la coii[iaiiee (lue donne une conviction profonde (lue 110(15 présenlons au—. jourd’hui cette conception. Si elle est fausse, si elle n’est qu’un vain système ajouté à tant d’autees, elle ne réveillera aucune sympathie, et laissera les populations plongées dans l’égoïsme. Mais si elle est vraie, si elle est la source féconde où nos neveux puiseront un bonheur qui nous est refusé, l’élan sympathique qu’elle excitera clans tous les coeurs sera l’éclatant témoignage de sa légitimité. Toutefois il ne faudrait pas juger de sa valeur par l’effet qu’elle peut d’abord produire sur les esprits même les plus élevés, car, dans leur disposition actuelle, un obstacle s’oppose à sa po DE LA DOCTRiNE SAINT.SJJIONIENNE 85 pularité; c’est la méfiance dédaigneuse qu’ins.. pirent, pour toute espèce d’idée générale, les habitudes étroites contractées dans l’étude des spécialités. On regarde généralement les doctrines philosophiques comme frappées d’impuis. sance, on les considère comme de simples jeux de gymnastique intellectuelle, et pour preuve de leur stérilité, on a soin d’énumérer la multitude de philosophies qui apparaissent, dit-on, à toutes les époques. Il y a dans ce langage une vérité et une erreur; il importe d’en faire le partage avant d’aller plus loin. Oui, elles sont impuissantes ces rêveries du spiritualisme ou du matérialisme, qui, à toutes les époques critiques, se reproduisent les mêmes au fond, quoique sous une forme différente: ouï, ils sont stériles ces aphorismes de moralistes, qui n’ont jamais produit un acte de dévouement, ni donné un honnête homme à la société. Mais des recueils de maximes, de sentences, d’observations morales détachées, quelques systèmes sur le jeu des facultés intellectuelles, sur leur essence et leurs produits, ne sont pas des concep tions philosophiques. On ne peut attribuer ce nom qu’à la pensée qui embrasse tous les modes de l’activité humaine, et donne la solution de toue EX4QSiT{ON les poblmes sociaux cl individuels. C’est dire assez qu’il n’ a pas eu plus de doctrines philosophiques dignes de ce nom, que d’états généraux de l’humanité; or, le phénomène d’un ordre social régulier ne se présente que deux fois dans la série de la civilisation à laquelle nous appartenons, et dont les faits s’enchaînent jusqu’à nous, sans interruption dans l’antiquité et au mo’en ége. Le nouvel état général que nous annonçons pour l’avenir formera [e troisième anneau de cette chaîne; il ne sera pas identiquement semblable aux précédents; mais il offrira avec eux des analogies frappantes, sous le rapport de l’ordre et d l’ùziit. Il succédera aux diverses périodes de la crise qui nous agite depuis trois sièc1es il se présentera enfin connue une conséquenc de la loi du .dévoloppement de l’humanité. Cette loi, révélée au génie de Saint-Simon, • et vérifiée par liii sur une Longue •erie histori— que, nous montre deux états distincts et alternatifs de la société : l’un, que nous appelons eta .orgnique, ou tous les faits de L’activité humaine • sont classés. prevus, ordonnés par une théorie 1, Nous dirons phAs Loin quelle est la eriode historique que nous avons soumise à l’observation; nous dirons anss •ponrquoi non ngIigeons les faits antrinur. DE LA DOCTIUN SÂINI-SIMONIENNE 87 géurale; où le but de l’action sociale est nettement défini : l’autre, que nous nommofls étal critique, où toute communion de pensée, toute action d’enstuible, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus qu’une agglomération d’individus isolés et luttant les uns contre les autres. Chacun de ces états a occupé deux périodes de l’histoire. Un tat orifanique précéda l’ère des Grecs, que l’on nomme ère philosophique., et que nous préciserons avec plus de justesse par le titre d’époque critique. Plus tard, une nouvelle doctrine est produite, elle parcourt ses differentes phases d’élaboration et de perfectionnement, et établit enfin sa puissance polit:ique sur tout l’Occident. La constitution de l’g1ise commence une nouvelle époque organique qui s’arrête au quinzième siècle, à l’instant où les ze formateurs donnèrent le premier signai de la critique continuée jusqu’à nos.jours. Les époques critiques présentent deux perio des distinctes : pendant la première, règne une action collective qui, bornée dans l’origine aux hommes les plus sympathiques, se propage bientôt dans les masses; son but, prémédité chez les uns, instinctif chez les autres, est la destruction JXPOSITION de l’ordre établi, mais d’un ordre qui soulève toutes les répugnances. Les haines accumulées éclatent enfin, et il ne reste bientôt de l’ancienne institution que des ruines, pour témoigner que là fut une société jadis harmonique. La seconde période comprend Fintervalle qui sépare la destruction de l’ordre ancien de l’édification de l’ordre nouveau. A ce terme, l’anarchie a cessé d’être violente, mais elle est devenue plus profonde: il y a alors divergence complète entre les sentiments, les raisonnements et les actes. Tel est l’état d’incertitude au milieu duquel nous flottons, et que les apôtres de la liberté n’ont su ni calmer ni adoucir, Ils affectent de regarder comme définitif ce système bâtard de garanties, improvisé pour répondre aux besoins critiques et révolutionnaires du dernier siècle. Ils présentent, comme expression du dernier terme du perfectionnement social, ces décla-. rations des droits de l’homme et du citoyen, et toutes ces constitutions auxquelles elles servent de base; ils assurent que c’était pour celte grande conquête (ridiculus mus! ) que le monde était eu travail depuis plusieurs siècles. Leur fait—ou remarquer le mJaise général, ils répondent avec assurance que ces inquiétudes DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE tiennent à des causes passagères et accidentelles; ils regaraent comme une condition de l’humanité la lutte des peuples et de leurs chefs; ils trouvent enfin que la soci’té n’a plus rien à attendre, maintenant que la méfiance est ré g-ularisée ; ils font valoir, en faveur des théoi ies modernes, le rapide développement des sciences, l’importance qu’a prise l’industrie; et, s’ils gardent un modeste silence sur cette manière d’être de l’homme, qui, seule, sait parler au coeur et émouvoir, s’ils ne disent rien sur les beaux-arts, c’est qu’ils ne les considèrent que comme un délassement, comme une série d’images riantes et impressionnantes, dont le but utile est de charmer les loisirs d’une fastueuse et onéreuse oisiveté. Jetons donc un coup d’oeil rapide sur les sciences, l’industrie et les beaux-arts, et voyons si ces trois grands organes de la société, considérée comme un ÊTRE COLLECTIF, exécutent leurs fonctions avec cette aisance, et surtout avec cotte harmonie qui maintient la santé, la vigueur dans le corps social, et facilite les déveoppemetits doutil est susceptible. Nous pourrons bien mieux apprécier ensuite quelle est Finiluence de la disposition actuelle des esprits sur les relations individuelles et sociales. 6 Vol. 41 EXPQ1T1Ot SCIENCES. Notre siècle est pnéLré d’une sainte admiration n présence des progrès scientifiques qu’il a vus éclore; il cite avec complaisance le gruid nombre de ses savauts; et s’il daigne conserver quelque souvenir du passé, c’est pour opposer l’ombre à la lumière, le soirimeil au réveil, et se rendre ainsi w plus éclatant hommage. Examinons, k plus brièvement pOSSil)le, si cette prétention tS aussi tndée qu’on pourrait le croire au premier abord. La science se divise en deux branches de travail, Le perfectionnement des théories, et leur application. Remarquons d ‘abord d’ ii ne manière générale, que la plupart des savants négligent presque totalenieiul. la première branche, au profil de la seconde. Quant aux savants, en très-petit nombre, qui travaillent directement à faire marcher la science, tous sont engagés dans la voie qui a été ouverte à la fin du seizième siecle par BACON; ils entassent les ep.ériences , ils dissèquent la nature entière, ils enrichissent la science d nouveaux détails, ils ajoutent des faits plus ou moins curieux aux faits précédemment bE LA DOCTMN SAINT-SiMONIENNE observés; presque tous vérifient4, presque tous Sont armés du microscope, pour que les plus petits phénomènes n’échappent pas à leur vigilante exploration. Mais quels sont les . savants qui classent et coordonnent ces richesses entassées en désordre Oùsont ceux qui rangent les épis de cette abondante moisson’? Quelques gerbes s’aperçoivent çà et là; niais elles son I éparses dans le vaste champ de la science, et, depuis plus d’un siècle, aucune grande vue tiidorique n’a été produite. Si l’on demande quel lien unit l’attraction céleste et l’attraction mol’cu aire, quelle conception générale sur l’ordre phénoménal préside aux recherches des savants., soit que, selon la division admise, ils aient pour but l’étude des corps bruts ou celle des corps organisés; non-seulement de pareilles questions restent sans réponse, mais on ne parait même pas s’inquièter de rechercher cette réponse. On a divisé et subdivisé lestravaux, ce qui est fort sage, 1. Nous aurons occasion de dire plus tard la haute importaflce que nous attachons à la v$riflcatioia par les faits, mais même temps nous montrerons iin’elle n’est qu’une partie (lu travail du savant. 2. Newton est mort en 1727. La loi de Berzélius et de Davy rw parait se vérifier que sur les corps inorganiques. EXPOSITION sans doute, mais on a brisé le lien qui les resserrait et leur donnait une direction commune : dès lors chaque science, se félicitantde ce qu’elle appelait son affranchissement, a suivi une route articulière. De ce que l’ancienne conception ne satisfaisait plus aux découvertes modernes, on en a conclu qu’il fallait se livrer exclusivement aux recherches de l’observation, et l’on n’a plus élevé que des colonnes isolées, au lieu d’ordonner un édifice régulier. Cependant, dira-t-on, il existe des académies, où sont appelés tous les hommes qui, par leurs découvertes, ont donné des gages d’une haute capacité; on doit croire que le champ de la science es1 exploité par elles de la manière la plus étendue et la plus convenable. Oui, sans doute, il existe des académies, et les membres qu’elles comptent dans leur sein sont tous d’un grand savoir: ils possèdent chacun une science, quelques-uns mème en possèdent plusieurs. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner si l’esprit de coterie qui s’est introduit dans ces sociétés n’a pas présidé parteis au choix de quolquc élu e est là une des misères contemporaines que nous ne chercherons pas à faire ressortir; mais nous dirons de ces corps savants ce que nous DE LA DOCTBJNE SAiNT-SIMONIENNE 93 avons dit des sciences eliès-mêrnes : nulle grande vue n harmonise leur travaux. Les membres qui les composent se réunissent dans une même salle; mais, n’ayant aucune idée commune, il n’entreprennent aucun travail commun; ils ont tous le même costume, mais l’en-. seigne seule offre un caractère d’unité, car dans le fond aucune sympathie ne les apeIle l’un vers l’autre. Chacun se livre en son particulier à des recherches fort utiles et fort intéressantes assurément, mais sans se mettre en peine si une science voisine n’aurait pas pu éclairer ses recherches . Qielques physiciens abandonnent l’explication de NEwToN pour celle d’HuYGHENS, et la section de physique prend seule part, pour ainsi dire, à ce changement. Quant aux sciences MORALES ET. POLITIQUES, elles ne sont pas même représentées dans notre Institut. De cette organisation vicieuse des corps savants, de cette absence de hiérarchie intellec 4 Un des exemples les plus frappants en ce genre a été uffert par la chimie: on u analysé un g’and nombre de parties de l’homme et des animaux, en l’absence de toute vue phjsiologique, et il est certain que ces travaux, longs, péni bles, et pal fois dégoùtants, ne sauraient avoir, dans cet isolement, que des rsultats imparfaits. Nous citons cet exemple entre beaucoup d’antrea. S4 XPQStTLO tueile, iI résulte que l’académie la plus respec - table ne croit pas avoir une mission suffisamment ganctionnée pour cnnstater l’état des acquisitions faites et .eeliii des acquisitions fàire; pour poser les problèmes qu’il est important de résoudre pour apprécier les résultats obtenus et les efforts qu’ils ont exigés, pour diriger, en un mot, les travaux avec rapidité et régularité, dans un hut. de perfectionnement. Elle peut, bien proposer quelques prix mesquins pour obtenir la solution de telle ou telle question; mais si le public ne répond pas cet appel, ce qui arrive quelquefois, le problème est ajourné indéfiniment, et. le pas, sans doute neessaire, puisque le programme le disait, le pas reste à fairo. Telles sont les diverses causes anxquelies il faut attribuer la stérilité de nos académies. La penée de leur fondation fut bien plus d’offrir 1. L’Académie d’s Sciences est enilu arrivée au 1iojnt Ot devait li conduire sa vicieuse organisation : les rlécou vertes eientifi1nes se produisant depuis loniemis eu dehors d’elle, elle n’ose plus quider les savants, les diriger dans les voies où de nouvaux progres dmvent étre ohtenus elle n réellement donné sa démission, du moment où clic n’a pas craint de dévoiler son impuissance en proposant des prix aux meilleurs Mémoires scientifiques, sans indiquer aux concurrents un objet détermind, une qiwsiion à résoudre. DI1 LA DOCTRINE SMNT-SIiWONIENN une récompense, un lieu de retraite aux hommes qui auraient parcouru avec distinction la carrière de la science, que de créer des associations laborieuses, destinées à organiser et centraliser les efforts. Aussi, dépourvues de priitcipe actif, sans autorité pour distribuer le travail ct pour en juger les produits, n’obtiennent-elles que des résultats à peu près insignifiants, alors même qu’elles sont composées des plus hautes capacités. Que peut-on en attendre quand elles sont formées presque exclusivement de savants livrés à des travaux de détail, et; particulièrement à la pratique? Ce qui se passe sous nos yeux est la conséquence du défaut d’ordro que nous venons de signaler. En l’absence d’un inventaire officiel des deouvertes constatées, les savants isolés sont exposés chaque jour à répéter des expériences déjà faites par d’autres, et dont la connaissance, en leur épargnant des essais, souvent aussi pénibles qu’inutiles, leur faciliterait les moyens de marcher en avant. Ajoutons aussi que leur sécurité n’est pas complète : la pensée d’un concurrent les poursuit; un autre , peut-être, glane dans le même champ, et va prendre date (comme on dit’); il faut se cacher, se hâter, fafre avec 96 £XPos1TIor précipitation et dans l’isolement un travail qui demandait de la lenteur et réclamait les secours de l’association. On voit, en un mot, sous tous les aspects, se manifester les inconvenienl.s qui résultent dune organisation qui abandonne le perfectionnement des théories scientifiques à des tentatives individuelles. L’Académie ne COMMANDE pas le progrès, elle se contente de l’ENREGISTRER. Nous avons dit que la plupart des savants se livraient à la pratique. Là où l’existence des savants n’est point assurée par une prévision sociale, on conçoit l’abandon des travaux de pure théorie; car, pour s’y livrer, il faut que le hasard de La naissance donne à la fois la fortune et une haute capacité, double condition bien rareinent remplie. Ce n’est pas que le gouvernement ne récompense parfois les savants; mais, incompétent autant qu’il est possible de l’être, il cherche à les utiliser dans di’s écoles, dans des facultés, dans des arsenaux, etc., et toujours en leur ravissant, par la pratique, un temps précieux pour la théorie. Reste donc la noble et grande ressource des sinécures; mais, qui voudrait, à ce prix, acheter l’avantage de travailler en paix? Quel esprit élevé consentirait DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 à être pourvu par une fonction qu’il ne remplit pas, quand il sent en lui des titres véritables à. faire valoir? Pourquoi le irtot insultant de faveur interviendrait- il là où celui de justice doit tout exprimer? D’ailleurs, en échange d’une faveur, un pouvoir étranger à la science de- mande au savant, réduit au rôle de solliciteur, une servitude politique et morale complète, et iL lui faut opter entre son amour pour la science c’est-à-dire pour le progrès de l’intelligence hit. maine, et son amour pour lui-même. Mais, dira-t-on, il faut croire que la soeiéV trouve d’amples eompensa Lions aux inconvénients que vous signalez; les savants, obligés, pour vivre, de se livrer à l’application, font sans doute des prodiges dans cette direction. Cette pensée se présente naturellement; mais si on vient à la vérifier par les faiïs, on trouve des fonctions en général mal remplies, et nulle part on ue rencontre de prodiges. Le dgoûL et l’ennui se mêlent à des travaux quc l’on naime pas; la vie s’écoule en regrets, et de hautes capacités passent sur la terre et s’éteignent, après n’avoir rendu à la société qu’une faible partie des services qu’elles auraient pu rendre. Supposez qu Un habile ingénieur soit appelé à cuber, compter CL EXPOSiTION faire répandre des ta dé pierres sur (nie grande route; il est probable que cettô tâche sera plus mal remplie par lui que par un homme subaltérne, et la tâche beaucoup plus importante tlu.’il éùt été appelé à remplir né le sera pas. puisque nous parlons de l’application, n’est-il pas évidént que la première, la plus grande application de la science, devrait être faite à l’enseignement? Or il ‘ a discordance complète entre le corps savant ét lé corps enseignant; on pourraitdire, en toute rigueur, qu’ils ne parlent pas la même langue. Aucune mesure générale n’est prise pour que les progrès, à mesure qu’ils sont obtenus, passent iinmédiatement dans l’éducation; il n’existe point enfin d’échelle large et mesurée pour descendre de la théorie à la pratique. Ainsi, sans vouloir déprécier des hommes qui, par leurs veilles, ont bien mérité de la société, mais qui restent loin des Descartes, des Pascal, des Newton, des Leibnitz; sans chercher à dénigrer leurs travaux, qui supposent souvent une capacité peu commune, nous sommes forcés de reconnaître qu’aucune grande pensée philo-• sophique ne domine et ne coordonne les conceptions scientifiques actuelles. Nous ne pouvons découvrir, dans tout cet ensemble, qu’une bK LA lWCT1INE SÀINT-SIMONIENNK riche colleclion de faits particuliers ; c’est un musée de belles médailles dans l’attenl.e de la main qui doit les classer. Le désordre des esprits a envahi les sciences elles—mêmes, et l’on peut dire qu’elles offrenl l’afîligeant spectacle d’une anarchie complète. Prononçons, en terminant, que c’est dans l’absence d’une unité de vue sociale qu’il faut rechercher la cause du niai, et (lans la déconverl e de cette imité qu’oH trouvera le remède. 1NiFSTBIE. On a peut— être plus exalté encore les merveilles de l’indus!rif iiie celles de la science tâchons d’apprécier les efforts Leu tés d aiis celle direction. Ici, comme dans les sciences, nous ne chercherons à nier aucun des progrès qui ont été faits. Il est évident que les sciences, récemment dirigees vers l’application , ont di éclairer pi ii— sieurs branches de la technologie ; il n’est pas moins évident que, proIi[aTlt de tous les efforts de nos prédécesseurs, nous avons di les dépasser. La questIon n’est. donc pas (le savoir si l’indnstri a fait des conquêtes, auxquelles per— iOO £XPOSIT1ON sonne n’applaudit plus que nous; mais ce qui nous importe, c’est de rechercher si sa marche dans la voie des améliorations ne pourrait pas être beaucoup plus rapide qu’ellé ne l’est. Nous sommes conduits ainsi à observer l’industrie sous ses trois grands aspects 1” la partie teclinologique; ° l’organisation du travail, c’est—à- dire la répartition des efforts de la production, eu égard aux besoins de la consommation; 3° la relation des travailleurs avec les propriétaires des instruments de travail. Dans l’état avancé où se trouvent la science et l’industrie, la dernière se présente comme devant être, sous le rapport technologique, une déduction 4e la première, une application directe de ses données à la production matérielle, et non pas uuie simple collection de procédés ioutiniers, plus ou moins confirmés par l’expérience. Rien cependant n’est organisé pour la faire sortir des ‘voiès étroites où nous la voyons encore engagée., pour mettre les pratiques in— (lustrielles à la hauteur des théories scientifiques. Ici encore tout est livré aux chances incertaines des lumières individuelles. Des épreuves souvent longues, souvent préjudiciables, sont peu près les uniques moyens employés par les DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 101 industriels pour l’appréciation de leurs procédés; épreuves que chacun d’eux est obligé de renouveler, car, grâce à la concurrence, chacun d’eux est intéressé à couvrir de mystère, pour s’en conserver le monopole, les découvertes auxquelles il parvient. Lorsqu’un rapprochement s’opère entre la théorie et la pratique, c’est fortuitement, isolément, et toujours d’une manière incomplète. Sans doute, malgré ces entraves, des perfectionnements se sont fait jour; mais pourrait-on compter ce qu’ils ont coûté? Que d’efforts perdus, que de capitaux enfouis, et quelle douleur de penser que les fondateurs des plus beaux établissements en ont rarement recueilli les fruits! Dans l’industrie comme dans la science, nous ne trouvons que des efforts isolés; le seul sentiment qui domine toutes les pensées, c’est l’égoïsme. L’industriel se soucie peu des intérêts de la société. Sa famille, ses instruments de travail, et. la fortune personnelle qu’il s’efforce d’atteindre : voilà son humanité, son univcrs et son DIEU. Dans ceux qui suivent la même carrière il ne voit que des ennemis ; il les attend, il les épie, et c’est à les ruiner qu’il fait consister son bonheur et sa gloire. En quelles mains, enfin, 1fl IXPO51T1O? sont placés la plupart des ateliers etinstiuments d’industrie? Sont—ils livrés aux hommes qui pourraient en tirer le meilleur parti possible, clans l’intérêt de la société? Assurément non. Ils snnt, en général, maniés par des gérants inhabiles, et l’on ne remarque pas, jusqu’ici, que leur intéret persoitiwi ait conduit ces gérants à appiei dre ce qu’ils devraient sa-voir. T)es iiioonvénients non moins graves se manilestent dans l’organisation du travail. L’industrie, avons-nous dit, possède une théorie, et l’on pourrait croire que, par elle, on voit comment la pro duction et la cOnsolJifl2ation peuvent et doivent être harmonisés à tous les instants. Or, cette théorie elle-même est la pricipale source dii désordre; les économistes semblent s’être posé le problème suivant Étant dûniié des chefs plus igiiorants que les gouvernés, supposant en outre que, « loin de favoriser l’essor de l’industrie, ces « chefs voulussent l’entraver, et que leurs délé« gus fusseuL les ennemis-nés des producteurs, « quelle est l’organisation industrielle qui con— « vient à la société?» Laissez Iiire, laissez passer! telle a été la solution nécessaire, tel a été lu seul principe gé DE LA DOCTaINE SAINT-SIMONIENNE 103 néral qu’ils aient proclamé. On sait assez sous quelle influence cette maxime s’est produite, elle porte sa date avec elle. Les économistes ont cru résoudre ainsi, d’un trait de plume, toutes les qustions qui se rattachent à la production et à la distribution des richesses; ils ont confié à l’jntrt personnel la réalisation du grand précepte, sans songer que chaque individu, quelle que soit la pénétration de sa vue, ne saurait, dans le milieu qu’il habite, et du fond des vallées, juger l’ensemble quo l’on ne peut découvrir qu’au sommet le plus élevé. Nous sommes les témoins des désastres qui ont été déjà la suite de ce principe de circonstance, e ‘il fallait citer des exemples éclatants, ils viendraient en foule témoigner de l’impuissance d’une théorie destinée à féconder l’industrie. Aujourd’hui, s’il règne quelques privilèges exclusifs, quelques monopoles, la pluparL n’ont d’existence que dans les dispositions législatives. De fait la liberté est grande, et la maxime des économistes est appliquée g4néralement en France .et en Angle- terre. Eh bien! quel est le tableau que nous avons sous les veux? Chaque industriel, privé de guide, sans autre boussole que ses observations personnelles, toujours incomplètes, quelque 104 EXPOSITION étendues ciue soient ses relations, cherche à s’instruire des besoins de la consommation. Le bruit vient-il à circuler qu’une branche de production présente de belles chances, tous les efforts, tous les capitaux se dirigent vers elle, chacun se précipite en aveugle; on ne prend pas le temps de s’inquiéter de la mesure convenable, des limites nécessaires. Les économistes applaudissent à la vue de cette encombrée, parce qu’au grand nombre de joûteurs, ils reconnaissent que le principe de la concurrence va être largement appliqué. Hélas! que résulte-t-il de cette lutte à mort? Quelques heureux triomphent ; mais c’est au prix de la mine complète d’innombrables victimes. La conséquence nécessaire de cette production outrée, dans certaines directions de ces efforts incohérents, c’est que’l’équilibre entre la production ét la consommation est à chaque instant troublé. De là ces catastrophes sans nombre, ces crises commerciales qui viennent épouvanter les spéculateurs et arrêter l’exécution des meilleurs projets. Qn voit se ruiner des hommes probes et laborieux, et la morale est blessée de pareils exemples; car ils poussent à conclure qu’apparemment, pour réussir, il faut quelque DE LA DOGTR’INE SAINT-SiMONiENNE io chose de plus que la probité et le travail; on devient fin, adroit, rusé; on ose même se glorifier d’être tout cela; ce pas une fois franchi, on est perdu. Ajoutons maintenant que lé principe fondamental, LAISSEZ FAIRE, LAISSEZ PASSER, suppose l’intérêt peronnel toujours en harmonie avec l’intérêt général, supposition que des faits sans nombre viennent démentir. Pour choisjr entre mille, n’est-il pas évident que si la société voit son intérêt dans l’établissement des machines à vapeur, l’ouvrier qui vit du travail de ses bras ne peut pas joindre sa voix à celle de la société? La réponse à cette objection est connue; on cite l’imprimerie, par exemple, et l’on établit qu’elle occupe plus d’hommes aujourd’hui qu’il n’y avait de copistes avant son invention, puis l’on tire la conséquence, et l’on dit Donc tout finit par se niveler. Admirable conclusion! Et, jusqu’à l’achèvement complet de ce nivellement, que ferons-nous de ces milliers d’hommes affamés? Nos raisonnements les consoleront-ils? prendront-ils leur misère en patience, parce que les calculs statistiques prouveront que, dans un certain nombre d’années, ils auront du pain? Ass’urément la mécanique n’a rien à voir ici, 106 EXPOSITION elle doit enfanter tout oe que son génie lui inspire; mais la prévoyance sociale doit faire en sorte que les conquête de l’industrie ne soient pas comme celles de la guerre; les chants funèbres ne doivent plus se mêler aux chants d’allégresse. Le troisième rapport sous lequel on peut envisager l’industrie est la relation entre les travailleurs et les possesseurs des instruments de travail ou des capitanx. Mais cette question se rattache à la constitution même de la propriété; elle sera pour nous l’objet d’un examen approfojidi, car elle est un des aspects généraux de la réforme sociale qu’amène ra la nouvelle doctrine, et nous ne pourrions sans anticipation jeter un coup d’oeil sur le caractère qu.e nous présentent, à cet égard, les sociétés actuelles. Nous ferons seulement remarquer que les terres, ateJier, capitaux, eto, ne peuvent être employés avec le plus grand avantage possible à la production qu’à une condition c’est d’être confiés aux mains les plus habiles à eu tirer parti, ou, en d’autres termes, aux capacités industrielles Or, aujourd’hui, la capacité toute seule est un faible titre eu crédit; pour acquérir, il faut pos— scder djè. Le hasard de la naissance distribue en veuz1e les instrunients de travail quels DE L UOCTBINJ SAiNT-SIMONIENNE 1O qu’ils soient, et si l’héritier, le propriétaire oisif, les contient aux mains d’un travailleur habile, il est bien entendu que le plus pur produit, le premier gain est pour le propriétaire incapable ou paresseuxt. Que conclure de Lotit ce qui précède, si cc n’est que les résultats que nous admirons seraieiit dépassés de beaucoup, et. cela sans les malheurs (but nous sommes chaque jour les témoins, si l’exploitation du globe était régularisée, et si, par conséquent, une vue générale I)résidait à cette exploitation:’ C’est donc encore ici l’unité et l’ensemble qui nous manquent. Les chefs de la société ont crié : Sutivo qui peut.’ et chaque membre de ce grand tout s’est séparé en disant CIi,’ic,ii, pour soi, I)ieu pour PEk— SONNi iŒU\—AI{TS. Après avoir montré l’absence d’un but com— muri dans les sciences et dans l’industrie, il ne nous reste plus qu’à jeter un coup d’oeil sur les beaux-arts, pour avoir embrassé tous les modes de l’activité de l’homme. I . Kn ltai1aii hi uestion de la propriété, nous montre— IOJIS (Ouhiflelit le j(r((/nft/uirf ei.iî ep1oite le (/iI(’(,i(3111 do 07h -mv oL onhnieflt echti—ri eploit@ à SOfl tour l’OttVrj(’J. SXPOSITION Lorsqu’on se reporte aux siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X, de Louis XIV, et qu’on vient à jeter les veux sur le dix—neuvième siècle, on ne peut que sourire, et personne ne songe à établir un parallèle; sur ce point du moins tout le monde s’accorde. Il est vrai que les journaux nous consolent de cette disgrâce, en nous assurant que nous sommes éminemment positifs; mais cette explication est un faible motif de consolation pour ceux qui savent le vrai sens de cet objectif magique dont on abuse si étran— gement. Nous aussi nous reconnaissons l’état de dépérissement et de langueur des beaux-arts; mais nous l’attribuons à des causes fondamentales, et il est d’autant plus intéressant de remonter à ces causes, que plus tard nous aurons à faire voir quel est le véritable rôle des heaux—arts, el quelle est pour nous l’étendue de ce mot4. Les beaux-arts sont l’expression du sentiment, c’est-à-dire de l’une des trois manières d’être de l’humanité, qui, sans eux, manquerait de langage; sans eux, il r aurait lacune dans la vie in— I. Voir l’écrt intitnIt .&ux Artistes, sur le passé cL l’avenir (les beaux-arts. (l)otriiw de Sairit—Siwon) Paris, 1880, nu bureau du Globe, ‘ue Monsigny, u° fi. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 109 dividuelle, lacune dans la vie sociale. C’est par eux que l’homme est déterminé aux actes sociaux, qu’il est entraîné à voir son intérêt privé dans l’intérêt général; ils sont la source du dévouement, des affections vives et tendres. L’aveu que l’on fait aujourd’hui, avec une sorte de complaisance, de leur infériorité, est un aveu déchirant de la sécheresse des sentiments généraux, et même des sentiments individuels. A quel rôle sont-ils réduits, lor,qu’on regarde leur expression comme frappée d’impuissance, lorsqu’on les avilit jusqu’à n’être itLS qu’une récréation? Il r a deux parties dans les beaux-arts la poésie ou l’animation, et la forme ou le technique. C’est la première, sans doute, qui détermine l’autre; cependant on a vu la poésie disparaître, et la perfection technique lui survivre. Aujourd’hui on s’occupe presque exclusivement de la forme, la nature des affections dont elle doit être l’interprète est.à peine considérée. Nous apprécions un ouvrage d’art indépendamment de son action sur nos sympathies, c’est-à-dire que nous ne l’envisageons que sous un seul aspect. De là l’indifférence dans laquelle les beauxarts nous trouvent et nous laissent. Ajoutons, en passant, qu’aujourd’hui les véritables ar HO EXPOSITION tistes, les hommes vivement inspirés, ne réfléchissent que des sentiments antisociaux, car les seules formes poétiques où l’on retrouve de l’animation sont la satire et l’élégie. Celle-ci est, il est vrai, aujourd’hui le langage des âmes tendres, des organisations privilégiés; mais toutes deux s’altaqnent également aux sentiments sociaux, soit par l’expression passionnée du désespoir, soit par celle du mépris, dont le rire infernal s’attache à souiller tout ce qu’il r a de pur et de sacré. Mais, sans nous arrêter plus longtemps sur ce sujet qui ouvre une carrière si facile à la critique du présent, pénétrons dans les relations sociales, générales et individuelles; nous y trouverons la cause de la décadence des beaux-arts, nous vérifierons, en même temps, le désordre que fait pressentir le tableau que nous venons de tracer de l’activité scientifique et industrielle. Nous avons dit plus haut ce qu’il fallait entendre par les mots époques organiques, époques critiques; nous avons dit que le paganisme jusqu’à Socrate, et le christianisme jusqu’à Luther, avaient formé deux états organiques; esquissons rapidement quelques —uns de leurs caractères. La base fondamentale des sociétés de l’anti- DE LA DOCTRiNE SA1NT-SIMONLErNE w quité fut l’ESCLAVAGE. La guerre était pour ces peuples l’unique moyen (le s’approvisionner d’esclaves, et par conséquent des choses propres à satisfaire les besoins matériels de la vie; chez eux, les plus forts laient les plus riches; leur industrie se bornait à savoir dépouiller. Malheur au faible qui ne pouvait supporter le poids de l’armure! La pensée dominante de ces peuples, leur but de tons les jours, c’était la gnerre; toutes leurs passions, tous leurs sentiments répondaient au cri de guerre, et leurs émotions les plus fortes prenaient leur source dans l’amour de la patrie, dans la haine de l’étranger. La mère elle-même rendait grâce aux dieux lorsqu’on lui apportait le bouclier de son fils. Parcourez la Grèce, parcourez l’Italie, vous n’entendez que le bruit des armes, et Rome a cessé d’être Rome quand le tetnple de Janus a été fermé. Faut-il donc nous étonner eubore de la puissance des beaux-arts è cette époque? Une même passion anime tous les coeurs, un même but les dirige, une même pensée les pousse au dévouement; or, le dévouement et l’inspiration poétique sont inséparables. Plus Laid, lorsque le christianisme, préparé par l’école de Socrate, eut détruit l’esclavage, E X P OS L TiO N lorsqu’au prix de mille douleurs les préceptes de l’Évangile, appliqués à la politique sous le nom de catholicisme, eurent donné à la société une organisation nouvelle, en harmonie avec ses besoins, la foi devint une patrie spirituelle, commune à tous les enfants du Christ; et. malgré les haines et l’égoïsme des nations, la nouvelle patrie vit renaître un nouvel amour; alors aussi on vit reparaître de grands dévouements et de grandes inspirations. Huit croisades successives, dans le court intervalle de deux siècles, n’affaiblissent pas la ferveur des peuples; et les siècles de Léon X et de Louis XIV viennent couronner le grand oeuvre du catholjcisme et de la féodalité, qui ne devaient ius avoir que quelques instants d’existence, ou plutôt d’agonie; car, après quinze siècles, l’organisation du moyeti âge était menacée de toutes parts. Le clergé, incapable de continuer la mission divine qu’il avait commencée, avait abandonné les faibles q&il devait protéger, et s’était subordonné aux successeurs de César; d’un autre côté, la noblesse qui s’était consacrée aussi, sous le nom de chevalerie, à la défense du faible, était venue prendre ses invalides dans les antichambres brillantes du grand roi; et les laïques, s’ern DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE H3 parant peu à peu de la science et de la richesse, renversèrent, avec ces armes puissantes, la coalition impie qui croyait à l’éteinité de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce n’est pas le lieu de décrire la longue lutte qui a préparé l’affranchissement complet de l’homme par l’abolition du servage; nous savons tous quelle a été l’issue de cette lutte engagée dès la fin du quinzième siècle. Nous vivons au milieu des débris de la société du moyen age, débris vivants, qui expriment encore quelques regrets autour de nous. Nous n’avons eu d’autre but, en rappelant ces faits, que d’établir le ca— ractère distinctif de notre époque, et de constater que flous assistons à l’une de celles que flOUS avons désignées sous le nom de critiques. Le cachet des époques critiques, comme celui des grandes déroutes, c’est l’é,qosmo. Toutes les croyances sont abolies, tous les sentiments communs sont éteints, le feu sacré n’a plus de vestales. Le poète n’est plus le chantre divin, placé en tête de la société pour servir d’interprète à l’homme, pour lui donner des lois, pour réprimer ss penchants rétrogrades, pour lui révéler les joies de l’avenir, et soutenir, exciter sa marche progressive : non, le poète ne trouve 7Vol.41 8 114 EXPOSITION plus que des chants sinistres. Tantôt il s’arme du fouet de la satire, sa verve s’exhale en paroles amères, il se déchalne contre l’humanité tout entière, il pousse l’homme à la défiance, à la haine de ses semblables; tantôt, d’une voix affaiblie, il lui chante en vers élégiaques les charmes de la solitude, il s’abandonne au vague des rêveries, il lui peint le bonheur dans l’isolement; et cependant, si l’homme, séduit par ces tristes accents, fuyait ses semblables, loin d’eux il ne trouverait que le désespoir. Mais ce langage n’a plus même le pouvoir d’entraîner; sur la fin d’une époque critique, on n’émeut plus l’homme en parlant à son coeur, il faut lui faire voir SA fortune en danger; aussi observez les chefs actuels de la critique; lorsqu’ils ont voulu populariser leur système, ont-ils appelé nos poètes, nos peintres, nos musiciens? Qu’en auraient-ils fait? ils ne pouvaient toucher en nous que les cordes qui répondissent à des désirs individuels. Ils ont donc évoqué le fantôme de la féodalité, ils nous l’ont présenté tout armé, venant d’une main reconquérir la dîme, et de l’autre arracher leurs propriétés aux acquéreurs de bièns nationaux1. Plus récemment, lorsqu’une 1. Nous sommes loin de prétendre que les tôntatives rétro- DF LA IIOCT1IINE SAiNT-SIMONIENNE 41 attaque redoutable a été dirigée contre la liberté (le la presse, contre le palladium de nos libertés (comme n dit en langage de tribune), a-t-on eu recours, pour la défendre, à des considérations générales, morales? Fort peu. Qui ne sait com— l)ien est restreint le nombre des hommes disposés à prendre parti pour ce qu’on appelle l’intérêt général! On s’est prudemment adressé à quelque chose de plus positif; ou a rédigé des pétitions dans l’intérêt des libraires, imprimeurs, papetiers, brocheurs, colleurs, etc. Ah! disons-le : les beaux-arts n’ont plus de voix quand la société n’a plus d’amour; la poésie n’est pas l’interprète de l’égoïsme. Pour que le véritable artiste se révèle, il lui faut un choeur qui redise ses chants et reçoive son âme lorsqu’elle s’épanche. Mais s’il n’existe pas d’affections sociales, les affections individuelles sont - elles, en re— grades, signalées par les directeurs actuels de l’opinion publique, aient été de simples fruits de leur imagination craintive, et qu’il ait été inutile d’opposer cet obstacle aux partisans aveugles du passé ; nous voulons simplement constater ce fait, savoir: qu’aux époques critiques, on ne sait, on ne peut agiter les masses que par la crainte, jamais par l’espoir; par la haine, jamais par l’amour; par l’intérêt, jamais par le devoir; par l’égoïsme enfin, jamais par le dévouement. EXPOSITION vanche, très-développées? Bien que la génération actuelle se réfugie avec orgueil dans cette sphère lorsqu’on l’accuse d’égoïsme, il s’en faut de beaucoup pourtant qu’elle j soit à l’abri de ce reproche. Comment se forme aujourd’hui ce lien si doux par lequel un sexe s’unit à l’autre, pour mettre en commun et les joies et les peines de la vie? Nous avons tous appris ce que c’est qu’un bon mariage, par opposition à ce qu’on appelle un sot mariage. Pauvres jeunes filles on vous met à l’encan comme des esclaves; aux ,jours de fête on vous pare pour vous faire vaIQir; et, souvent, dans son impudeur, votre père met vos attraits dans la balance, pour donner un peu moitis d’argent à l’indigne époux qui vous marchande. Sans doute, et nous le disons avec joie, il est des hommes qui répudient cet odieux trafic, mais ils sont en petit nombre, et le monde s’en rit. On pourrait croire que les affections paternelles et filiales, celles qui naissent, pour ainsi dire, le jour où nous recevons la vie, ne sont pas de nature à subir d’aussi grandes altérations; et cependant toutes les sympathies s’enchaînent; la cause qui affaiblit les unes réagit également sur les autres; pour acquérir son entier développe- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Iii ment, le sentiment a besoin de recevoir toutes ses applications. N’avons-nous pas vu la philosophie mettre froidement en doute les devoirs réciproques des parents et des enfants? et les successions n’ont-elles jamais adouci des regrets, n’ont-elles jamais tari des larmes? Tous ces maux, toutes ces misères, nous les constatons avec douleur, mais sans amertume. Nous disons qu’ils rongent la société, et qu’ils l’anéantiraient s’ils lui étaient inhérents. En nommant 1’GoïsME, nous avons mis le doigt sur la plaie la plus profonde des sociétés modernes; il règne en maître chez les nations comme chez les individus. Au moyen âge, grâce au lien religieux, on vit plus d’une fois, malgré les haines nationales, les peuples de l’Europe se lever de concert pour marcher vers un but commun. Les souverains de nos jours ont essaîé de rétablir entre eux une association, mais leurs efforts n’ont eu pour résultat qu’une espèce de parodie du passé, décorée du titre de Sainte-Alliance. Ce pacte européen, basé sur des intérôts étroits, et conçu uniquement dans la crainte du mouvement révolutionnaire, privé du souffle de vie qui animait l’ancienne confédération, ne pouvait avoir qu’une existence éphémère; il ne réalisait 418 EXPOSITION rien de plus que ce qui avait été tenté vainement, à diverses époques, pour assurer le maintien de l’équilibre européen, problème insoluble, tant que les peuples de l’Europe ne se sentiront pas unis par un but commun; jusque-là, pleins de défiance les uns envers les autres, livrés à leur individualité, hostiles contre tout pouvoir qui ne s’associe pas à leur destinée (qu’ils ignorent, mais qu’ils cherchent), les membres de cette grande famille européenne ne se sentiront pas, comme au temps de la fraternité spirituelle des chrétiens, liés par un même devoir, par une même loi morale. Nous avons gémi sur les malheurs récents de l’Italie et de l’Espagne; nous avons vu ces peuples essayer de s’affranchir et d’adopter la forme d’un gouvernement que nous prétendons aimer qu’avons-nous fait pour eux? des voeux impuissants. Les Grecs, massacrés par milliers, ont imploré notre pitié; nous somms—nous croisés? Non, il a fallu nous donner de fêles et des concerts pour nous arracher une stérile aumône prélevée sur le superflu! 1. Qu’aurions-nous è répondre aux bwItuus du mo’o,i égo, s’ils nous (lcrnan(laidnt compte de notre tiédeur en eettc circonstance ? qu’aurions—nous ii leiw réprnnlro’, s’ils nons ‘iemnndaicnt compte 1e I Ii de scr,nc’iif ? DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 119 Dira-t-on que ce sont les gouvernements qui ont réprimé l’élan des nations européennes, et que, sans les entraves apportées par eux, nus aurions volé au. secours de nos frères et vengé leur défaite? Mais l’Amérique, ce pays-modèle, qui n’a pas le prétexte banal de la contrainte exercée par son gouvernement, qu’a-t-elle fait? Il faut le dire à sa honte, elle a passé un marché avec les Turcs pour les approvisionner! Quelques parties de l’Amérique du Sud ont voulu secouer le joug espagnol qui pèse encore sur elles; les États—Unis, tout remplis des souvenirs amers de la métropole; les États-Unis, où retentit encore le bruit des chaînes naguère brisées, ont-ils facilité en rien l’émancipation de leurs compatriotes? Non. Ont-ils, enfin, offert à la république d’Haïti le secours de leurs finances pour payer sa ranQon? Non, toujours non. Ce peuple libre qui a secoué, dit-on, tous les préjugés de la vieille Europe; ce peuple, en avant de tous les peuples dans les voies de la civilisation, a protesté contre l’existence d’un peuple affranchi, d’une nation de nègres’! Ah! sans doute, le tableau que nous venons 1. Lin septième de la population américaine cultive dans l’esclavage cette /viic dc lu lilwrk. i20 EXPOSITION de tracer de l’époque actuelle serait déchirant s’il pouvait être l’image de l’état définitif de l’humanité. Heureusement un meilleur avenir lui est réservé, et le présent, malgré ses vices, est gros dé éet avenir vers lequel sont tournés toutes nos espérances, toutes nos pensées, tous nos efforts. Pour détruire un ordre social qui n’était plus possible, on a proclamé la liberté, et nulle idée ne pouvait être plus puissante contre des hiérarchies justement déchues4 dans l’estime des peuples; mais lorsqu’on a voulu appliquer cette idée, soit en Europe, soit en Amérique, à la construction d’un NOUVÉL ORDRE SOCIAL, on a produit l’état (lue flOUS venons d’esquisser. On a semblé croire que la solution du problème consistait à mettre le signe moins devant tous les termes de la formule du moyen âge, et cette étrange solution n’a pu engendrer que l’ANARCHIE; les publicistes de notre époque sont restés les échos des philosophes du dix—huitième siècle, sans s’apercevoir qu’ils avaient une missioi INVERSE remplir. Ils ont continué l’attaque avec la même chaleur que 1. Nous avons souligné ces mots, pour répondre indirectement au personnes qui paraissent croire que nous voulons ramener le passé, parce que flous savons lui vendre justice. DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE si l’ennemi avait été encore en présence, et ils s’épuisent à combattre un fantôme. Le temps est-il venu pour la production d’une Doctrine sociale nouvelle? Tout l’annonce: et la profondeur du mal, et les efforts même infruc—. tueux de quelques philanthropes, et les cris de détresse des intelligences élevées. Depuis plusieurs années M. Guizo’t, et surtout M. Cousin, annoncent quelque chose d’autre que ce dix- huitième siècle, proclamé longtemps comme le dernier terme des progrès de l’esprit humain. Saint-Simon a eu occasion d’adresser ses remerciments au premier, dans un post-scriptum que nous rapporterons ici4. Quant au second, on l’a 1. « Il y a, messieurs, disait Saint—Simon, Ides hommes « qui rendent de grands services aux inventeurs, ainsi qu’au « public; ce sont les vulgarisateurs les inventeurs, ainsi « que le public, ne sauraient trop les encourager. Voltaire « fait connaître les idées critiques de Baylo ; M. Guizot vient ( de populariser les observations que J’avais publiées dans « l’Organisateur, relativement à la division de notre nation « en deux peuples, relativement aussi à l’alliance de la royauté « avec les Gaulois, et relativement à la faule commise « par Louis XIV, d’avoirabandonné les Gaulois, pour &allier « de nouveau avec 1m Francs. e Je prie M. Guizot de recevoir mes sincères remerci— e ments : je l’invite à lire cette lettre avec attention, il est « très-désirable pour le public, ainsi que pour moi, qu’il « s’approprie son contenu aussi complètement que mes pre— « mières idées sur la marche de la royauté en Fraiice. » (Henri Saint-Simon, Système industriel, p. 153. 4824.) 122 EXPOSITION vu, il y a quelques années, apporter comme conclusion définitive de la philosophie, la conception du GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF. c’est-à-dire l’état politique que le premier quart du dix-neuvième siècle a réalisé. Pour nous, (jul n’adoptons ni le moyen âge ni le constitutionalisme, nous franchissons la limite du présent; et le régime actuel, même modifié, même perfectionné, ne nous apparaît que comme provisoire, car c’est dans sa base même que se trouve le vice dont il est atteint. Toutefois nous ne sommes point ingrats envers les défenseurs de ce système; ils opposent, nous le savons, un obstacle salutaire aux tentatives de rétrogradation des anciens intérêts généraux; ils servent ainsi de contre—poids à une fraction de la société, qui pourrait introduire le désordre dans la population européenne, dont le premier besoin est la paix. Mais nous n’attendons rien de leurs efforts pour l’organisation des peuples; car, semblable en tout à la guerre, la critique n’a de puissance que pour détruire, et aujourd’hui la critique a rempli sa mission. Le temps approche où les nations abandonneront les bannières d’un libéralisme irréfléchi et désordonné, pour entrer avec amour dm15 tin état do peix et de bonheur, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 13 pour abdiquer la méfiance, et reconnaître qu’il peut exister sur la terre un pouvoir légitime. En portant sur les relations sociales un oeil attentif, nous avons reconnu que tous les liens qui avaient uni les hommes dans le passé étaient rompus, et nous n’avons exprimé aucun regret; nous n’avons pas même pleuré en vorant S’éteindre l’amour exclusif de la patrie, parce qu’il n’est à nos euxque l’égoïsme des nations, et que ce sentiment si pur, qui a inspiré tant do nobles dévouements, tant de généreux sacrifices, doit disparaître devant un sentiment plus pui, plus grand, plus fécond, l’amour de la famille univrsollo des hommes. Aurions-nous encore à repousser les idées de joug, de despotisme, que le mot de pouvoir réveille ordinairement dans les esprits inquiets ? Ah! messieurs, bénissez avec nous le joug que l’on impose par la con iciion, et qui satisfait tous les sentiments déposés dans le coeur de l’homme; bénissez un pouvoir dont la pensée unique est de pousser les peuples dans la voie du progrès etde lcdnder toutes les sources de la prospérité puhiiquc. La doctrine que nous annonçons doit s’emparer de l’homme font on fier, et donner aux trois grandes facultés humaines im but com— EXPOSITION mun, une direction harmonique. Par elle, les sciences marcheront avec ensemble, avec unité, vers leur plus rapide développement; l’industrie, régularisée dans l’intérêt de tous, ne présentera plus l’affreux spectacle d’une arène; et les beaux- arts, animés encore une fois par une vive srm— pathie, nous révéleront les sentiments d’enthousiasme d’une vie commune, dont la douce influence se fera sentir sur les joies les plus secrètes de la vie privée. DEUXIÈME SÉANCE. LOI DU DÉVELOPPEMENT DE L’HUMANITÉ. —— RIFICATION DE CETTE LOI PAR L’HISTOIRE. Nous avons Iracé un tableau pénible, Messieurs; nous n’avons dù songer qu’à être vrais. Il nous en a coûté de vous mettre face à face avec la société, telle que le criticisme l’a faite, et de découvrir ses plaies, pour vous faire sentir la nécessité et l’opportunité d’une nouvelle doctrine générale. Nous vous avons épargné toutes les douleurs que l’on éprouve en pénétrant dans DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t l’intimité de ces familles sans foi, sans croyances, qui, repliées sur elles-mêmes, ne se rattachent plus à la société que par le lien de l’impôt. Nous n’avons rien dit de cette époque sanglante où l’équipage révolté brisa le gouvernail avant d’en avoir construit un meilleur. Nous aurions pu vous montrer l’autel profané par la scandaleuse concurrence des cultes, ou renversé par l’athéisme, et les débris du sceptre dispersés entre mille mains, comme on voit, après une victoire, les soldats se partager les dépouilles du vaincu. Mais nous avons pensé que vos esprits, une fois désenchantés de cette merveille de la liberté, au nom de laquelle tout est permis., sauraient apprécier, comme les nôtres, tout ce qui ressort de cette funeste métaphîsique; et,. après avoir annoncé une doctrine qui donne la solution du grand problème social, nous allons nous hâter de vous l’exposer, pour ramener votre pensée sur des idées consolantes, pour vous soulager de ce malaise et de cette anxiété qui agitent tous les bons esprits, au moment où la société va revêtir une vie et des formes nouvelles. Nous avons dit, dès le début, que la..conception de Saint-Simon était vérifiable par l’his EXPOSITi0 Loire; n’attendez de nous iii la discussion des faits partiels, ni l’éclaircissement des détails consignés dans d’obscures chroniques. Nous ne porterons vos regards que sur les lois générales qui dominent tous les faits; lois simples et con s- tantes comme celles qui régissent l’organisation de l’homme. Plus le chaos des événements et leurs pertubations sans nombre les ont masquées pour vous jusqu’à ce jour, plus vous serez pénétrés d’admiration pour l’homme qui nous les dévoilait à son lit de mort. Saint-Simon eut pour mission de découvrir ces lois, et il les légua au monde comme un sublime héritage. Notre mission, à nous qui sommes ses disciples, est de continuer sa révélation, de développer ses hautes conceptions, et de les propager. Le chef de notre école, Messieurs, n’a pas échappé à la persécution qui semble être, poui tous les novateurs, une sorte de triste privilége. Représentez-vous quel dut être l’affreux martre de ce génie ardent et sublime, possédant la loi de l’humanité, l’annonçant, et n’excitant que la risée. Il montra une route nouvelle aux savants, et les savants l’accablèrent de leurs dédains par lui, on peut le dire, l’univers tout entier DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMON1ENNF 17 fut pour la seconde fois donné aux hommes, et il mourut dans l’abandon et le dénuement. Poursuivi par les huées de la foule académique, abreuvé de fiel, il fut frappé des verges du clix- neuvième siècle, la misère et le ssrcasme. Représentez - vous l’indignation de ce génie inconnu, se débattant sous le faix des mépris dont il était couvert; s’épuisant à prendre toutes les formes sans réussir jamais à frapper les esprits; s’adressant à toutes les intelligences, et toujours renvoyé devant le tribunal aveugle de l’opinion publique; repoussé par ceux qu’il avait nourris, renié par ceux qu’il avait adoptés, et tournant. ses derniers regards vers l’avenir, pour rencontrer un sourire et obtenir une bénédiction. Telle est en abrégé, Messieurs, la vie de SaintSimon; tel fut le partage de celui qui avait droil aux couronnes que l’humanité reconnaissante décerne à ses bienfaiteurs, et qui n’obtint que la couronne douloureuse du martrre. C’est pendant le cours de cette vie, toute remplie d’humiliations et de sacrifices, que, planant au-dessus de son siècle qui le répudiait, et se frayant une route nouvelle à travers les coeurs glacés et les intelligences étroites qui l’entouraient, cet homme PASStONN pour l’humanité parvint EXPOSITION prophétiser l’avenir, et à vérifier ses prophéties par des vues toutes nouvelles sur le passé. L’humanité, a-t-il dit, est ua être collectif qui se développe; cet être a grandi de génération en génération, comme un seul homme grandit dans la succession des âges. Cet être a grandi, en obéissant à une loi qui est sa loi phrsiologi que; et cett.e loi a été celle d’un développement progressif. Le fait le plus général dans la marche des sociétés, celui qui renferme implicitement tous les autres, est le progrès de la conception MORALE par laquelle l’homme se sent une destination sociale. L’institution politique est la réalisation, la mise en pratique de cette conception, son application à l’établissement, au maintien et aux progrès des relations sociales. Une première classification des faits du passé devient alors nécessaire; c’est celle que nous avons déjà indiquée, dans la séance précédente, par les noms d’époques organiques et époques critiques; les premières présentant le spectacle de l’union entre les, membres d’associations de plus eu plus étendues, c’est-è-dire déterminant. la combinaison de leurs efforts vers un but commun; les autres, au contraire, pleines de désor DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE dre, brisanl d’anciennes relations sociales, et tendant enfin de toutes parts vers l’égoïsme. Ajoutons toutefois que celles-ci furènt toujours utiles, nécessaires, indispensables, puisqu’en détruisant des formes vieillies, qui nuisaient, après y avoir longtemps contribué, au développement de l’humanité, elles facilitèrent la côncepti.on et la réalisation de formes meilleures. Viennent ensuite trois grandes séries secondaires, qui répondent aux trois modes de l’activité humaine, le SENTIMENT, l’intelligence et l’activité matérielle. La première comprend tous les faits du développement des sympathies huiiiaines, représentées par les hommes qui, vivement inspirés par elles, ont. su les communiquer aux masses; la seconde se compose des termes du progrès constant des sciences, qui indiquent ainsi le développement de l’esprit humain; la troisième, enfin, que nous désignons par ces mots: l’activité matérielle, est représentée dans le passé par la double action de la guerre et de l’industrie, dans l’avenir par l’INDUsTRIE SEULE, puisque l’exploitation de l’homme par l’homme era remplacée par l’action harmonique des hommes sur la nature. Saint-Simon nous montre, à l’origitie, la haine 430 EXPOSITION développée au plus haut degré de famille à famille, de cité à cité, de nation à nation. Toutes ces antipathies, toûtes ces violences s’exercent, il est vrai, surtout en dehors du cercle d’association, quelque petit qu’il soit; mais dans l’intérieur de la patrie, de la cité, de la caste ou de la famille, les habitudes brutales que la haine de l’étranger a fait contracter se reproduisent. Dans la famille, l’homme a droit de vie et de mort sur tout ce qui l’entoure: au temple, c’est par un sacrifice sanglant qu’il se rend les dieux favorables; il ne quitte sa demeure que revêtu de ses armes, car il ne peut faire un pas sans rencontrer un ennemi; peu à peu cependant, des sentiments moins sauvages se font jour; l’homme n’immole plus son prisonnier; il le fait travailler pour mi, il le réduit en esclavage; plus tard, cette loi si dure du vainqueur s’adoucit par degrés insensibles, et un progrès immense est accompli le jour où le servage est établi sur les débris de l’antiquité. et sous la puissante égide d’une religion qui prêche la fraternité humaine. Aujourd’hui, messieurs, nous consultons 1’ histoire, pour savoir ce que c’était qu’un maître, et pour mesurer la distance qui séparait le sei— gneur du serf attaché la glèbe; l’homme a hor BE lA D0CTRINi SAiNT-SIMONIENNE 13t reur du sang, qui longtemps fit ses délices; l’appareil des supplices barbares a disparu, même pour châtier le coupable; les haines nationales s’effacent de jour en jour, et les peuples, prêts à former une alliance complète et définitive, nous offrent le beau spectacle de l’humanité gravitant l’AssocIArIoN UNIVERSELLE. D’une autre part, la ftrce guerrière, d’abord déifiée, est détrônée par le travail pacifique. Saint-Simon nous montre le Grec et le Romain abandonnant les arts industriels aux viles mains del’esclavc, et rougissant de ce qui est pour nous un titre d’honneur. L’esclave rend alors à son maître la totalité de son travail; mais l’homme obéit à sa loi, il l’accornpliL leiitemcnt, mais infailliblement, et bientôt le tribut de l’esclave diminue: il ne rend plus, sous le irnm de serf, qu’une partie du produit de ses sueurs; cette partie va même sans cesse décroissant jusqu’à n’être plus qu’une faible fraction, que nos pères ont connue sous le nom de corvées, redevances, dîmes, Jetez les yeux sur l’Europe: l’amour des travaux pacifiques a succédé à l’ardeur des combats. Vous ne voyez plus de ces populations dévorées du besoin de la guerre; on arrache péniblement l’homme à la charrue pour lui faire EXPOSITION prendre les armes; on ne ceint plus d’épée pour satisfaire un instinct guerrier, et Napoléon, ce génie que Rome oublia de produire, et qui vint, après deux mille ans, étonner l’Europe incrédule au Dieu des armées, Napoléon range ses soldats en bataille, en leur disant qu’ils vont conquérir la paix et la liberté du commerce4. Pour compléter ce tableau, considérons l’intelligence, d’abord refoulée par la brutalité, occupant successivement une place plus élevée. Nous sommes loin des temps où l’on aUait chercher un grammairien sur le marché aux esclaves, et le moyen âge nous présente déjà, dans le clergé catholique, une association où le mérite personnel est le titre d’élévation. Les sciences, limitées d’abord à l’observation des phénomènes les plus grossiers, s’étendent, se divisent dans les diverses directions, et d’une autre part se coordonnent, se systématisent, se rapprochent de l’unité. Il ne peut pas entrer dans nos vues de suivre 1. Voltaire, qui eut le sentiment de tous les progrès, sans pouvoir se dégager de ses pr/ugds, on pourrait dire de son fanatisme contre le noen ége, disait: « Les princes avaient jusque-lé (1498) fait la guerre pour « aller ravir des terres ; on la fit alors pour établir des comptoirs. (Essai sur les moeurs, t. III, p. 8i4.) DE LA DOGTRINR SAINT-SIMONIENNE 133 pas à pas le développement des trois manifestations humaines ; c’est à chacun de vous, messieurs, à rassembler ses souvenirs, à grouper autour de ces généralités tous les faits de détail qu’il pos- sède. Il nous suffisait de vous montrer les sentiments affectueux succédant à la haine, les travaux pacifiques de l’industrie s’étendant sans cesse aux dépens des travaux de la guerre, et les sciences dissipant peu à peu les ténèbres de l’ignorance, pour vous mettre à même de suivre le développement de l’humanité à travers les époques organiques. Nous venons d’indiquer les termes généraux des séries croissantes et décroissantes, dont la marche simultanée démontre la loi découverte par Saint-Simon. Vous pouvez dans ces termes généraux, intercaler les faits particuliers qui y correspondent, et, formant ainsi des séries subordonnées aux précédentes, descendre jusqu’au détail des faits humains déposés dans l’histoire, et apprécier leur tendance. Telle est la loi de perfectibilité de l’espèce humaine’, telle est la méthode au moyen de laquelle on peut la vérifier. 4. Grâce aux travaux de quelques hommes supérieurs du dix-huitième siècle, la croyance à la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine est auourd’Jui généralement répandue, EXlOSJTlON Vous devez sentir maintenant ce qui distingue la cônception de notre maître de toutes les conceptions sur la perfecLibilité, vous voyez comment et pourquoi le mot de perfectibilité eut dans sa bouche, pour la première fois, un sens exact, positif; vous entrevoyez enfin comment, en considérant, d’après ses indications, le déve •loppemen des faits dans chacune des séries que• fournit l’histoire, on peut, dès aujourd’hui, prévoir l’avenir. La Iôi de perfectibilité est si absolue, elle et l’on ne tardera pas, nous en sommes certains, lorsque le premier sourire de dédain sera effacé, à traiter Saint-Simon du nom de plagiaire: ce sera une preuve qu’il n’aura pas encore été compris mais qu’il sera bien près de l’être. L’idée depcrfectibilit6, entrevue par Vio, Lssing, Turgot, Kant, Herder, Conriorcet, est restée stérile dans leurs mains, parce qu’aucun de ces philosophes n’a su caractériser le progrès; aucun d’eux n’a indiqué en quoi il consistait, comment il s’était opéré, par quelles institutions il s’était produit et devait se continuer ; aucun d’eux, en présence des faits nombreux de l’histoire, n’a su les classer en faits pro7res- sifs et faits rétrogrades; les coordonner en séries homogènes dont tout les termes fussent enchaînés suivant une loi de croissance ou de dècroissance; tous ignoraient enfin que les seuls éléments qûi intéressaient l’avenir, et qui se soient fait jour à travers le passé, étaieit les Beaux-Arts, les Sciences et l’industrie et que l’étude de cette triple manifestation de l’activité humaine devait constituer la science sociale, parce qu’elle servait è vérifier le développement moral, intellectuel et physique du genre humain, e’est-àdire son progrès sans cesse croissant vers I’unitc d’affection, de doctrine e rI’atiyité. DE LA DOtTRINE SAINT-SIMONiENNE L3 est une condition si intime de l’existence de notre espèce, que toutes les fois qu’un peuple placé en tête de l’humanité est devenu stationnaire, les germes du progrès, qui se trouvaient comprimés dans son sein, ont été aussitôt transportés ailleurs, sur un sol où ils pouvaient se développer; et l’on a vu constamment, dans ce cas, le peuple rebelle à la loi humaine s’abîmer et s’anéantir, comme écrasé sous le poids d’un anathème. Ainsi s’expliquent ces décadences, ces chutes d’empires dont le monde a été ébranlé, et qui ont porté l’épouvante dans les coeurs irréligieux, en leur faisant croire qu’un aveugle destin se jouait do l’humanité. Non, messieurs, la tradition du progrès ne s’est jamais perdue, la perfectihilit ne s’est jamais démentie ; on a vu seulement la civilisation émigrer, comme ces oiseauxvoyageurs qui vont chercher, dans des contrés lointaines, un climat et une atmosphère favorables que ne doit bienlot plus leur offrir la contrée qu’ils habitent. Aujourd’hui tout porte à admettre que par la cessation des guerres, par l’établisement d’un régime qui mettra tin terme aux crises violentes, aucune rétrogradation, même partielle, n’aura lieu (Jsormais. Il y aura continuité et rapidité dans les progrès, pour l’espèce humaine 36 EXPOSiTION tout entière, car les peuples s’enseigneront et se soutiendront les uns les autres. Mais, dira-t-on peut-être, qu’importe l’explication donnée au progrès, pourvu que le progrès existe? Cette explication est de la plus haute importance; car s’il était impossible de saisir un lien, un enchaînement dans la succession des faits du passé, l’étude de l’histoire deviendrait sans valeur; et c’est ici le lieu de faire remarquer l’immense distance qui sépare la vue historique de Saint—Simon de toutes celles qui ont été produites jusqu’à lui. Depuis longtemps les philosophes ont fait dt •genre humain l’objet de leurs investigations ; ils ont étudié son histoire à ses âges divers, et médité. sur les révolutions qu’il a subies. Mais au lieu de l’envisager comme un corps organisé, croissant progressivement d’après des lois invariables, ils ne l’on considéré que dans les individus qui le composent; ils ont cru qu’à chaque époque de son existence il était arrivé à son entier développement. Aussi ont-il admis, sans hésiter, que les mêmes faits pouvaient toujours se reproduire identiquement, à toutes les époques. De ce point de vue, l’histoire ne leur est apparue que comme une vaste collection de faits et d’ob DE LA DOCTRINE SÀIwr..SIMON1EMSE 137 servations ; et s’ils ont étudié les causes des révolutions humaines, ce n’a été que dans le but d’en tirer des préceptes de conduite en pareille occasion: voilà ce qu’on appelle très-gravement les leçons de l’histoire. Au point de vue du développement successif, il est évident que de pareilles leçons ne peuvent être qu’il1usoires, attendu que les mêmes circonstances ne sauraient pas plus se reproduire aux différents termes de la croissance de l’être collectif, que les mêmes conditions phsio1ogiques aux différents âges de l’individu, et que des faits sociaux, en apparence semblables, mais se passant à des époques différentes, ne sauraient avoir ni la même valeur ni la même signification. Aussi l’histoire, telle qu’on l’a présentée jusqu’à ce jour, au lieu de servir d’appui à un srstème complet et homogène, n’a été qu’un arsenal en désordre, où chacun a pu puiser des armes à sa guise, pour défendre des opinions contradictoires. Les historiens ont fait de l’homme un être abstrait et de raison, ils n’ont vu que l’homme individuel, se mani 1 « On prétend, disait Saint-Simon, que l’histoire est le « bréviaire des rois: à la manière dont les rois gouverbent, « on voit bien que leur bréviaire ne vaut rien. » (Mémoire présenté à Napoléon en 1818, p. 16.) 8 Vol. 41 138 EXPOSITION festant en divers lieux et à diverses époques, et ils ne l’ont observé, dans ces situations différentes, qu’atm de varier les aspects, et d’en faire jaillir des comparaisons: mais aucun n’a étudié la vie de l’espèce humaine Les uns nous parlent de l’enfance des sociétés, de leur jeunesse, de leur virilité, pour arriver à nous dire que nous en sommes à la caducité, et ils engagent l’EurOI)o vieille et usée à tourner ses regards vers la jeune Amérique. D’autres prononcent les mots de progrès, de perfectibilité; mais cette terminologie, dans leur esprit, ne présente point l’idée d’une suite, d’un enchaînement. Combien de fois nous a-t-ou dit que les nations s’élèvent à un certain apogée de gloire, pour être ensuite replongées dans la barbarie ! A ce sujet on cite l’inde et l’E— gypte, Athènes et Rome, et ces exemples ont force de démonstration. I)es progrès ont été faits, des révolutions salutaires se sont opérées, on en convient ; mais les plus grands événements ne sont dus, suivant nos historiens, qu’à des causes contingentes; c’est le plus souvent I(’ hasard, c’est l’apparition impré vue d’un homme de génie, la découverte fortuite d’un fait scientifique, qui les déterminent. On ne voit pas dans ces faits la conséquence de l’état de société qui 11E LA DOCTRINE $I1NT - SIMONIENNE 9 les rendait nécessaires ; on ne voit pas que chaque évolution est le résultat indispensable dune évolution antérieure, chaque nouveau pas, un produit, pour ainsi dire, des termes déjà parcourus. On reconnaît l’utilité des travaux exécutés par les générations précédentes, mais seulement comme offrant des matériaux pour les travaux à venir, ou comme multipliant les chances favorables à des progrès futurs: aussi voyez les lumineuses explications qui sortent de ce chaos. Si le christianisme est monté sur le trône avec Constantin, c’est que le prince voulut animer les soldats qu’il conduisait à Rome pour détrôner Maxence; ou bien encore, pour ceux que n’arrête aucun obstacle, pas même celui des dates, c’est que les prêtres païens refusèrent d’absoudre Constantin des meurtres de Crispus et de Fausta, et que les chétiens, plus indulgents, ne craignirent pas de laver le sang du fils et de l’épouse. Les communes sont-elles affranchies au commencement du douzième siècle ; c’est quo Louis le Gros voulut mettre un terme aux révoltes des seigneurs excités par son mortel ennemi. La réforme vient-elle enlever à l’Église romaine une possession de quinze siècles: cc grand évé— i40 EXPOSITION nement n’est dû qu’à la jalousie de deux ordies monastiques qui, dans un coin de la Saxe, se disputaient la ferme des indulgences, et peut-être aussi à l’ambition personnelle du moine Luther, ou au caprice de quelque prince’. La révolution française... Elle fut amenée par les profusions de la cour, par la légèreté du ministre Galonne, qui dérangea les financés ; les plus profonds annalistes remontent jusqu’au partage de la Pologne. En vérité, messieurs, il faudrait énumérer toute l’histoire pour énumérer toutes les puériles hypothèses qu’elle a inspirées aux critiques du dix-septième siècle ; le langage, l’écriture, l’abolition de l’esclavage, la prédication de l’Évangile, ne sont, sans doute aussi, que d’heureux coups de dés; car il semblerait, à entendre les historiens, que l’humanité joue à une grande loterie, où elle peut se ruiner ou s’enrichir; et qu’on nenous accuse pas d’ironie, c’est bien ainsi qu’il assoient 1. « La b!zarre destinée qui se joue de ce monde, dit « Voltaire, voulut que le roi d’Angleterre Henri VIII entrât dans la dispute. » (Essai sur 1c moeurs, t. iII, p. 219 et 226.) On voit que même pour les philosophes qui croient à la perfectibilité, c’est encore le destin aveugle qui amène les plus grands événements. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4t leurs jugements, lorsqu’ils attribuent plus ou moins au hasard les plus grands événements de l’histoire. Ce système favori a donné lieu à un proverbe populaire Aux grands effets petites causes. 11 y a loin de ces misérab1e explications des phénomènes humains à ce spectacle vraiment grand, vraiment imposant, de l’humanité accomplissant lentement la loi à laquelle elle est sou- mise, et à cette suite de l’histoire présentant une longue série de corollaires enchaînés les uns aux autres, et permettant, par la juste appréciation des événements accomplis, de déterminer ceux qui vont suivre. L’histoire, étudiée d’après la méthode que nous venons d’exposer, devient tout autre chose qu’un recueil d’expériences ou de faits dramatiques propres à récréer l’imagination elle présente un tableau successif des états physiologiques de l’espèce humaine, considérée dans son existence collective; elle constitue une science qui prend le caractère de rigueur des scienceè exactes. Cependant on a élevé quelques doutes sur la rigueur des démonstrations tirées de. la série historique adoptée par notre école on a de- EXPOSITION mandé si cette série était assez longue, et s’il n’ avait pas imprudence à négliger toutes les traditions de l’Orient. A cette objection, nous répondons que l’histoire de la série de civilisation dont la société européenne est aujourd’hui le dernier terme embrasse environ trois mille ans, et que le développement de l’humanité pendant cette période, si vaste et si féconde, n’a pas seulement l’avantage de présenter une longue suite de termes, mais encore qu’aucune autre époque historique n’est mieux connue, et qu’elle est celle dont le dernier terme constitue l’état de civilisation le plus avancé. Les Orientalistes sont loin d’avoir rempli les lacunes de l’histoire de l’Asie, et, comme à chaque pas, dans cette histoire, il y solution de continuité, il est impossi— 1)le d’y suivre un développement régulier; il en est de ces fragments historiques comme des lambeaux dc terrain sur lesquels le géologue peut faire des hypothèses plus ou moins ingénieuses, mais oi’i il ne porte jamais le cachet de certitude scientifique qu’il imprime aux contrées ou les terrains se recouvrent successivement et sans interruption; il y a plus, on peut affirmer à l’avance que, si l’interpolation de cette série (celle de la civilisation orientale), est complétée, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 443 elle n’offrira dans son ensemble que l’un des termes qui flous sont connus : remarquons en outreque la Grèce avait transporté chez elle tous les progrès épars chez les autres peuples, et qu’elle se présente comme le résumé de toutes les civilisations qui avaient grandi jusqu’à elle. On se souvient que, plus de six cents ans avant Père chrétienne, Thalès, arrivant de l’Égypte, étonna les Grecs par la prédiction d’une éclipse de soleil; on sait encore que les philosophes qui brillaient au Lycée avaient étendu leur savoir par de longs vo’ages dans les pays les plus éclairés de l’Orient. Peut-être, messieurs, après nous avoir entendu appuyer avec tant d’instance sur l’utilité de l’histoire, comme vérification des conceptions de Saint-Simon sur le développement de l’humanité, nous reprocherez-vous de ne pas tenir assez compte du présent. Ce reproche ne serait pas fondé: si nous avons donné une valeur aussi grande aux observations faites sur l’hu 1 Nous ne craignons pas même de dire que les Européens seiis sontcapables d’apprendre au Indiens leftr propre histoire, et de voir dans leur traditions, dans leurs monuments, des idées, des faits qui ne sauraient être découverts et compris par les Indiens eux-mêmes. 144 EXPOSITION manité, c’était uniquement pour nous placer sur Je terrain où les hommes éclairés de notre époque se croient si bien assis, celui de la science; nous avons voulu leur montrer que si nous adoptions des vues nouvelles sur l’avenir social, c’est-à-dire des prédictions de phénomènes humains qui leur sont inconnus, nous suivions, pour justifier ces prévisions, la même méthode que l’on observe dans toutes les sciences; nous avons voulu leur prouver que notre prévoyance avait la même origine, les mêmes bases jue celle qui apparaît dans las découvertes scientifiques; ou autrement que le uénie de Saint-Simon était de la même nature que celui do Kepler, de Gaulée, et ne différait du leur que par l’étendue, que par l’importance des lois qu’il nous a révélées. Sans doute le présent n’est qu’un point dans l’espace, un moment dans le temps; il est le lien insaisissable du passé et de l’avenir; mais nous savons qu’il renferme le résumé de l’un, le germe de l’autre; nous savons qu’il est le milieu dans lequel nous vivons, sollicité par ladouhie force et des souvenirs qui nous poussent et des espérances qui nous attirent; et que c’est en lui et par lui que nous marchons sans cesse vers un meilleur avenir. IE LA DOCTRINE SA.IXTS1M0NlENNE W Saint-Simon. s senti vivement le vide de ce milieu qui l’entourait, et te froid glacial auquel i’avaît fait descendre l’égoïsme qui le pénètre de toutes parts; mais il n’a pas désespéré de l’hu— manité, parce qu’il sentait en lui assez de vie, assez d’amour pour ranimer le monde il n’oubliait pas le présent puisqu’il savait y lire, avec le conviction du génie, que sa parole semée dans un sol qui semblait la rejeter ne tarderait pas à germer ; et nous, messieurs, perdons-nous de vue le présent, lorsque nous nous adressons à vous, lorsque nous venons vous apprendre ce qu’il y a de plus important à aimer, à connaître, à pratiquer, aujourd’hui : la doctrine de no-. tre maître? Oui, messieurs, si nous avons insisté sur le caractère scientifique de la Doctrine, si nous avons cherché à calmer des inquiétudes, bien naturelles à une époque dont le caractère distinctif est le doute, nous serons heureux lorsque vous n’attacherez à la science, aux raisonnements, aux démonstrations , à l’observation I. CeLLte prétention que l’on affiche à la rigueur des drnonsfrations, à l’horreur pour les fietions,peut paraître bizarre, à une. époque où la plupart des dogmes politiques sont des fictions. Ainsi, dans les théories consiLutionnelles 146 EXPOSITION des faits, et, par conséquent, aux traditions, que l’importance qu’elles méritent, et que nous leur attribuons nous-mêmes. Pour nous, pleins de foi dans l’avenir que Saint-Simon nous an— nônce, nous ne répudions pas, sans doute, la n2éth ode purement rationnelle, au moyen de làqaelle nous pouvons démontrer aux plus incrédules que cet avenir est une conséquence né cêssaire des progrès accomplis jusqu’à nos jou,rs: mais ces efforts de logique ne sont pas ceux que flous ambitionnons le plus de voir produire par lês âmes généreuses, qu’il nous tarde de sentir près de nous, cherchant avec nous à Téveiller les ayrnpathies de 1’humanié, à confondre tous les coeurs dans un même amour. Avant de terminer, nous éprouvons le besoin de répondre à une objection que le sentiment les plus élevées, un roi a le droit de nommer ses ministres; mais les chambres peuvent les renvo’er en refusant le bud— jet. Quant un roi fait bien, c’est lui qui a agi; quand il fait mal, ce n’est pas lui; il peut déclarer la guerre, mais on a le droit de lui refuser les ressources qui lui sont nécessai— res pour la faire; tous les hommes sont goux devant la loi’ mais les lois, sans prendre d’autre base que la fortune répartie par le hasrd de la naissance, consacreut des méga— lités (pairie, électeurs, éligibles, jurés, garde nationale). Toutes ces contradictions, tous ces mystères ont l’approbation d’un publie qui se croit très-positil DE LÀ DO(TRNE SA1NT-S1MON1ENE 141 pourrait élever contre nos idées. S’il ‘ a, dans l’enchaînement des faits, une telle rigueur, que ceux de l’avenir soient une conséquence nécessaire de ceux du passé, le genre humain serait— il donc assujetti à une loi de fatalité? Oui; si un homme pouvait faire abstraction complète de ses désirs et de ses espérances, et du passé déduire froidement l’avenir, par la seule voie rationnelle, cet homme devrait se regarder comme soumis à la fatalité; mais un pareil homme n’existe pas dans la nature. Tous éprouvent plus ou moins de sympathie pour la société, tous portent un regard intéressé vers l’avenir, et là commence pour eux le point de vue providentiel. Sous l’empire d’un fatalisme brutal tel que le concevait l’antiquité, l’homme, être passif à l’égard des événements, était entraîné malgré lui, sans rien prévoir, sans rien comprendre; poussé par une force aveugle, inappréciable, vers une destinée qui n’éveillait dans son ûme que la crainte et la répulsion, il demandait sans espérer, il semait d’une main incertaine et sans oser rien attendre de ses efforts. La li que nous annonçons, cette loi toute de promesses et d’es— pérances, mériterait-elle le même nom? Ah t messieurs, vous ne le pensez pas. L’homme 148 EXPOSITION prévoit sympathiquement sa destinée; et lorsque par la science il a vérifié les prévisions de ses sympathies, lorsqu’il s’est assuré de la légitimité de ses désirs, il s’avance avec calme et confiance vers l’avenir qui lui est connu. Sans doute sa prévoyance ne peut aller jusqu’au détail et jusqu’à la fixation des dates; mais il sent que par ses efforts il peut hâter son bonheur. Sûr de sa destination, il dirige vers elle ses voeux, sa spontanéité; il sait, avant d’agir, quel sera le résultat général de son action, et il y applique toute la puissance de ses facultés. Voilà comment il devient un agent libre et intelligent de sa destinée, qu’il peut, sinon changer (ce que d’ailleurs il ne voudMit pas), du moins hâter par ses travaux. Le fatalisme ne saurait inspirer d’autre vertu qu’une morne résignation, puisque l’homme ignore et redoute le destin inévitable qui l’attend; au point de vue providentiel, au contraire, se manifeste une activité pleine de confiance et damour: car plus l’homme a la conscienc.e de sa destinée, plus il travaille, de concert avec Dieu lui-même, à la réaliser. Dépouillez donc toute crainte, messieurs, et ne luttez pas contre le flot qui vous entraîne avec nous vers un heureux avenir; mettez fin à DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 149 l’incertitude qni flétrit vos coeurs et vous frappe d’impuissance; embrassez avec amour l’autel de la réconciliation, car les temps sont accomplis, et l’heure va bientôt sonner où, suivant la transfiguration saint-simonienne de la parole chrétienne, TOUS seront appelés et TOUS seront élus. TROISIÈME SÉANCE. CONCEPTION. — MTliODE. — CLASSiFICATIoN HISTORIQUE. MEssIEuRs, En présence d’une génération qui prétend, avant de croire, analyser, disséquer, pour ainsi dire, les éléments de ses croyances, ou mieux encore démontrer ses axiomes, nous devons tenir compte de cette disposition des esprits; il nous faut d’abord briser les armes que l’on serait tenté d’opposer à l’introduction, de la doctrine de notre maître, et prouver la supériorité de cette doctrine, sur lê terrain,même de ses’ad iO EXPOSITION versaires, pour acquérir le droit de les amener sur le sien. Nous devons montrer à un siècle qui se dit, par-dessus tout, raisonneur, que nos croyances sur l’avenir de l’humanité, révélées par une vive sympathie, par un ardent désir de contribuer à son bonheur, sont justifiées par l’observation la plus rigoureuse des faits; nous devons prouver même que cette qualification de raisonneur, que se donne notre siècle, exprime bien plutôt une prétention qu’une véritable puissance. En effet, le monde présente aujourd’hui trois classes de penseurs: les savants, plus ou moins spéciaux, les publicistes et les philosophes. Il est inutile de flous occuper ici des premiers (les savants speci9ux), leur incompétence, à l’égard des sujets qui nous occupent, est évidente, et nous nous hâtons d’autant plus de les mettre en dehors de la question, que nous espérons, par là, faire apprécier à sa juste valeur l’absurde aceu sation, si souvent intentée contre notre maître, d’attribuer I» direction de la société aux chimistes, aux physiciens, aux astronomes, comme on lui reprochait, dans d’autres circonstances, de vouloir confier les destinées sociales aux peintres et aux musiciens, et même aux mécaniciens, aux maçons et aux laboureurs. Quant 1)5 LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 1M aux publicistes, que font-ils? Ils s’épuisent combattre au jour le jour, sans prévoyance, un pouvoir éphémère, qui présente, comme sort plus beau titre à l’estime publique, le spectacle d’une lutte entre les diverses parties de l’institution politique. D’un autre côté, les philosophes sont occupés à justifier cet état de lutte en démontrant, à l’aide de quelques faits hisJoriques isolés, ou de quelques vieilles idées métaphysiques, qu’il est une conséquence nécessaire et définitive des progrès de la civilisation et du libre développement des facultés de l’homme. Tous ces penseurs restent sans intluence sur la direction de la sociéé; la vie pratique de leurs contemporains leur échappe entièrement, et demeure en dehors du mouvement intellectuel dont ils se sont constitués les chefs. Personne enfin, malgré les noms dont on les honore, n’est disposé à reconnaître, dans les théories contradictoires de nos publicistes, une science sociale, LA POLITIQUE; dans les abstractions de nos philosophes, une sciencede l’homme, LÀ. MORALE. D’ailleurs, en attachant au titre de raisonneqr toute l’importance qu’il mérite, où trouveraiton, parmi les esprits en possession de la faveur E X POSITION populaire, des hommes qui, par l’étendue de leurs connaissances, par la puissance de leur logique, plissent SC comparer aux Leibnitz, aux Descarles, aux Malebranche, et, ne craignons pas de le dire, malgré les dédains du dix- huitième siècle, aux saint Augustin, aux saint Thomas? Mais si notre époque se montre inférieure à plusieurs de celles qui l’ont précédée, quant à la grandeur des conceptions, quant à leur influence sur la vie pratique, elle se distingue du moins par son affectation à n’ajouter foi qu’aux faits, à n’admettre dautres moyens, pour la solution de tous les problèmes, que l’observation des Iits. Le procédé employé pour réunir les éléments de toute découverte, de toute invention, de toute idée nouvelle, est ce qu’on appelle la méthode positive, adjectif merveifl eux, devant lequel la foule s’incline respectueusement sans le comprendre, et que ne comprennent pas beaucoup mieux ceux qui ne cessent de le répéter. Ajoutons que nulle part cette méLhode n’est mise en usage, ni dans toute sa rigueur, ni avec la conscience de sa véritable nature. La méthode positive consiste, nous dit-on, à dresser un inventaire des faits que l’on observe, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE sans se laisser préoccuper par aucun sentiment de désir ou d’appréhension. Si cet inventaire est exact, il doit offrir au regard de l’observateur la loi de succession de tous les faits, c’est- à-dire l’expression du rapport qui existe entre eux, et qui les lie. Quelques préliminaires nous sont indispensables avant d’examiner tout ce que présente de faux et d’incomplet cette définition de la méthode positive. L’exercice de l’intelligence humaine se divise en deux modes distincts, la conception et la vériflcation,l’invention et laméthode : par le premier, elle découvre, elle devine, elle crée; par le second, elle justifie ses prévisions, ses inspirations, ses révélations. Que d’autres que nous s’efforcent d’analyser, de décomposer, de définir le procédé de la conception, de l’invention, nous ne l’entreprendrons pas; car ce serait essayer de définir le uénie or, le génie, pour nous, est indéfinissable; c’est un phénomène un de sa nature, au delà duquel nous ne saurions remonter; c’est le principe de toute connaissance humaine; c’est, dans le domaine de l’esprit, ce que le mouvement est dans l’ordre de la matière, ce que la VIE est pour tout être AIMANT. 154 EXPOSITION Pour bien apprécier la nature de ces deux procédés de l’intelligence humaine, la conception et la vérification, il est nécessaire de se rendre compte de la situation où l’homme se trouve, scion qu’il emploie l’un ou l’autre. En réalité, l’homme n’est jamais isolé dans le milieu qui l’entoure; toutefois, par effort d’abstraction, tantôt c’est le monde, tantôt c’est son individualité propre qui l’absorbent presque exclusivement : d’une part, et en suivant, aussi loin qu’il lui est donné de le faire, ces abstractions, le monde lui apparaît comme une pure création de son esprit; de l’autre, au contraire, il s’anéantit lui-même devant ce phénomène immense qui l’environne; en d’autres termes, tantôt sa puissance créatrice, son activité, sa spontanéité s’exaltent, et il impose aux faits qu’il contemple les formes de son être; tantôt, au contraire, sim pie observateur, passif, infécond, .il réfléchit en lui les fails (lui se produisent hors de lui: dans le premier cas, il veut, il commande, il parle; dans l’antre. il se laisse entraîner, il obéit, il ecoute, dans l’un il invente, dans l’autre il véri— lie ; alternativement il est poète et raisonneur, il est savant I. Rappelons encore que l’aiialyse philosophique, ou mieux DI LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 155 C’est en passant de la vue active à la vue passive, du rôle de créateur à celui d’observateur, de l’imagination au raisonnement, que l’homme arrive à la plénitude de sa puissance scientifique. La méthode, sanction do la pensée primitive, imprime aux créations du génie le cachet qui distingue si nettement l’oeuvre du savant do celle dupoête. Qu’est-ce que la méthode? Les mêmes priai— cipes philosophiques que nous venons d’appliquer à l’examen des procédés de la faculté de connaître, dans l’homme, vont nous rendre compte du moyen employé par lui pour justifiei ses prévisions, ses découvertes, c’est—à-dire de la méthode; car, nous le répétons, tel est surtout encore metaphysique, à laquel1e nous nous livrons ici, et par laquelle nous décomposons l’uxrrÉ de l’existence intellectuelle de l’homme en deux parties (listinctes, iia d’autre valeur que celle que peuvent avoir (les ubstr,jctio,is ; nous aurions pu dire, en employant le langage newtonien: les choses se passent conirne si l’homme t.ait alternativement actif et passif, acteur et spectateur, inventeur et vérilica— teur, quoique en réalité, à chaque moment de sou existence, de quelque durée que soit ce moment, il soit en mème temps actif et passif. La division qo nous étaldissons n’exprime clone que des prédominances, constantes chez certains individus comparés d’autres, mais alternatives dans chaque homme. EXPOSITION son but : toutefois, avant de faire cette application, reprenons la définition que nous avons citée plus haut de la méthode positive. Elle consiste, dit-on, à faire un inventaire des faits, sans se laisser préoccuper par aucun sentiment de désir ou d’appréhension. Mais dans quel ordre classer ces faits? Quel sera le premier ou le dernier? Et, avant toutes choses, pourquoi vouloir, pourquoi désirer les mettre en ordre? Le savant croit donc qu’un certain ordre existe entre ces faits, il le croit même fermement; car il s’efforce de le découvrir : ce n’est pas tout, il ne suffit pas de croire qu’il existe un ordre, il faut découvrir quel est cet ordre; dans nombre infini d’hypothèses qui se présentent, quelle sera celle qu’il choisira pour la vérifier, c’est—à-dire pour voir si tous les faits que cette hypothèse lui semble devoir embrasser sont effectivement compris par elle? Faut-il, avant de s’arrêter à ‘1. Nous employons à dessein ce mot infini, parce que telle est, en effet, la position dans laquelle se trouverait l’homme, si son organisation même ne lui faisait pas une nécessité de préférer telle hypothèse à telle autre, c’est—à— dire si, avant d’observer des faits, avant d’agir, il n’avait pas conçu le désir d’observer certains faits, de produire certains actes, en d’autres termes, s’il n’avait pas de volonté, principe, cause, mobile de toute son activité intellectuelle et physique. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE une de ces hypothèses, qu’il ait observé tous les faits? Combien faut-il qu’il en ait observé pour oser prononcer? Et d’ajlleurs, pour les observer même, rie faut-il pas qu’il découvre un rapport entre un fait déjà observé et celui qu’il observe? Or, pour affirmer qu’un rapport de telle ou telle natire existe entre deux faits, il faut nécessairement supposez’ que l’on connaît intimement toutes les conditions dans lesquelles ces faits se produisent (ce qui dépasse la puissance humaine), car une de ces conditions venant à changer, le rapport serait différent. Ainsi la science humaine n’aurait rien de certain, disons plus, elle n’aurait rien de probable, puisque le nombre des conditions d’existence qui sont connues par l’homme n’est jamais qu’un infiniment petit par rapport à celles qu’il ignore. Ici, sans doute, on nous accusera d’injustice, on nous opposera les superbes travaux des savants de nos jours sur le calcul des probabilités; mais ce sont précisément ces travaux qui prouveront toute la vérité de ce que nous venons de dire. A quelles conditions le mot probabilité veut-il dire quelque chose? Ou , autrement, quelles sont les hypothèses qu’il faut admettre, les croyances qu’il faut préalablement avoir, EXPOSIT10 ROUF (lue l’ouvrage de M. de Laplace lui-même ne soit pas un vain assemblage de mots? Là flous raisonnons comme si toutes les boules renfermées dans une urne ôtaient parfaitement sem— blables, comme si l’urne était faite de telle manière que toutes ces boules égales eussent une chance semblable de sortir; or, si ces hypothèses étaient la réalité, tout calcul serait impossible, car aucune boule ne sortirait. Ici nous prévoyons le retour dii lever du soleil, comme si toutes les circonstances qui ont permis qu’il se levât depuis un long espace de temps (et qu’est-ce que ce long espace de temps, en présence de l’éternité? un point) devaient se coriti— nuer sensiblement les mêmes. Enfin partout règne cette croyance, sans laquelle, il est vrai, aucune science humaine n’est possible ou utile, savoir, qu’il y a constance, régularité, ordre dans la succession des phénomènes. Comme nous venons do le dire, le nombre des hypothèses que l’on peut concevoir sur un phénomène attendu, le lever du soleil, par exemple, est infini; l’humanité adopte celle qui est justifiée par l’observation d.u passé, et elle dit que celle—là est la plus probable, parce qu’elle croit à l’ordre; car en faisant abstraction de cette croyance, la UE LA LIOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 159 quantité finie d’observations faites n’aurait aucune valeur, en présence du nombre in fini de phénomènes possibles. Revenons à la méthode. Toutes les écoles philosophiques ont reconnu deux modes distititts du raisonnement humain, au moyeu desquels une série de fails étant donnée, l’observateur la parcourt, tantôt en remontant des faits particuculiers aux faits généraux, et tantôt en descendant des faits généraux aux faits particuliers. On se rappelle la figure sous laquelle Bacon exprime cette idée, l’échelle double; Saint Simon l’a reproduite sous une foule de formes. Ce qu’il nous importe de conshiter ici, c’est qe ces deux modes de l’esprit, qui coiistituent, à proprement parler, la logique, ont une importance semblable, et que djscuter de la supériorité de l’analyse sur la synthèse, c’est, comme le dit Saint-Simrni, rechercher s’il vaut mieux baisser ou élever le piston d’un pompe pour la mettre en jeu. Lorsqu’une conception nouvelle semble pouvoir lier des faits, il a deux moyens de vérifier cette conception, savoir : parcourir la série des faits en descendant du fait désigna PAB LA CONCEPTION MÊME, comme ôtant le plus général, au fait le plus particulier, en observant si tous 160 EXPOSITiON les faits intermédiaires peuvent se ranger régulièrement dans cette série, par ordre de particularisation de plus en plus grande; ou bien, remonter du fait désigné par la conception comme étant le plus particulier, au fait le plus général, en classant les faits intermédiaires, par ordre de généralisation. Ces deux aspects, sous lesquels nous venons d’envisager la méthode, ont Pun et l’autre un principe et un résultat distincts : l’un est l’opération par laquelle la loi de production des phénomènes étant donnée, le savant prononce que tel phénomène aura lieu; par l’autre, au contraire, il affirme que tel phénomène qui a eu lieu était une dépendance de la loi conçue : le premier s’applique donc spécialement à prévoir le second à raconter; mais tous deux sont la justifl 1 Nous répétons ici ce que nous avons dit plus haut, à l’occasion de la division étal)lie entre la CONCEPTI0( et le raisonl7emel)t, la posi et la ss’ienee: la synthèse et l’analyse ne sont jamais complètement isolées l’une de l’autre, mais l’une ou l’autre se manifeste pins particulièrement à nous, selon que la science dont nous nous occupons revêt le caractère spéculatif ou descriptif; sans doute, une loi étant donnôe, on peut prophétiser, d’après elle, aussi bien des faits qui ont dû avoir lieu, que des faits qui auront lieu, mais le mot même dont nous nous servons ici, prophétiser, est évidement pris ( ‘orsqu’il s’agit du passé) par extension DE LA DoCTRiNE SINT -SIMDNLENNE wt cation, dans l’avenir et dans le passé, par ce qui sera et par ce qui a été, de l’INSPIRATION produite en l’homme par ce qui EST, c’est—à-Wre de la manière dont l’être SENT la vie universelle en lui et hors de lui. Voilà toute la méthode, voilà toute la logique; mais la logique et la méthode supposent des conceptions et n’en donnent pas, comme les poétiques supposent des poèmes et n’en inspirent pas; tout ce que nous avons dit ici n’a pas pour but de donner des indications nouvelles sur les procédés de l’esprit humain, mais uniquement de faire senljr la confusion établie si souvent, jusqu’ici, entre l’invention et la méthode, et l’inconvénient qui résulte de la préféeence accordée par tous les métaphsicieiis à l’un ou à l’autre mode de raisonnement, comme étant celui qui conduit à la découverte; les uns préférant la synthèse, les autres l’analyse; les premiers contemplant, comme le dit Saint-Simon, les principes généraux, les faits généraux, les intérêts généraux; les autres observant minuticude sa va’eur véritable; c’est—ii—dire, par conséquent, que l’homme, quand il jette les eu sur le passé, Le considère particulièrement comme étant connu, quoiqu’il soit, au point de vue de l’unité, aussi inconnu que l’avenir. 9 Vol. 41 4$ EXPOSATIOtI sement les principes secondaires, les faits particuliers, les intérêts privés. Résumons ce qui précède. —L’homme conçoit et vérifie, c’est dire qu’il est savant; car il sait, lorsqu’après avoir imaginé, il Justifie sa création, son hypothèse; il sait quand Hile sa prévoyance à ses souvenirs, par un enchainement non interrompu de causes et d’effets; il sait enfin, il veut savoir, parce que, amoureux de l’ordre, il trouve dans le passé, auquel il croit, un gage de l’avenir qu’il désire. L’opinion commune est que l’esprit humain, observant une masse de faits, passe àuccessivement de run à l’autre, et parvient ainsi, sans interruption, des faits particuliers au fait gdnérai, à la loi qui les lie; c’est-à-dire que la conception, la découverte de cotte loi, serait la conséquence, le résultat logique du dernier (ait obtervé. Il n’y pas d’exemple d’une pareille marche dans rhisioire des découvertes humaines. Assurément la prés. nos des (ails qui nous entourent est la circonstance (extérieure à l’homme) qui inspire mie pensée de c.xdinalion; mais entre cette pensée et le fait occasionnel qui y a donné lieu, il n’y a pas de contact imind-. diat, ily une lacune qui ne saurait être comblée DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 16 par aucune méthode, et que le génie seul peut franchir. Il est indubitable que toutes les conceptions successives sont enchaînées l’une à l’autre; que la dernière ne peut se manifester qu’après toutes les précédentes, mais ce n’en est pas pour cela une déduction; son auteur ne s’est pas dit préalablement Telles vues générales ont été produites, donc il y a lieu d’en concevoir une nouvelle de telle espèce. 11 fallait, sans contredit, que l’humanité eût fait tous les progrès qui ont précédé le siècle de Socrate pour qu’il s’élevât à la conception de l’unité de cause qui devait contribuer à changer la face des sciences, celle du monde tout entier; il fallait aussi que la carrière ouverte par la conception de Socrato eût été entièrement parcourue, pour que Saint-Simon apparût à son tour; mais lorsque leur temps est arrivé, ces deux hommes extraordinaires ont saisi leur pensée créatrice par l’inspiration du génie, et non pas au moyen d’une méthode. Cependant, après avoir donné à la méthode le véritable rang auquel elle petit prétendre, qu’on ne croie pas que nous soyons injustes envers elle. Sans doute la science s’est trop longtemps confondue avec la poésie; l’iIneginatio! a trop souvent méconnu l’appui qu’elle devait trouver 164 )‘XPOStT1ON dans le raisonnement; est-ce un motif pour qu’aujourd’hui la science repousse, méconnaisse, déchire le sein d’où elle émane et qui la nourrit? Qu’on nous permette une sévérité vraiment sainte, lorsque nous vorons des assembleurs de faits, instruments glacés d’observation manoeuvres du génie, apporter avec défiance, avec envie, lès matériaux de l’édifice dont le plan a été tracé jar la main d’un maître créateur. Non, nous ne méconnaissons pas l’importance du raisonnement et de la méthode qui en dirige, qui en perfectionne le procédé; nous-mêmes, ne disons-nous pas que l’étude de l’humanité ne formera réellement une science digne de ce nom qu’au moment où lhistoire, ce vaste champ d’observations, éclairée par la lumière que le génie de Saint-Simon a répandue sur elle, se présentera aux reux du plus sévère logicien comme une série non interrompue de progrès, depuis l’association la plus étroite et la plus sauvage jusquà la société la plus AIMANTE, la plus savante, la plus riche qu’il soit donné à l’homme de concevoir, de désirer? Mais qu’on ne s’y trompe pas, la faveur dont jouit aujouid’hui la méthode positive, faveur que l’on peut nommer populaire, ne provient flE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 165 point, ou du moins dépend à peine des services qu’elle a rendus à la science. Son crédit vient de plus haut, mi a vu en elle autre chose qu’une arme d’académie; c’est surtout comme machine de guerre, comme levier de destruction contre une loi religieuse, contre un ordre social dont le poids fatiguait l’Europe depuis deux siècles, qu’elle est aimée et préconisée. Et, en effet, quelle arme plus puissante pouvait être employée contre une doctrine qui présentait le monde comme empreint de spontanéité, de vie, d’amour, qui appelait sans cesse l’esprit de l’homme dans un monde nouveau, que l’esprit seul devait concevoii! Quelle arme plus puissante contre les croyances chrétiennes, en un mot, qu’une méthode qui couvrait d’un suaire de mort l’univers et l’homme lui—même, qui les présentait l’un à l’autre comme des assemblages fortuits de molécules soumises à un ordre purement mécanique, comme des cadavres privés de ce feu sacré qui jusque-là les avait unis l’un à l’autre, les avait fait marcher de concert vers une commune destinée? Voilà les véritables titres de la méthode scientifique actuélle à la faveur dont elle jouit, disons-le aussi, à la reconnaissance des hommes; car le bonheur de’ 166 EXPOSITION l’humanité exigeait que l’oeuvre de destruçtion à laquelle elle a été si puissamment employée fût accomplie. Nous l’avons déjà dit, personne plus que nous ne sent aujourd’hui l’utilité d’une division entre la POÉSIE et la i1 l’IMAGINATION et le raisonnement; personne aussi mieux que nous ne sait comment leur confusion primitive a été une condition du progrès, c’est-à-dire comment, à l’origine des sociétés, les chefs de l’humanité devaient être à la fois poètes, savants, et même guerriers, prophètes, législateurs et rois 1; mais c’est précisément parce que nous savons tout I. Nois verrons plus tard- comment la division ds pouvoirs en spirituel et temporel, au moyen ége, facilita le développement progressif de l’humanité: remarquons seulement, pour l’objet qui nous occupe ici, que le pouvoir spirituel, ou clergé chrétien, présentait encore la confusion dont nous avons parlé, et que là, les mêmes hommes s’occupèrent de poésie et de science. Toutefois la division du clergé en deux parties, le clergé séculier et le clergé régulier, l’un plus particulièrement chargé de la prédication et du service de Dieu en prscnce d-es fidùles, l’autre renfermé dans les cloîtres, et travaillanL, hors du mouvement toujours passionné des masses, à l’élaboration du dogme à la constitution de la science de Dieu, témoignait de la tendance de l’humanité, non pas à rendre étrangeres la flELIGION et la science, la Posia et la raison, mais à donnei’ à chacune d’elles le rôle qui lui est propre, à en confier la culture à des mains différentes. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 267 cela, que nous pourrions mettre en pratique, réaliser cette division avec plus de rigueur encore que les savants qui semblent en revendiquer la propriété exclusive, et qui tous sont loin d’y être entièrement soumis. II nous tarde, Messieurs, de faire sur l’histoire de l’humanftô une large application des principes que nous venons d’établir. En jetant les yeux sur le passé, et avant cl’observer en déteil les faits que nous transmet la tradition, ne faut-il pas nous demander quel fil conducteur nous conduira dans cette immense labyrinthe? Tous ces faits, jusqu’à nous, ont déjà été observés, classés, nommés; les monuments des diverses civilisations qui se sont succédé ont été décrits ou sont encore debout; les livres qu’elles ont produits sont sous nos yeux, traduits, commentés, expliqués; enfin les grands hommes qui ont remué les masses, les lois auxquelles ces masses ont obéi, les croyances qui remplissaient leurs drues, tout est là, tout est vivant encore pour celui qui aime l’humanité, qui connaît ses destinées et s’applique à les réaliser. A. quoi nous servent tous ces faifs, si nous ne savons pas y lire, en c&ractères distincts, une 168 EXPOSITION volonté, un désir, un but cherché, jamais atteint, mais dont l’humanité s’st rapprochée sans cesse, et vers lequel nous devons nous- mêmes l’aider à se diriger? A quoi nous servent-ils, si nous ne savons pas les lier entre eux par une conception générale, qui, les em— brassant tous, nous indique la place que chacun d’eux doit occuper dans la série du développement de l’espèce humaine? Et quel puissant génie nous révélera cette conception? Un homme passionné pour l’humanité, aimant l’ordre et vivant au milieu d’une société en désordre, brûlant dii désir de voir ses semblables associés, frères, au moment même ou tous, autour de lui, sont eu lutte, en guerre, se déchirent; un homme éminemment srmpathique,poÉte avant d’être savant, vient donner à la science humaine une nouvelle base, de nouveaux axiomes; Saint-Simon dit : « L’ordre, la paix, l’a« mour, sont pour l’avenir: le passé a toujours « aimé, étudié, pratiqué la guerre, la haine, l’antagonisme; et cependant l’espèce humaine « marchait sans cesse vers ses pacifiques desti« nées, passant successivement d’un ordre im— « parfait à un ordre meilleur, d’une association « faible, étroite - à une association plu forte, D E LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 169 » plus étendue; et chaque pas qu’elle faisait « était d’abord une crise pour elle, car il liii « fallait nier son passé, briser violemment les « liens qui avaient été salutaires à son enfance, « mais qui devenaient des obstacles à son développement.)> A ces paroles de notre maître, l’histoire prend un caractère tout nouveau; l’observateur, le savant vérifie, par un nouvel examen du passé, cette sublime inspiration du génie; il cherche comment à la hutte du sauvage a succédé la cité, à la cité la patrie, à la patrie l’humanité; il observe, dans cette longue suite de siècles qui nous précèdent, quelles sont les époques où les hommes appartenant d’abord à la famille, ensuite à une cité, plus tard enfin à une même patrie, semblent liés avec amour aux destinées de leur race, de leurs concitoyens, de leurs compatriotes; quelles sont celles au oontraire où les liens d’affection sont rompus, où l’ordre qu’on avait aimé devient oppressif et incompatible avec les nouveaux désirs qui agitent les coeurs. Dans les premières, tous Ls effort semblent converger vers un même but; dans les auies, chacun s’isole: dans les unes, tous les éléments du corps social se rapprochent, se combinent, s’organisent; dans les secondes, la dis. 170 EXPOSITION solution et la mort paraissent chaque jour plus prochaines, jusqu’à ce qu’un germe d’amour vienne rappeler à la vie, unir plus fortement que jamais les membres de ce corps fatigué par une crise terrible. Ainsi une première et large classification du passé nous est donnée; nous pouvons le décomposer en époques organiques, dans lesquelles se développe un ordre social, incomplet puisqu’il n’est pas universel, provisoire puisqu’il n’est pas encore pacifique, et en époques critiques, dans lesquelles l’ordre ancien est critiqué, attaqué, détruit, et qui s’étendent jusqu’au moment où un nouveau principe d’ordre est révélé au monde. Jetons les yeux sur la série de civilisation laquelle nous nous rattachons directement, et qui nous est le mieux connue. Élevés au milieu des lettres grecques et romaines, fils de chrétiens, témoins du déclin du caiholicisme, et de la tiédeur même de la réforme, deux périodes critiques nettement prononcées nous apparaissent dans la durée de vingt4rois siècles : 1° celle qui sépara le polythéisme du christianisme, c’est-à- dire qui s’étendit depuis l’appari[ion des premiers philosophes de la Grèce jusqu’à la pré— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t1 dication de l’Évangile; 2° celle qui sépare la doctrine catholique de celle de l’avenir, et qui comprend les trois siècles écoulés depuis [4uther jusqu’à nos jours. Les épôques organiques correspondantes sont : 10 celLe où le polrthéisme grec et romain fut dans la plus grande igueur, et qui se termine aux siècles de Périclès et d’Auguste; 2° celle où le catholicisme et la féodalité furent constitués avec le plus de force et d’éclat, et qui vint finir, sous le rapport religieux, à Léon X, sous le point de vue politique, à Louis XIV. Quelle est la destination de l’homme par rapport à son semblable, quelle est sa destination par rapport à l’univers? Tels sont les termes généraux du double problème que l’humanité s’est toujours posé. Toutes les époques organiques ont été des solutions, au moins provisoires, de ces problèmes; mais bientôt les progrès opérés à l’aide de ces solutions, c’est-à-dire à l’abri des institutions sociales qui avaient été réalisées d’après elles, les rendaient elles—mêmes insufti— santes, et en appelaient de nouvelles; les époques critiques, moments de débats, de protestation, d’attente, de transition., venaient alors remplir l’intervalle par le doute, par l’indifférence EXPOSITION àl’égardde ces grands problèmes, par l’égoïsme, conséquence obligée de ce doute, de ce Lie indifférence. — Toutes les fois que ces grands problèmes sociaux ont été résolus, il y a eu époque organique; toutes les fois qu’ils sont demeurés sans solution, il y a eu époque critique. Aux époques organiques, le but de l’activité sociale est nettement défini; tous les efforts, avons-nous déjà dit, sont consacrés à l’accomplissement de ce but, vers lequel les hommes sont continuellement dirigés, dans le cours entier de leur vie, par l’éducation et la législation . Les relations générales étant fixées, les relations individuelles, modélées sur elles, le sont également; l’objet que la société se propose d’atteindre est révélé à tous les coeurs, à toutes les intelligences; il devient facile d’apprécier les capacités les plus propres à favoriser sa tendance, et les véritables supériorités se trouvent naturellement alors en possession du pouvoir; il y a légitimité, souveraineté, autorité, clans I. Nous renvuons aux leçons dans lesquellcs ces deux sujets (l’éucation et la 1éislaIion) sont traités du point de vue de la cloctiiue de Sainl—Simoii; disons eependar, dés présent, que ces deux mots représentent, pout nous, autre chose que nos codes et l’enseignement de nos colleges. 1E LA 1)0(TR1NE SAINT-SiMONIENNE i l’acception réelle de ces mots, l’harmonie règne dans les rapports sociaux. L’homme alors voit l’ensemble des phénomènes régi par une providence, par une volonté bienfaisante; le principe même des sociétés hurriaines, la loi à laquelle elles obéissent se présente à lui comme l’expression de cette voLonté, et cette croyance commune se manifeste par un culte qui attache le fort au faible, et le faible au fort. On peut d.ire, en ce sens, que le caractère des époques organiques est essentiellement z’eligieux. L’unité qui existe dans la sphère des relations sociales se réfléchit dans un ordre de faits que nous devons mentionner particulièrement ici, à cause de l’importance que l’on y attache aujourd’hui; nous voulons parler des sciences. Les spécialités diverses dont elles se composent ne se présentent, aux époques organiques, que comme une série de sous-divisions de la conception générale du dogme fondamental. II y a réellement alors encyclopédie des sciences, en conservant à ce mot, encyclopédie, sa véritable signification, c’est-à-dire enchaînement des connaissances humaines . 1. Nous verrons, toutefois, plus tard, comment certaines 174 )XP0SlTlON Les époques critiques offrent un spectacle diamétralement opposé. On aperçoit, il est vrai, à leur début, un concert d’activité, déterminé par le besoin géneralement épLouvé de détruire; mais la divergence ne tarde pas à éclater et à devenir complète, de toutes parts l’anarchie se manifeste, et bientôt chacun n’est plus occupé qu’à s’approprier quelques débris de l’édifice qui s’écroule et se disperse, jusqu’à ce qu’il soit rédùit en poussière. Alors le but de l’activité sociale est complétement ignoré, l’incertitude des relations générales passe dans les relations privées; les vêt itables capacités ne sont plus et ne peuvent plus être appréciées; la légitimité du pouvoir est contestée à ceux qui rexercent; les gouvernants e les gouvernés sont en guerre; une guerre semblable s’établit entre les intérêts particuliers, qui ont acquis chaque jour une prMominance plus marquée sur l’intérêt générai, l’égoEsme enfin succède au dévouement, comme l’athéisme à la dévotion. L’homme a cessé de comprendre et sa relation avec ses semblables, et celle qui unit sa destinée sciences n’ont pas été comprises directement dans t’encyclopédie catholi pie. c’est-à-dire dans le dogme chrétien; les sciences physiques, par exemple. liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 115 à la destinée universelle; il passe de la foi au doute, du doute à l’incrédulité, ou plutôt à la négation de la foi ancienne, car cette négation nième est une foi nouvelle; il croit à la fatalité, comme il avait cru à la Providence; il aime, il chante le désordre, comne il avait adoré et célébré l’liap,nonie. A ces époques, on voit se produire une foule de systèmes qui excitent plus ou moins la sym— patliie de quelques fractions de la société, et qui la divisent de plus en plus, tandis que, presque à son insu, l’ancienne doctrine et les vieilles justjtutions qui la représentent encore coiitinuent à lui servir de lien, ou du moins opposent une barrière à l’excès du désordre. Les divers systèmes des connaissances humaines ne composent plus une unité, ce que l’homme sait ne forme plus un dogme; la collection des sciences ne mérite plus le nom d’en. cyclopédie, car le recueil qui les contient, quelque volumineur qu’il soit, n’est plus qu’une agrégation sans enchainernnt. A de telles époques. où tons les liens sociaux sont brisés , les mass3s ne ressentent qu’im parfaitelT1en l’immense lacune qui se révèle dans l’activité MoRALE; cette lacune est comblée, pour j7 SXPOSITEON elles, par un surcroît d’activité spirituelle ou matérielle, SANS BUT SYMPATHIQUE, sans inspiration d’amour. Mais les âmes supérieures contemplent l’abîme avec effroi; tantôt le néant moral met dans leur bouche la satire amère et sanglante, tantôt il leur inspire des chants de tristesse et de désespoir. C’est ‘à de telles époques que l’on voit apparaître les Juvénal, les Perse, les Goethe et les Byron. En résumé, les caractères distinctifs des époques organiques sont l’unité, l’harmonie dans toutes les branches de l’activité humaine; tandis que ce qui distingue les époques critiques, c’est l’anarchie, la confusion, le désordre dans toutes les directions, Dans les premières, l’ensemble des irIe» géndrales a eu, jusqu’ici., le nom de religion.; dans les secondes, elles se sont produites sous ceIui de philo.sophi6, expression qui, dans ce sens, n’a qu’une valeur de destruction à l’égard des anciennes croyances. Observous toutefois que les idées destinées à servir plus tard à la réorganisation adoptent également, à leur naissance, le titre de philosophie. Aux époques organiques, enfin, la manifestation la plus élevée des sentiments porte le nom de culte, dans l’acception la. plus directe du mot; DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 177 aux époques critiques, elle prend celui de beaux- arts, expression qui renferme la même pens,ée critique, à l’égard de celle du culte, que le terme de philosophie, par rapport à celui de religion. Nous avons déterminé les caractères généraux des époques organiques et critiques : dans toutes les époques d’une même nature, organique ou critique, quels que soient le lieu et le temps, les hommes sont toujours occupés, dans la durée des pfemières, à édifier; pendant la durée des secondes, à détruire. Les différences que l’on peut remarquer entre deux époques organiques, ou entre deux époques critiques, tiennent seulement à la nature de l’objet qu’il s’agit d’édifier ou de détruire. L’in[ensité de la croyance, l’étendue de l’association, donnent à chacune d’elles une nuance particulière; mais l’appréciation des détails qui distinguent telle époque de telle autre de même nature est de peu d’importance, et facile à faire pôuu chacun, une fois qu’on a saisi les caractères communs à toutes les époques critiques, et ceux qui appartiennent à toutes ls époques organiques. A chaque instant, dans le cours de cette exposition, la division que nous venons de faii’e dans l’histoire sera reproduite et justifiée par 178 EXPOSITION une nouvelle appréciation des faits que nous livrent les traditions humaines; cette grande conception sera pour nous une véritable boisso1e dans notre retour vers le passé, comme elle nous servira, mais sous une autre forme, pour nous diriger vers l’avenir. Nous disons sous une autre lrmo, parce qu’aujourd’hui l’humanité s’achemine vers un état définitf, qui sera dispensé de ces longues et douloureuses alternatives, et où le progrès pourra s’opérer sans interruption, sans crises, d’une manière continue, régulière, et à tous les instants; nous marchons vers un monde où la religion et la philosophie, le culte et les beaux-. arts, le dogme et la scienbe, rie seront plus divisés; où le devoir et l’intérêt, la théorie et la pratique, loin d’être en guerre, conduiront à un même but, l’élévation morale de l’homme; enfin où la science et l’industrie nous feront chaque jour mieux connaître et mieux cultiver le monde alors la raison et la force, unies comme deux soeurs, feront remonter vers la source où elles puisent la vie, vers l’AMoUR, une commune action de grâces, un hymne de reconnaissance, et recevront de lui l’INSPIRATION, le souffle CRÉATEUR sans lequel elles resteraient dans le néant. DE LA DOGTRI?{E SAINT-SiMONIENNE 179 Messieurs, l’ère critique, commencée il y a trois siècles, a complétement achevé sa tâche; la destruction de l’ancien ordre de choses a été aussi radicale qu’elle pouvait l’être, en l’absence de la révélation de l’ordre nouveau qui doit s’établir. Les doctrines nées au seizième siècle et celles qu’elles venaient combattre se font à peu près équilibre; ce qui reste de celles-ci dans les masses suffit pour maintenir l’ordre au sein de la société; ce qui s’est établi des autres suffit pour opposer une barrière invincible à la rétrogradation. Les hommes qui veulent le bonheur de l’humanité, ceux qui se sentent puissamment animés du désir de préparer son organisation définitive, c’est-à-dire de réaliser ses pacifiques destinées, peuvent donc laisser en présence deux sociétés déjà vieillies, deux intérêts qui appartiennent au passé; et, quittant une arène où les efforts se consument en vains débats, consacrer tout ce qu’ils ont d’AMouR, d’intelligence et de force à la réalisation de cet avenir que Saint-Sirnon nous a révélé. EXPOSITION QUATRIÈME SÉANCE. ANTAGONISME.— ASSOCIATION UNIVERSELLE. DÉCROISSANCE DE L’UN, PflOGRiS SUCCESSIFS DE L’AUTRE. Messieurs, Nous vous avons montré, dans notre dernière réunion, quels furent les caractères généraux des époques organiques et des époques critiques dans le passé; vous avez dû entrevoir que cette alternative d’époques d’ordre et de désordre avait été la condition du progrès social; il nous reste à faire sentir comment, en effet, cette succession continuelle de grandeur et de décadence apparentes, communément appelée les vicissitudes de l’humanité, n’est autre chose que la série des efforts faits par elle pour atteindre un but délinitif. Ce but, c’est l’association universelle, c’est- à-dire l’association de tous les hommes, sur la surface entière du globe, et dans tous les ordres de leurs relations; mais, dira-L-on peut-être, l’association n’est qu’un mo’en, il s’agit de déterminer quel doit être le but de celle vers laquelle DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 181 l’humanité s’achemine. Pour quiconque voudrait réfléchir à la rigueur des termes, il est évident que la fin et le moyen sont à la fois exprimés, au moins d’une manière générale, dans ceux que nous employons ici, et que l’association universelle ne peut s’entendre que de la combinaison des forces humaines dans la direction paciiiqzze. Toutefois, le terme d’association n’étant appliqué de nos jours qu’à des combinaisons étroites, q.ui n’embrassent qu’un seul genre d’intérêt, il nous paraît indispensable, pour faire apprécier l’éteiidue de cette expression dans l’ordre d’idées oi nous la transportons, et même avec l’épithète que nous y joignons, de distinguer, parmi les phénomènes historiques, ceux qui placent l’humanité en dehors de l’association, de ceux dont le développement a sans cesse tendu à l’en rapprocher. Lorsqu’on se transporte à un point de vue assez élevé pour embrasser à la fois le passé et l’avenir de l’humanité (termes inséparables, car il se présentent revêtus d’une égale certitude, t l’un ne saurait être jugé sans la conception de l’autre), de ce point de vue, on reconnaît que, dans sa durée totale, la société comprend deux 182 EXPOSITION états généraux distincts : l’un provisoire, qui appartient au passé; l’autre définitif, (lui est réservé à l’avenir l’état d’antagonisme et Fétat d’association. Dans le premier, les diverses agrégations partielles, coexistantes, se regardent entre elles comme se faisant réciproquement obstacle, et n’éprouvent l’une pour l’autre que de la défiance ou de la haine; chacune d’elles n’aspire qu’à détruire ses rivales ou à les soumettre à sa domination. Dans l’état d’association, au contraire, la classification de la famille humaine se présente comme une division du travail, comme une systématisation d’efforts pour atteindre un but commun; chaque agrégation particulière voit alors sa prospérité, son accroissement, dans ceux de toutes les autres agrégations. Nous ne prétendons pas dire, assurément, que la marche de l’humanité soit soumise à l’action de deux lois générales, l’antagonisme et l’association le développement successif de l’espèce humaine ne reconnaît qu’une seule loi, et cette loi, c’est le aooms non interrompu de l’association. Mais, par cela seul qu’il y a eu progrès, sous ce dernier rapport, il est évident que, pendant la durée de ce progrès, il a dû se pré-senter des faits plus ou moins en dehors de L’as- DE LA DOGTRINE SAINT-SIMONIENNE 183 sociation. C’est cet état de choses que noii’ appelons antagonisme; étal de choses qui, n’exprimant à la rigueur qu’une négation, doit néanmoins être étudié à part, si l’on veut apprécier clairement les différences qui existent entre le premier et le dernier terme du développement. social. Plus on remonte dans le passé, plus on trouve étroite la sphère de l’association, plus on trouve aussi que l’association elle-même est incomplète dans cette sphère. Le cercle le plus restreint, celui que l’on conçoit comme ayant dû se former le premier, est la Iimi11o. L’histoire nous montre des sociétés qui n’ont point eu d’autre lien; il existe aujourd’hui sur le globe des peuplades8 chez lesquels l’association ne paraît pas s’étendre au delà de cette limite : enfin, autour de nous, dans l’Europe même, quelques nations1 que des circonstances particulières ont isolées jusqu’à un certain point, (lu mouvement de la civilisation, laissent apercevoir, (hms leurs relations sociales, des traces encore plus proliidcs de cet état primitif. 4. Nouvelle-Flolhude. . Clans &ossais, Corse. EXPOSITION Le premier progrès qui s’opère dans le développement de l’association est la réunion de plusieurs familles en une cité; le second, celle de plusieurs cités en un corps de nation; le troisième, celle de plusieurs nations en une fédéra. tion, ayant pour lien une croyance commune. L’humanité, avons—nous déjà dit, en est restée à ce dernier progrès, réalisé par l’association catholique; et, bien que ce progrès soit immense, si l’on compare l’état social qu’il a créé à ceux qui l’ont précédé, on doit reconnaître pourtant que l’association, parvenue à ce terme, est bien loin encore, sous le rapport de la profondeur et de l’étendue, de celui qu’elle doit atteindre; puisqu’en effet le christianisme, dont le principe et la force expansive sont depuis longtemps épuisés, n’a embrassé dans son amour, sanctifié par sa loi, qu’un des modes de l’existence de l’homme, et n’est parvenu à établir son règne, aujourd’hui défaillant, que sur une portion dé l’humanité. En jetant un coup d’oeil sur l’histoire, il est facile de vérifier les différentes phases du progrès de l’association. Nous n’assistons pas, il est vrai, à la réunion de plusieurs familles en une cité; mais nous voyons, plus tard, des cités DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t85 se réunir en corps de nation : le phénomène d’une smblable fusion nous apparaît en Grèce, en Italie, en Espagne, dans les Gaules, dans la Germanie. Bien plus près de nous, et d’une manière bien plus distincte, nous voyons des nations s’associer, jusqu’à un certain degré, sous l’autorité d’une même croyance, et former la grande alliance catholique, dissoute par les travaux critiques des trois derniers siècles. La série d’états sociaux que nous venons d’indiquer, famille, cité, nation, église, offre au regard de l’observateur le tableau d’une lutte perpétuelle. Cette lutte règne successivement dans toute so intensité, d’abord de famille à fa mille, puis de cité à olté, de nation à nation, de croyance à croyance. — Mais ce n’est pas seulement entre les diverses associations dont nous venons de parler qu’elle se témoigne, on la retrouve au sein même de chacune d’elles considérée isolément. Nons avons vu les guerres que se sont faites entre eux les peuples composant l’association catholique, bien que ces peuples eussent manifesté si souvent, ét notamment par leurs efforts combinés pour comprimer l’essor de l’islamisme et arrêter ses conquêtes, quelle était la puissance du lien qui les unissait; l’histoire 10 Vol. 41 1*6 EXPOSITION nous montre des rivalités de mémo nature entre les cités ou provinces faisant partie d’une même nation, et,. dans l’intérieur do la cité, entre les différentes classes d’hommes qui la cern-. posent’. Enfin la lutte se retrouve, au sein même de la famille, entre les sexes et entre les âges, entre les fràres et les soeurs, entre les aînés et les puînés. Les germes de divisions propres à chaque association se perpétuent, après leur fusion, dans une association plus grande, mais c’est avec une intensité toujours décroissante, à mesure que le cercle s’étend. L’institution politique du moyen âge nous présente le phénomène de l’antagonisme, d’une manière frappante encore, dans les rapports des deux grands pouvoirs qui se partagent alors la société, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, qui ne sont point le résultat d’une division harmonique du travail entre les capacités de na- 4. Dans ces derniers cas, sans doute, la lutte n’a pas le même aspect dans tous les partis qui s’y trouvent engagés chez l’esclave, chez le plébéien elle a le caractère progressif, car elle a pour objet l’affranchissement du travail pacifique; chez le patricien, chez le mattre, au contraire, sa tendance est stationnaire ou rétrograde, car elle a pour objet le maintient des intérêts de la conquête, la prolongation du règne de la violence. DE LA DOCTRINE SAINT-SIM0NIENNI i8T turc difrente, mais le produit. d’une transaction tacite entre deux forces qui se font équilibre, qui se regardent comme ennemies, et cherchent sans cesse à s’envahir mutuellement’. Enfin, pour épuiser tous les aspects de l’antagonisme, nous pouvons le suivre jusque dans le sein même du sacerdoce catholique, c’est-à- dire au milieu de la société la plus imposante, la plus homogène, et, si l’on considère le but définitif de l’humanité, la plus légitime qui eût encore existé: les clergés nationaux et le clergé central sont souvent en opposition; des querelles s’élèvent entre les clergés régulier et séculier, et se reproduisent entre les diverses congrégations monastiques. Ces luttes, dans le sein même de la société pacifique, tenaient sans doute à la présence, de l’élément hétérogène avec lequel le clergé se trouvait en rapport; c’est ce que nous L Il r a lieu de reproduire ici l’observation que nous faisions tout à l’heure; la lutte n’a pas, des deux côtés, le même caractère: dans le pouvoir temporel, elle est généralement impie, c’est-à-dire rétrograde, puisqu’elle tend à assurer le triomphe du sabre; dans le pouvoir spirituel, on peut la considérer comme sainte, c’est-à-dire progressive, puisqu’elle a généralement pour but de subalterniser le pouvoir militaire au pouvoir pacifique, les droits de la conquête et de la naissance aix droits de la capacité. 488 EXPOSITION aurons à examiner plus tard il nous suffit, en ce moment, de les constater comme un fait. Après avoir exposé ce qu’a été l’antagonisme, aux différents degrés de l’association humaine, il faut se hâter d’ajouter que jamais il n’a été assez puissant, au début d’une organisation sociale, pour l’empêcher de se maintenir et de s’étendre dans les limites nécessaires pour que l’humanité pût passer à une organisation plus avancée; mais que jamais non plus une organisation politique n’a eu assez d’énergie pour empêcher les éléments d’antagonisme qu’elle renfermait dans son sein de s’y développer, et d’acquérir assez de force pour la renverser et la détruire, le jour où de nouveaux besoins, se faisant sentir aux hommes, les appelaient à jouir d’une organisation meilleure : on peut dire cependant que l’antagonisme, en préparant les voies d’une association plus large, en hâtant le jour de l’association universelle, se dévorait peu à peu lui- même, et tendait définitivement à disparaître. Concluons de tout ce qui précède qu’il n’y eut, à proprement parler, d’associations véritables dans le passé que par opposition à d’autres associations rivales, en sorte que tout le passé peut DE LÀ DOUTRINE SAINT-SIMONIENNE 489 être envisagé, par rapport à l’avenir, comme un vaste état de guerre systématisé. En nous exprimant ainsi, nous sommes loin sans doute de faire le procès aux générations qui nous ont précédés; les états par lesquels ces générations ont passé étaient les termes nécessaires de l’évolution progressive de l’humanité; nous devons donc considérer les faits généraux qui les caractérisent comme les moyens que l’homme a dû employer pour parvenir à sa destination. Il est évident, d’ailleurs, que le principe d’association a toujours eu plus de force que celui d’antagonisme : qu’il a de plus en plus prévalu, et que les impulsions même de ce dernier principe n’ont servi qu’à assurer complétement SOU triomphe. C’est ainsi que la manifestation la plus vive de l’antagonisme, la guerre, en cléterminant des agrégations de peuplades auparavant isolées, a rendu possible, plus tard, leur association. Nous avons vu que, dans la marche del’humanité, le cercle de l’association va sans cesse en s’élargissant, et qu’en même temps le principe intérieur d’ordre, d’harmonie, d’union, yjette de plus profondes racines; c’est-à-dire qie les EX1OSLT10N éléments do lutte contenus dans le sein de cha(lue association s’affaiblissent à mesure que plusieurs associations se réunissent en une seule. Quelques développements suffiront pour met-. tre ce fait important en évidence. Considérons d’abord l’état d’antagonisme dans son principe, et ses résultats généraux. L’empire de la force physique et l’exploitation de l’homme par l’homme sont deux faits contemporains et correspondant entre eux; le dernier est la conséquence de l’autre; l’empire de la force physique et l’exploitation de l’homme par l’homme sont la cause et l’effet de l’état d’antagonisme. L’antagonisme, ayant pour cause l’empire de la force physique, et pour résultat l’exploitation de l’homme par l’homme, voilà le fait le plus saillant de tout le passé; c’est aussi celui (lui excite le plus vivement la sympathie que nous éprouvons pour le développement de l’humanité, puisque, sous ce point de vue, ce développement peut être exprimé par la croissance constante du règne de l’amour, de l’harmonie, de la paix. Cette proposition, que le règne de la force se montre plus absolu à mesure qu’on remonte D1 LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t91 dans le passé, pourra. soulever une objection tirée de l’existence des castes sacerdotales de l’antipiité, qui jusqu’à ce jour ont été généralement regardées comme ayant réalisé la domination de l’intelligence. Nous répondrons que cette objection disparaît, si l’on considère la nature même d’organisation sociale à laquelle ces castes ont présidé, l’ordre des relations qu’elles ont eu pour mission de maintenir et de consacrer par l’autorité de l’intelligence, et de l’espèce de force que cette intelligence n prise pour point d’appui et pour moyen principal d’action. On voit alors, en effet, que chez les peuples anciens, sous le gouvernement des prêtres, comme sous celui des patriciens, c’est toujous l’empire de la force physique que l’on trouve consacré, et que dans l’inde et dans J’Egypte, de même que dans la Grèce, et à Rome, les distinctions établies entre les classes ou les castes sont également l’expression politique des différents degrés de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ces divers états de société sont séparés sans doute par des nuances importantes; mais le fait le plus général qu’ils présentent est le même. Les questions suivantes peuvent encore s’élever : pourquoi, dans un même état général de I9 EXPOSITiON l’humanité, voit-on la puissance sociale, tantôt aux mains de castes sacerdotales, tantôt aux mains de castes guerrières? A quel fait remonte directement l’établissement du règne de la force? eut—il lieu à la suite d’une conquête, ou fut-il, dans le sein de chaque société, le produit spontané, la conséquence immédiate de l’organisation de la nature même de l’homme. Ces questions, quelque curieuses qu’elles soient, n’entrent pas pour le moment, dans le cadre de notre exposition. II nous suffit d’avoir constaté que l’exploitation de l’homme par son semblable, quelle qu’en soit d’ailleurs l’origine, st le phénomène le plus caractéristique du passé. Voyons maintenant qu’elle fut cette exploitation à son origine, et comment s’est opérée sa décroissance progressive. Il est inutile de nous appesantir sur des temps de férocité, où l’empire de la force ne se maniteste que par ladestruction, où le sauvage égorge son ennemi, et souvent même en fait sa pâture. Transportons-nous d’abord à l’époque où le vaincu devient la propriété du vainqueur, et où celui-ci en fait un instrument de travail ou de 1)aiir; en un mot transportons—nous à l’insti— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 193 tution de l’ésclavage. A dater de cette époque, les faits s’enchaînent régulièrement, sans interruption; et l’on peut dire que c’est seulement alors que commence, à proprement parler, l’exploitation de l’homme par l’homme. Le passage de l’état d’antropophagie, d’extermination, au premier degré de civilisation, signalé par l’établissement de l’esclavage, est un progrès immense, peut-être le pins difficile, mais il nous est impossible d’en saisir les intermédiaires. Prenons donc pour point de départ le moment où ce progrès est opéré, et où l’enchaînement des faits ne nous échappe plus. A l’origine, l’exploitation embrasse en son entier la vie matérielle, intellectuelle et morale de l’homme qui la subit. L’esclave n’a aucun droit reconnu, pas même celui de vivre , le maître peut disposer de ses jours, il peut le mutiler à son gré, pour l’approprier aux fonctions auxquelles il le destine. L’esclave n’est pas seulement condamné à la misère, aux souffrances physiques, il l’est encore à l’abrutissement intellectuel et moral; il n’a poiiit de nom, point de famille, point de propriété, point de liens d’affection, point de relations sociales, point d’existence religieuse : enfin, il ne peut jamais pré- EXPOSiTiON tendre à acquérir aucun des biens qui lui sont refusés, ni mémo à s’en rapprocher. Telle est la servitude, à son origine. Dans la suite, la condition de l’esclave devient moins rigoureuse : le législateur intervient dans ses rapports avec son maître, et peu à peu il cesse d’être une matière purement passive: on lui accorde alors une légère part du profit de ses propres travaux, et quelques garanties sont données à son existence Ce n’est que fort tard qu’il peut prétendre, par l’affranchissement, événement toujours rare et exceptionnel, à faire un pas vers la société civile et religieuse, à introduire lentement sa race dans l’humanité, sans qu’elle cesse pourtant d’être proscrite et exploitée, tant que l’on peut reconnaître son origine. Au sein des républiques antiques, on trouve une classe d’hommes qui tient le milieu entre celle des maîtres et celle des esclaves : ce sont les plébéiens. La source du plébéianisme est inconnue: mais soit qu’il représente la conquête d’un premiei grade dans l’association par l4évolution lente des esclaves, ou bien qu’il soit le résultat d’une transaction primitive entre des vainqueurs cl des vaincus, toujours est-il que le plébéien est cx- DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE I9 ploité par le patricien, comme l’esclave par le maître; non pas avec la même rigueur, ni sous des formes aussi brutales, mais cependant à un très-haut degré, et sous les mômes rapports. On ne reconnaît au plébéien ni existence religieuse, ni existence politique ou môme civile, puisqu’il ne peut avoir, par lui—même, ni propriété, ni famille; au patricien seul sont réservés ces pri— viléges. Le plébéien peut les acquérir, il est vrai; mais seulement par une délégation, une sanction du patricien, et sous l’invocation de son nom. Telle est la raison profonde du patronage antique. Toutefois l’infériorité originelle du client iieluipermetpas d’atteindre, môme par l’adoption du patron, à la plénitude de l’existence religieuse et sociale : le sacerdoce, et la connaissance des mrstères réservés à cette fonction, lui sont interdits ; une bouche patricienne est seule jugée digne d’interpréter la volonté divine. Le plébéien, placé à son début dans une condition plus favorable que l’esclave, parvint plutôt que lui à l’affranchissement. Son émancipation, hûtée par le dévouement des Gracques, fut consommée sous l’empire, autant qu’elle pouvait l’être au sein de la société romaine Il fallait que cette société fût transfor 196 EXPOSITION mée pour que l’émacipation devint complète. C’est ce qui arriva lorsque le christianisme, proclamant à la fois l’unité de Dieu et la fraternité humaine, vint changer complétement les relations religieuses et politiques, les rapports de l’homme avec Dieu et des hommes entre eux. Ce fut en Occident que la nouvelle conception religieuse commença à se réaliser politiquement. Au début de sa domination, il existe bien encore deux classes d’hommes; l’une d’elles est bien encore soumise à l’autre, mais la condition de cette classe est sensiblement améliorée. Le serf n’est plus, comme l’esclave, la propriété directe du maître; il n’est attaché qu’à la glèbe, et ne peut en être séparé; il recueille une portion de son travail, il a une famille; son existence est protégée par la loi civile, et bien plus encore par la loi religieuse. La vie morale de l’esclave n’avait rien de commun avec celle de son maître: le seigneur et le serf ont le même Dieu, la même croyance, et reçoivent le même enseignement religieux ; les mêmes secours spirituels leur sont donnés par les ministres des autels; l’âme du serf n’est pas moins précieuse aux reux de l’Église que celle du baron; elle l’est davantage, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 497 car, selon l’Évangile, le pauvre est l’élu de Dieu. Enfin, la famille du serf est sanctifiée comme la famille même de son seigneur. Cette situation, incomparablement supérieure celle de l’esclave, n’est cependant encore que provisoire : le serf, plus tard est détaché de la glèbe, il obtient ce qu’on pourrait appeler le droit de locomotion; il peut donc choisir son maître. Sans doute, après ce que, rigoureusement parlant, on peut considérer comme son affranchissement, l’ancien serf reste, sous quelques rapports, marqué du sceau de la servitude : longtemps encore il est soumis à des services personnels, à des corvées, à des redevances, priX de sa liberté; mais ces charges s’allègent pour lui de jour en jour. Enfin la classe entière des travailleurs, dans l’ordre matériel, classe qui n’est que le prolongement de celles des esclaves et des serfs, fait un progrès décisif, en acquérant la capacité politique, par l’établissement des communes. La décroissance de l’exploitation de l’homme par l’homme donne lieu à plusieurs observations. Dans l’institution des castes sacerdotales, l’intelligence se montre toujours appuyée sut’ la force guerrière, principal moyen de sa puissance: 198 EXPOSITION dans l’institution chrétienne, non-seulement l’intelligence sépare sa cause de celle de la force, mais elle prononce anathème contre elle, et l’oblige à revêtir, dans son action, un caractère tout à fait nouveau: ainsi les nations qui, jusqualà, se faisaient ouvertement la guerre en vue do la destruction, puis du pillage et de la conquête, semblent rougir d’elles-mêmes en présence de la société pacifique, constituée dans l’Eglise. On croit devoir alors chercher des prétextes pour faire la guerre : lorsqu’on l’entreprend, c’est, dit—on, pour la défense du territoire, pour venger un outrage; on n’ose plus l’avouer comme le but de l’activité sociale, mais seulement comme un moyen d’avoir la paix. Alors aussi une révolution s’opère dans les sentiments généraux plus les associations avaient été restreintes, et plus la haine y avait d’empire, oe qui était la suite inévitable des griefs réitérés que se donnaient mutuellement entre elles ces associations, et dans chacune d’elles, les diverses classes d’hommes qui les composaient. A mesure au contraire que les associations s’étendent, la haine cesse d’être la forme exclusive des senti— ments sociaux. Le christianisme, enfin, en proclamant la fra (cru ité universelle, substitue vii’— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 199 tuellement au moins à la haine l’amour, à la crainte l’espoir, transformation à laquelle nous devons tous les progrès accomplis depuis cette époque, et qui touche elle-même au moment qui doit la rendre complète et définitive. Sous l’influence du christianisme, l’activité matérielle de l’homme, détournée gradueIlement de l’exploitation de son semblable, s’est portée de plus, sans être pourtant directement sollicitée par la doctrine chrétienne, vers l’exploitation du globe. En considérant le progrès sous cet aspect, on voit que la décroissance de l’exploitation de l’homme par l’homme révèle un fait non moins général, savoir, le développement de toutes les facultés humaines dans la direction pacifique. Le clergé catholique présente la première ébauche d’une société fondée sur lacombiriajson des forces pacifiques, et du sein de laquelle le principe de l’exploitation de l’homme par l’homme sous quelque point de vue qu’on puisse l’envisager, est complétement exclu. Cette association ne pouvait être quo fort incomplète, attendu les circonstances extérieures qui l’environnaient; mais, dans un siècle habituê à la barbarie, elle témoigne hautemeni son horreur pour le sang, OO EXPOSiTION et répète ces maximes : Rendons à César ce qui appartient à César! Mon royaume n’est pas de ce monde ! c’est—à-dire : laissons la terre, elle est encore soumise au glaive. —Au milieu d’une société classée primitivement par le sabre, où règne une aristocratie basée sur la naissance, cette association toute pacifique, foulant aux pieds les priviléges de noblesse, de naissance, proclame l’égalité devant Dieu, la distribution des peines et des récompenses célestes selon les oeuvres, et elle réalise, dans sa hiérarchie terrestre, un nouveau mode de distribution des fonctions et des grades, non pas selon la naissance, mais selon la capacité, selon le mérite personnel; l’histoire des papes en offre d’dclatants témoignages : presque tous, dans le temps de la plénitude de l’institution catholique, furent choisis parmi des hommes d’humble origine, que leur capacité seule avait fait distinguer. Bien que la société appelée temporelle refusàt d’imiter la société spirituelle, elle était cependant dominée par son ascendant moral et par son enseignement, à tel point que, au milieu même de ses efforts pour restreindre sa puissance, on vit les chefs des nations courber la tête devant les chefs du clergé, et se glorifier du titre de fils de l’Eglise. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 201 En résumé, à mesure que le cercle d’association est devenu plus large, l’exploitation de l’homme par• l’homme a diminué, l’antagonisme est devenu moins violent, et toutes les facultés humaines se sont développées de plus en plus dans la direction pacifique. Cette tendance continue suffit pour indiquer le caractère général de l’état définitif vers lequel s’achemine l’humanité. Toutefois on ne peut se faire une idée nette de l’association universelle qui tend à s’établir qu’après avoir conçu d’une manière générale la nature et les rapports des différentes parties qui devront composer à cette époque l’institution sociale. Ce tableau devra ressortir de la suite de notre exposition. Mais, avant de poursuivre, nous sentons le besoin d’aller au-devant d’une objection que pourrait suggérer le mot de déflniti4 par lequel nous caractérisons l’état d’association universelle vers lequel s’avance l’espèce humaine. Nous ne voulons pas dire que, parvenue à cette condition, l’humanité n’aura plus de progrès à faire; au contraire, elle marchera plus rapidement que jamais vers son perfectionnement: mais cette époque sera définitive pour elle, en ce sens qu’elle aura réalisé la combinaison poli- O2 EXPOSITION tique la plus favorable au progrès même. L’homme aura toujours à aimer et à connaltre de plus en plus, et aussi à s’assimiler plus complétement le monde extérieur: le champ de la science et celui de l’industrie se couvriront chaque jour de plus riches moissons et lui fourniront de nouveaux moyens d’exprimer plus grandement son amour il étendra sans cesse la sphère de son intelligence, celle de sa puissance physiquê et celle de ses sympathies, car la carrière de ses progrès est indéfinie. Mais la combinaison sociale qui favorisera le mieux son développement moral, intellectuel et physique, et dans laquelle chaque individu, quelle que soit sa naissance, sera aimé, honoré, rétribué suivant ses oeuvres, c’est-à-dire suivant ses efforts pour améliorer l’existence morale, intellectuelle et physique des masses, et par conséquent la sienne propre; cette combinaison sociale, dans laquelle tous seront sollicités sans cesse à s’élever dans cette triple direction, n’est pas susceptible de perfectionnement. En d’autres termes, l’organisation de l’avenir sera définitive, parce que seulement alors la société sera constituée directement pour le progrès. PE Lk DOCTRINE SAINT-SIMONTENNE CINQUIÈME SÉANCE. DIGRESSION SUR LE DIVELOPPEMENT GIiNIRAL DE L’ESPÈCE HUMAINE. MESSIEURS, Le mônde entier s’avance vers l’unité de doctrine et d’activité : telle est notre profession de foi la plus générale; telle est la tendance dont l’examen philosophique du passé nous permet de suivre les traces. Jusqu’aujour où cette grande conception, enfantée avec ses développements généraux par le génie de notre maître, a pu devenir l’obj et direct des travaux de l’esprit humain, tous les progrès antérieurs des sociétés doivent être considérés comme préparatoires, tous les essais d’organisation comme des initiations partielles et successives au culte de l’unité, au règne de l’ordre sur le globe entier, possession territoriale de la grande famille humaine; et cependant ces travaux préparatoires, ces organisations provisoires des familles, des castes, des races, des nations du passé, viendront, étudiées sous un nouveau jour, mettre en évidence le but EXPOSITION que nous ambitionnons et les moyens de l’atteindre. En effet, messieurs, le besoin d’unité, l’amour de l’ordre, sont tellement inhérents à l’homme, qu’avant de pouvoir être éprouvés et satisfaits dans leur dernière limite, l’association universelle, nous les voyons s’établir, au moins sur des bases provisoires, d’abord dans la famille par le mariage, puis dans des réunions peu nombreuse , enfin dans les nations entières, sur des localités de plus en plus étendues. C’est ainsi que les éléments divers du progrès général ont pu germer et se fortifier chez des peuples, successivement élus, en quelque sorte, pour représenter à chaque époque le nouveau grade conquis par l’espèce humaine. Mais observons ici que ces tentatives de l’esprit humain, et ces organisations politiques, provisoires par cela seul qu’elles n’embrassaient pas la sphère du développement complet de l’humanité, devaient par conséquent renfermer en elles-mêmes une cause de dissolution. Ce germe de mort, constamment cultivé par des travaux qui se faisaient en dehors des doctrines et des institutions régnantes, en opérait peu à peu la destruction : telle est la cause de notre 0E LA 0O(TRINE SAINT-SIMONIENNE 205 première classification du passé en époques organiques et critiques. Dans les premières, de tous les points de la circonférence sociale on voit se diriger sympathiquement tous les esprits et tous les actes vers un centre d’affection; dans les secondes, au contraire, les vieilles croyances, signalées dans leurs vices par des sentiments, par des besoins que l’antique lien social n’avait pu comprendre, attaqués par un présent qui ne se lie plus aux traditions, et qui ne les rattache àaucun avenir, tombent en ruines de toutes parts. Vous le voyez, Messieurs, ces époques méritent encorê un autre nom; elles sont, dans la véritable accep tion des mots, religieuses dans le premier cas, irréligieuses dans l’autre. Nous venons d’exposer à vos yeux notre vue la plus large sur le passé de l’espèce humaine, envisagée quant au caractère général des doctrines sous l’influence desquelles elle a successivement accompli sa mission en préparant ses destinées. Avant de passer à l’énonciation des faits hisbriques les plus importants, dont l’enehainement vient démontrer la vérité des aperçus philosophiques qui précèdent, nous appelerons votre 206 EXPOSITION attention sur le mode le plus général de l’activité humaine jusqu’à nos jours. L’exploitation de l’homme par l’homme, voilà l’état des relations humaines dans le passé: l’exploitation de la nature par l’homme associé à l’homme, tel est le tableau que présente l’avenir. Sans doute l’exploitation de la nature extérieure remonte à la plus haute antiquité, l’industrie n’est pas une découverte réservée à l’avenir; sans doute aussi l’exploitation de l’homme par l’homme est aujourd’hui bien affaiblie; il ne s’agit plus de brisei les chaînes de l’esclave; mais le progrès de l’esprit d’association, et la décadence relative de l’antagonisme n’en présentent pas moins l’expression la plus complète du développement de l’humanité. En d’autres termes, la guerre et la paix, tels sont 4es caractères distinctifs du passé et de l’avenir considérés du point de vue où SAINT-SIMON nous a placés. La guerre proprement dite est l’objet de l’antagonisme, l’esclavage en est le moyen et le résultat. Mais l’antagonisme Iui—mêm a d’abord civilisé le monde; KANT l’a déjà remarqué avant nous; oui, messieurs, l’institution de l’esclavage, succédant à la brutalité la plus féroce, aux appé DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE O7 tits les plus sauvages, a, dans l’origine, favorisé le développement de la société humaine: les vainqueurs songèrent à conserver la vie aux vaincus, lorsque l’industrie naissante vint réclamer l’esclavage comme le premier instrument de la production matérielle. L’histoire traditionnelle du genre humain ne nous a pas transmis les détails de cette barbarie primitive; quelques peu— plades sauvages de l’Amérique nous en donnent cependant une vivante image. Dans le premier état du genre humain, que vorons-nous, Messieurs? la force physique exploitant la faiblesse: les appétits immédiats excitent seuls alors l’activité de l’homme; les femmes, les enfants, les vieillards, tout ce qui est faible gémit sous le joug de la brutalité; la chasse et la guerre, voilà les noble€ habitudes des héros; leurs passions sont celles que ces travaux barbares leur font contracter. Les hommes sont donc partagés alors en deux classes, les exploitants et les exploités; on peut même dire, comme Aristote et Saint-Simon l’ont dit, dans des sens bien différents, que le passé nous montre deux espèces distinctes, celle des maîtres et celle des esclaves. Cette seconde es— pèce humaine est d’abord regardée par la pre 208 EXPOSITION mière comme lui étant étrangère; elle fait partie du mobilier: elle est, en droit et en fait, confondue avec les animaux. L’histoire nous indiquera comment cette classe, la plus nombreuse, a constamment, par la nature des travaux pacifiques auxquels elle a été livrée, amélioré sa position relative à la société. Elle nous dira encore comment cette amélioration, soumise au principe général des relations sociales du passé, ne s’est opérée que par l’admission successive des hommes les plus avancés de la classe exploitée dans les rangs des privilégiés formant la classe des maîtres. L’espèce humaine brisera enfin toutes les chaînes dont l’antagonisme l’a chargée; un jour l’homme, affranchi et complétement séparé des animaux, s’organisera pour la paix, après avoir subi, mais ensuite repoussé, l’éducation de la guerre. Tel est, messieurs, le second pointde vue sous lequel nous envisageons la marche de la société humaine; arrivons maintenant ax grands faits historiques. L’Europe est la métropole du monde: depuis le christianisme, l’Orient a cessé d’éclairer l’occident de ses lumières ; et le christianisme, en rattachant le développement des peuples euro- DE LÀ DO(Tli1NE SAiNT -SIMONIENNE 209 péens aux progrès réalisés antérieurement par Le peuple de Moïse, permet à notre esprit de saisir le résumé des doctrines orientales. En effet, les traditions de l’histoire nous montrent l’organisation moïsiaque contemporaine des colonisations égyptiennes en Grèce. Toutes les autres histoires sont postérieures à ces événements, au delà desquels on ne trouve aucune tradition, aucun document précis. Un ensemble de circonstances qui échappent aujourd’hui, a permis que le peuple hébreu, sorti d’Égrpte à l’époque où les premières colonies s’établirent en Grèce, reçut de Moïse une organisation bien plus forte, bien plus unitaire que celle de ses compagnons d’-émigration ou d’exil. L’unité de Dieu, lien réel de l’unité d’activité et de doctriné ne nous apparaît point chez les peuples grecs avant Socrate; elle n’ joue même alors, ainsi que nous le montrerons encore tout à l’heure, qu’un rôle critique, très—important, il est vrai, dans la série des progrès humains. C’est donc à Moïse que doit principalement remonter la chaîne organique ou religieuse de la race européenne. Quel a été le caractère de cette première unité sociale? Quelle était la volonté du Dieu de Moïse? 11 Vol. 41 E X P OS I T ION Resserrée dans les limites d’un petit territoire, ignorée du reste de la terre, l’unité hébraïque n’est point l’unité pacifique et définitive du genre humain. Arrivant à la plénitude de sa constitution politique par l’extermination des peuples qui s’opposaient à sa marche, subissant lui-même les rigueurs sanglantes de la plus sévère discipline, le peuple hébreu, néanmoins, ne fut pas principalement guerrier, tant qu’il vécut sous le puissant empire de la loi moïsiaque. Il n’avait pas pour mission de civiliser le monde par la conquête, mais il devait élaborer et léguer à ses successeurs la conception philosophique de l’uniLé elle-même. Aussi l’esclavage chez les hébreux fut-il relativement adouci, sous l’influence de l’uNITÉ religieuse et politique fondée par Moïse. Cependant l’unité politique du peuple hébreu est bientôt brisée ; l’institution d’une royauté militaire amène la dissolution des tribus de jacob; le peuple est réduit une seconde fois en captivité; tout annonce un grand changement dans l’interprétation des volontés divines; la ioi devient enfin l’objet de la critique des réformateurs. D’un autre côté, le polythéisme grec tombe DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 211 en dissolution: les mystères en conservent les débris, lorsque Socrate résume, par la proclamation de l’unité, la critique de tous les dogmes antiques, et leur rend, en expirant, le coup mortel dont ils l’ont frappé. Alors l’unité d’activité et de doctrine reparaît, appuyée sur une base que la puissance romaine et les travaux des platoniciens devaient largement étendre. Ici l’élève de Socrate, en opposant l’unité de Dieu au polythéisme grec, dégageait sa conception de toute idée de lieu et de temps; admirable préparation pour réaliser bientôt, par le Christ, la vocation des gentils. D’un autre càté, Rome, qui représentait encore dignement le génie vieilli de la guerre, rattachait cependant tous les peuples à sa fortune; maîtresse de leurs destinées temporelles, elle ouvrait une carrière immense à la doctrine qui devait unir leurs croyances. Enfin les Hébreux débordaient de la Judée, et le peuple de Dieu 00m- mençait à sentir qu’il avait des frères hors de la terre sainte. En ce moment Alexandrie Ouvre ses écoles, la philosophie grecque et les dogmes orientaux sont en présence; les destinées spirituelles de l’humanité, vivement débattues loin du pouvoir iX P OS 111 ON du sabre, et complétement séparées des droits de Gésar sont fixées, sans que ces droits, si puissants jusqu’alors, soient, même discutés! En un mot, le christianisme ne sanctifie plus la guerre, il la respecte encore, mais il promet la paix au monde. Nous venons de toucher le fait politique le plus important qui ait été produit par le christianisme, la division du pouvoir en temporel et spirituel, la. séparation de l’Église et de l’État, de la société pacifique et de la société guerrière. Mais avant de vous montrer l’heureuse influence exercée par cette division sur l’avenir de l’humanité, quelques cQnsidérations historiques nous paraissent encore nécessaires pour confirmer ce qui précède, et vous faire sentir, en même temps, l’état de ce vieux monde que le christianisme venait régénérer. Les colonies fondées par Cécrops, Inachus et tant d’autres, avaient sans doute apporté en Grèce la doctrine publique des prêtres d’lgypte tandis que Moïse avait su s’emparer, pour la perfectionner, de leur doctrine secrète. Moïse, cependant, n’avait pu constituer, nous l’avons déjà dit, une véritable association pacifique. L’esclave joue un rôle bien important dans cette so DELADOCTRINESA!NT-SI1WONIENNE t3 ci été si compacte et si religieuse : la guerre était encore honorée à Jérusalem, et les pratiques sanglantes, reste de l’antique barbarie, avaient pu être modifiées, mais non pas détruites. L’organisation des colonies grecques était sacerdotale et militaire; à Rome, deux fondateurs, l’un militaire et l’autre prêtre, répètent cette double organisation’: l’unité de DIEu, lien fondamental de l’unité de doctrine et d’activité, base indipensable de l’harmonie du dogme et du culte, reste inconnue à ces peuples, dont la destinée était néanmoins de faciliter par la conquête l’établissement du christianisme. A mesure que s’accomplissait l’envahissement de l’Asie mineure et des îles adjacentes par les Grecs; après qu’Alexandre, en portant la guerre en Perse et jusqu’aux Indes, eut annulé l’influence politique que l’Asie exerçait sur l’Europe; lorsqu’enfin le peuple-roi eut soumis à ses lois tout le monde connu; à mesure, disons- nous, que s’élargissait ainsi la base matérielle de la société civilisée en Europe, deux faits remarquables s’étaient produits: le lien religieux, 1. Voir la séance précédente, sur l’identité du pouvoir des piètres et des patriciens dans l’antiquité. lU EXPOSITION des peuples grec et romain s’était brisé, en même temps que ces peuples se trouvaient rassasiés de gloire militaire: le premier de ces deux faits est clairement développé dans les historiens classiques qui nous font connaître tous les éléments de cette longue criti(Jue des anciennes doctrines grecques et ilaliques. Malgré la séduction des beaux—arts en Grèce et à Ronie, malgré Homère, Hésiode et Virgile, le scepticisme cl. les doctrines d’Épicure proclamées la tribune, répétées au théâtre, ont bientôt détroné les divinités païennes. Il semble, à ce spectacle de destruction, qu’il faille désespérer des destinées humaines; mnis rappelez-vous le second fait dont nous venons d parler: Rome était rassasiée de gloire. Voyez, en effet, messieurs, l’esclavage établi (l’abord en Grèce et à Rome, dans toute la rigueur que peut lui donner la victoire: réfléchissez à cette discipline militaire (fui, lorsqu’elle était soutenue directement par la religion, ou excitée par l’esprit de conquèle, transformait, dons presque toutes les relations, l’auLoritc en despotisme; rappelez—vous en liii ce terrible (Iroit de \‘if et de mort que le père conservait sur SOS enfants, comme le maître sur ses esclaves. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Eh bien! messieurs, ici s’opérait encore sourdement une autre critique, mais une critique toute d’espérance; le faible, le pauvre, l’esclave, n’est—ce pas dire aussi les femmes? attendaient un sauveur. Mais revenons à cette grande séparation établie par le christianisme, sous le nom de catholicisme, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; nous ne développerons pas longuement ici les avantages qui en résultèrent pour l’amélioration de l’espèce humaine, nous insisterons seulement sur le caractère général de cette séparation. Les doctrines de l’Église. complétement étrangères au pouvoir militaire, s’étaient élaborées, avons-nous dit, sans s’occuper des droits de César. Persécutée, et cependant pacifique, l’Église respecte les hiérarchies de l’antagonisme, mais elle fonde, dans son sein, la dignité sur le mérite personnel et non sur la naissance; elle n’intervient pas entre le maître et l’esclave, pour reconnaître en le sanctifiant, ainsi que le faisaient toutes les religions du passé l’empire de la couquête; au contraire, eLle enseigne au maître tii Dieu ne faiL point acception des personnes, que la hiérarchie temporelle n’esl rien à ses yeux. 2l EXPOSITION puisqu’il préfère le pauvre au riche, le faible au puissant de la terre. L’Église, ou l’association chrétienne, essentiellement pacifique, fondait donc sa puissance sur la confraternité humaine. Le pouvoir temporel, au contraire, c’était le pouvoir militaire de César, auquel l’Église dut laisser nécessairement la discipline et l’administration de la plus grande partie des actes matériels d’une société que le glaive maîtrisait entièrement à l’époque où parut le christianisme. Cette séparation entre deux puissances que leur but et leur origine rendaient rivales devait inévitablement amener une lutte profitable à l’humanité tout entière, c’est—à-dire funeste au pouvoir du glaive; mais cette lutte, préoccupant sans cesse l’église, n’a pas peu contribué à l’empêcher de développer la doctrine sublime qu’elle avait reçue: son dogme et son culte, sa morale même, devaient s’en ressentir, et par conséqueni rester à peu près stationnaires, malgré les progrès constants des sociétés hu— mai nes. Les travaux d’Aristote sur les sciences puy— siques, oubliés pendant que ceux de Platon étaient venus se fondre avec les doctrinesjnives ,E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 217 dans l’élaboration du christianisme; ces travaux qui tendaient directement à renverser les anciennes théories, apparurent au onzième siècle importés principalement en Europe par les traductions et les commentaires des arabes. L’glise, alors dans la plénitude de son influence sur les rois, glorieux de relever d’elle, l’Église s’empara d’une partie de ces travaux. Pressentant une lutte qui allait bientôt s’engager, elle s’était attachée surtout aux découvertes d’Aristote sur le mécanisme du raisonnement, et la scolastique fut fondée. Mais les autres parties des travaux d’Aristote, quoiqu elles fussent également adoptées par le clergé, arrivèrent sans doute trop tard pour être directement perfectionnées dans une vue religieuse, c’est-à-dire pour aider au perfectionnement du dogme admis et triomphant depuis plusieurs siècles. Ici commence en dehors de l’Église, une série de progrès dont les rois eux-mêmes ne dédaignèreiit pas plus tard de s’emparer pour s’opposer à ce qu’ils appelaient les empiétements du pu voir spirituel. D’un autre côté, l’organisation du clergé, l)a1- faite dans son principe, puisqu’elle était paci— tique, ne pouvait manquer de contracter bientôt i8 EXPOSITION quelques souillures dans son contact perpétuel avec une société liée matériellement par le glaive et vivant de l’esclavage. Les abus temporels s’introduisirent dans l’église; dès lors sa chute devint certaine. Les commencements de la Réforme, l’appui qu’elle trouva dans les philosophes armés des progrès dela science arabe, pour attaquer l’Église dans son centre, réveillèrent à peine le clergé de sa léthargie; cependant le catholicisme, oubliant lui-même sa mission pacifique, devient persécuteur, sanguinaire à son tour; près d’abandonner l’empire moral du monde, privé de cette parole puissante qui le lui avait conquis, le colosse du moyen Age, par un dernier effort, étonne et éclaire encore l’Europe; au seizième siècle, il cherche à réchauffer les sympathies humaines par les chefs-d’oeuvre des beaux-arts, et la vigoureuse institution des jésuites vient jeter un brillant éclat sur les derniers jours de son agonie. Tant d’efforts admirables sont perdus, et l’explosion de la Révolution française, en même temps qu’elle renverse le trône antique de César, porte le dernier coup à la chaire de saint Pierre. Alors les auteurs de la destruction essayent DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE I9 cii vain do ieonstruire l’o1(1re social avec les instruments de sa ruine; des édifices improvisés par eux s’écroulent à mesure qu’ils les élèvent; enfin une dernière tenIative de réorganisation est faite par le César moderne: mais c’est encore sur le sabre qu’il s’appuie, dix-huit siècles après la parole de paix, et le sabre creuse son tombeau sur la limite du monde civilisé. La société attend l’organisation pacifique qui lui a été promise: Saint-Simon, messieurs, en a posé les bases; il nous a montré le but définitif vers lequel doivent converger toutes les capacités humaines; l’annulation complète de l’antagonisme, l’association universelle, par et poui l’amélioration toujowsprogressive dc la con (lition morale, physique et intellectuelle du genre humain. EXPOSITION SIXIÈME SÉANCE. TRANSFORMATION SUCCESSIVE DE L’EXPLOITATION DE L’HOMME PAR L’HOMME, ET DU DROIT DE PR0PRIFTI. MALTRE, ESCLAVE. — PATRICIEN, PLÉBgIEN, SEIGNEUR, SERF. — OISIF, TRAVAILLEUR. MESSIEURS, Après avoir montré dans l’anta,qonisme le fait le plus saillant que présentent toutes les Organisations sociales du passé, nous avons suivi, dans ses termes les plus généraux, la décroissance de l’exploitation de l’homme par l’homme, qui, jusqu’à ce jour, en a été l’expression la plus vive. En vous présentant la décroissançe constante du mobile des associations du passé, associatioris plus ou moins militaires, mais toujours militaires, puisqu’elles n’étaient pas universelles, nous avons voulu vous faire concevoir une première idée du but vers lequel s’acheminait l’espèce humaine, représentée principalement par les nations les plus éclairées du globe. Nous sommes arrivés à cette conclusion, que L’avenir DE LA I)OCTRINE SAINT-SIMONIENNE vers lequel elle s’avance est un état où toutes ses forces seront combinées dans la direction pacifique. Toutefois ce court exposé, qui vous a montré l’humanité se rapprochant sans cesse de l’association universelle, ne saurait faire comprendre nettement L’économie de l’ordre politique, lorsque la société sera parvenue à ce terme, non plus que la possibilité de sa réalisation. Pour arriver à des vues précises sous ce double rapport, il est nécessaire de suivre dans leurs transformations successives les institutions sociales les plus importantes, et de déterminer les modifications qu’elles doivent éprouver encore pour revêtir leur forme et leur caractère définitifs. Nous avons dit que l’humanité devait, dès ce moment, travailler directement à réaliser l’association universelle : en effet, cette combinaison sociale est le premier et le seul état organique qui se préseilte à elle comme complément de tous les pas qu’elle a faits dans sa marche progressive. Mais nous ne prétendons pas dire par là qu’il n’y ait plus aujourd’hui, pour atteindre un pareil résultat, qu’à réunir et combiner les éléments épars de l’ordre social. Ces éléments, si l’oii compare leur état actuel à celui où ils se EXPOSITION trouvèrent à des époques antérieures, paraissent sans contredit bien rapprochés des exigences de l’avenir vers lequel nous marchons; on voit même que la plupart d’entre eux se trouvent, par suite d’efforts instinctifs plus ou moins engagés dans cette direction. Il s’en faut de beaucoup, néanmoins, qu’ils n’aient plus aucune transformation à subir; et quand nous disons que l’humanité doit travailler dès aujourd’hui réaliser l’association universelle, nous entendons surtout qu’elle doit s’occuper de transformer l’éducation, la législation, l’organisation de la propriété et toutes les relations sociales, de manière à réaliser le plus promptement possible sa condition future. L’antagonisme, l’empire de la force physique, l’exploitation de l’homme par l’homme, sont sans doute aujourd’hui considérablement affai— bus; ils ne se manifestent plus même que sous des formes tellement adoucies et détournées, qu’il pai’ait difficile d’abord de les apprécier: néanmoins ils subsistent sous ces formes, et leur intensité est encore fort grande. Nous n’enteii— dons pas parler ici des phénomènes de la lutte critique qui a commencé au seizième siècle, mais seuernent des faits développés sous l’empire de DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE la dernière époque organique, et qui se sont prolongés jusqu’à nous, au milieu de cette réaction critique. Nous allons essayer de signaler les principaux. Depuis longtemps il rie se fait plus de guerres de destruction ou de conquête, semblables à celles qui avaient lieu dans l’antiquité et dans les premiers siècles du moyen âge. La forme et l’objet des guerres Qut changé; elles ont perdu leur caractère debarbarie. Ce n’est plus le pillage, ce ne sont plus même des possessions territoriales que convoitent les parties belligérantes; ce sont maintenant dans le plus grand nombre. des cas, des priviléges commerciaux qu’elles se disputent; mais, pour avoir changé d’objet, l’antagonisme n’en subsiste pas moins entre les peuples, et c’est encore le sabre qui est l’arbitre suprême de leurs aveugles débats. Au sein des sociéte modernes, l’empire de la force physique se témoigne encore, d’une manière évidente, dans les formes gouvernementales, dans la législation, et surtout dans les relations établies entre les sexes, relations dans lesquelles la femme reste frappée de l’anaLhème porté contre elle autrefois par le guerrier, et se 224 EXPOSITION présente comme devant être soumise à une tutelle éternelle. Enfin l’exploitation de l’homme par l’homme, que nous avons montrée dans le passé sous sa forme la plus directe, la plus grossière, l’esclavage, se continue à un très-haut degré dans les relations des propriétaires et des travailleurs, des maîtres et des salariés : il a loin sans doute, de la condition respective où ces classes sont placées aujourd’hui, à celle où se trouvaient dans le passé les maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs. Il semble même, au premier aperçu, que l’on ne saurait faire entre elles aucun rapprochement; cependant on doit reconnaître que les unes ne sont que la prolongation des autres. Le rapport du maître avec le salarié est la dernière transformation qu’a subie l’esclavage. Si l’exploitation de l’homme par l’homme n’a plus ce caractère brutal qu’elle revêtait dans l’antiquité; si elle ne s’offre plus à nos yeux, aujourd’hui, que sous des formes adoucies, elle n’en est pas moins réelle. L’ouvrier n’est pas, comme l’esclave, une propriété directe de son maître ; sa condition, toujours temporaire, est fixée par une transaction Iassée eitre eux : mais cette Iran— 15E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE saction et-elle libre de la part de l’ouvrier? Elle ne l’est pas, puisqu’il est obligé de l’accepter sous peine de la vie, réduit, comme il est, à n’attendre sa nourriture de chaque jour que de son travail de la veille. Le dogme moral, qui a déclaré qu’aucun homme ne devait être frappé d’incapacité par sa naissance, a depuis longtemps pénétré dans les esprits, et les constitutions politiques de nos jours l’ont expressément sanctionné. Il semble donc qu’il doive se faire aujourd’hui, entre les diverses classes de la société, un échange continuel des familles et des individus qui les composent, et que, par suite de cette circulation, l’exploitation de l’homme par l’homme, si elle se continue encore, soit flottante, au moins quant aux races sur lesquelles elle pèse; mais, par le fait, cet échange n’a pas lieu, et, sauf quelques exceptions, les avantages et les désavantages propres à chaque position sociale se transmettent héréditairement; le éoonomiste ont pris soin de constater un des aspects de ce fait, l’hérédité de la misère, lorsqu’ils ont reconnu dans la société l’existence d’une classe de prolétaires. Aujourd’hui la masse entière des travailleurs est exploitée par les hommes dont EX PUS ET I ON elle utilise la propriété ; les chefs de l’industrie subissent eux-mêmes cette exploitation dans leurs rapports avec les propriétaires, mais à un degré incomparablement plus faible; et à leur tour ils participent aux priviléges de l’exploitation qui retombe de tout son poids sur la classe ouvrière, c’est—à—dire sur l’immense majorité des travailleurs. Dans un tel état de choses, l’ouvrier se présente donc comme le descendant direct de l’esclave et du serf; sa personne est libre, il ii’est plus attaché à la glèbe, mais c’est là tout ce qu’il a conquis, et, dans cet état d’affranchissement légal, il ne peut subsister qu’aux conditions qui lui sont imposées par une classe peu nombreuse, celle des hommes qu’une législation, fille du droit de la conquête, investit du monopole des richesses, c’est—à-dire de la fa— cuité de disposer à son gré, et mème dans l’oisiveté, des instruments de travail. II suffit de jeter un coup d’oeil sur ce qui se passe autour de nous pour reconnaître que 1’oz- vrier, sauf l’intensité, est exploité matériellement, intellectuellement et MORALEMENT, comme l’était autrefois l’esclave. 11 est évident, en effet, qu’il peut à peine subvenir, par son travail, à ses propres besoins, et qu’il ne dépend pas de D LA I)OCTRINE SAINT-SIMONiENNE lui de travailler. Il aggrave encore sa position, s’il est assez imprudent pour se croire destiné à jouir de ce qui fait le bonheur du riche, s’il prend une compagne et se crée une famille. L’ouvrier, pressé par l’état de misère auquel il est réduit, peut—il avoir le temps de développer ses facultés intellectuelles, srs aflctioiis ino-. raies? peut—il même en avoir l désir (t C(’ désir, s’il l’éprouvait, qui lui fourni iai [les moyens de le satisfaire? qui mettrait la science à sa portée? qui recevrait les épanchements de son coeur? Personne ne songe è lui, la misère puysique le conduit à l’abrutissement, et l’abrutis— sement à la dépravation, source d’une misère nouvelle; cercle vicieux dont chaque point inspire le dégoût et l’horreur, lorsque pourtant il ne devrait inspirer que la pitié. Telle est la situation de la majorité des travailleurs, qui composent dans toutes les sociétés l’immense majorité de la population. Et pourtant ce fait, si propre à révolter tous les sentiments, passe aujourd’hui inaperçu de nos spéculateurs politiques. Les privilégiés du siècl.e énumèrent avec complaisance les progrès de la liberté, de la philanthropie; ils vantent le régime d’ôgiité que nos constitutions ont c’)nsacré, disent—ils, 228 EXPOSITION en déclarant que tous les citoyens étaient admis•sibles aux emplois publics, et ils recommandent tous ces progrès à l’amour, à l’admiration des masses, comme l’expression du plus haut degré, du dernier terme de la civilisation; ironie cruelle, si l’on pouvait supposer que ceux qui emploient ce langage ont examiné sérieusement la société qui les entoure. Il ne peut y avoir de révolutions durables, légitimes, qui méritent d’être conservées dans la mémoire de l’humanité, que celles qui améliorent le sort de la classe nombreuse; toutes celles qui jusqu’ici ont eu ce caractère ont successivement affaibli l’exploitation de l’homme par l’homme: aujourd’hui il ne peut plus y en avoir qu’une seule qui soit capable d’exalter les coeurs et de les pénétrer d’un sentiment impérissable de reconnaissance; c’est celle qui mettra fin, complétement et sous toutes les formes, à cette exploitation, devenue impie dans sa base même. Or cette révolution est inévitable, et, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie, ces expressions si souvent répétées do dernier terme de la civilisation, de lumières du siècle, demeureront un langage à la convenance seulement de quelques égoïstes privilégiés. DE LÀ DOCTRINE SAINT-SII4ONIENNE En énumérant les faits légués à notre éoque par la dernière période organique, nous avons parlé de l’antagonisme qui se perpél;ue entre les peuples sous la forme nouvelle des riralités commerciales. Nous reviendrons sur ce sujet en nous occupant de l’association universelle sous le point de vue de l’industrie, état dans lequel les différentes nations, réparties sur la surface du globe, ne doivent plus se présenter que comme les membres d’un vaste atelier, travaillant sous une loi commune à l’accomplissement d’une même destinée. Nous avons montré la force brutale se manifestant dans les formes gouvernementales et dans la législation. Nous r reviendrons également, lorsque nous traiterons de l’éducation, de sa puissance bienfaisante, progressive, et de la substitution graduelle de ses sanctions, qui redressent les mauvais penchants et les dirigent vers le bien, sanctions purement matérielles d’une législation coercitive, qui, laissant le mal croître en liberté, ne sait qu’accuser, condamner et punir. Nous avons indiqué enfin, comme un des aspects les plus graves de l’association, les rapports qu’elle établit entre les sexes : ce point sera l’objet d’un développement spécial, où nous aurons à montrer 3O EXPOSITION comment la femme, d’abord esclave, ou du moins dans une condition voisine de la servitude, s’associe peu à peu à l’homme, et acquiert chaque jofr une plus grande influence dans l’ordre social; comment les causes qui ont déter— miné jusqu’ici sa subalternité, s’étant affaiblies successivement, doivent enfin disparaître, et emporter avec elles cette domination, cette tutelle, cette éternelle minorité que l’on impose encore aux femmes, et qui serait incompatible avec l’état social de l’avenir que nous prévoyons. L’objet de notre examen, en ce moment, sera l’exploitation de l’homme par son semblable, exploitation continuée et représentée aujourd’hui par les relations du propriétaire avec le travailleur, du maître avec le salarié : nous allons l’observer dans le fait qui la domine, qui en est la raison la plus prochaine; la constitution de la propriété, la transmission de la richesse par “HÉRITAGE dans le sein des familles. Selon le préjugé général, il semble que, quelles qe soient les révolutions qui puissent survenir dans les sociétés, il ne peut s’en opérer dans la propriété; que la propriété enfin est un fait invariable. Les hommes qui appartiennent aux opinions politiques ou religieuses les plus di— liE Lk DOCTRINE SA1NT-SItONIENNE 3i verses sont complétement d’accord sur ce point; et tous, au moindre symptôme d’innovation à cet égard, en appellent aussitôt à la conscience universelle qui proclame, disent-ils, la propriété comme la base même de l’ordre politique. Nous aussi, en nous renfermant dans ces termes généraux, nous répéterons, si l’on veut, que la propriété est la base de l’ordre politique; mais la propriété est un fait social, soumis, comme tous les autres faits sociaux, à la loi du progrès; elle peut donc, à diverses époques, être entendue, définie, réglée de diverses manières. Si l’on admet que l’exploitation de l’homme par l’homme s’est successivement affaiblie; si la sympathie prononce qu’elle doit disparaître entièrement; s’il est vrai que l’humanité s’achemine vers un état de choses dans lequel tous les hommes, sans distinction de naissance, recevront de la société l’éducation la plus capable de donner à leurs facultés tout le développement dont elles sont susceptibles, et seront classés par elle selon leurs mérites, pour être rétribués selon leurs oeuvres, il est évident que la constitution de la propriété doit être changée, puisque, en vertu de cette constitution, des hommes nais- 232 EXPOSITiON sent avec le privilége de vivre sans rien faire, c’est-à-dire de vivre aux dépens d’autrui, ce qui n’est autre chose que la prolongation de l’exploitation de l’homme par l’homme. De l’un de ces faits l’autre peut- se déduire logiquement : l’exploitation de l’homme par l’homme doit disparaitre; la constilution de la propriété, par laquelle ce fait est perpétué, doit donc disparaître aussi. Mais, dira-t—on, le propriétaire, le capitaliste, ne vivent point aux dépens d’autrui; ce que le travailleur leur pare n’est autre chose que la re— présentation des services productifs des instruments de travail qu’ils ont prêtés. En admettant que ces services productifs fussent réels, opinion que nous n’avons pas à examiner pour le moment, il resterait toujours à savoir, dans la question qui nous occupe, qui doit disposer de ces serviteurs inanimés, de qui ils doivent être la propriété, à qui ils doivent être transmis. Pour justifier l’attribution qui en est faite aujourd’hui, il faut absolument remonter à l’un des trois grands principes qui, jusqu’ici, ont été invoqués tour à tour dans ce but le droit divin, le droit naturel ou l’utilité. Or, quel que soit celui dc ces principes auquel on se rattache, DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 33 il faudra reconnaître, si l’on admet que l’homme est progressif, que le droit divin, que le droit naturel, le sont également, et que l’utilité varie suivant les termes de la progression. La question est donc de savoir ce que doivent prononcer aujourd’hui le droit divin, le droit naturel, l’utilité, en ce qui touche la propriété. Nous avons vu que la propriété était considérée généralement comme un fait invariable; et cependant, en étudiant l’histoire, on reconnaît que la législation n’a cessé d’intervenir, soit pour déterminer la nature des objets qui pouvaient être appropriés, soit pour en régler l’usage et la transmission. Dans l’origine, le droit de propriété embrasse et les choses et les hommes; ceux-ci en composent même la partie la plus importante, la plus précieuse: l’esclave appartient à son maître, au même titre que le bétail et les objets matériels. 11 n’existe d’abord aucune restriction à l’exercice du droit de propriété sur sa personne. Plus tard, le législateur fixe des limites au pivi1ége d’user et d’abuser, que l’homme-propriétaire avait sur l’esclave, c’est-à-dire sur l’noMME-pnopRuTÉ. Ces limites se resserrent de plus en plus. Le majtre perd chaque jour quelque portion morale, 12 Vol. 41 IXPO S ITI O N intellectuelle ou matérielle de l’escLave, jusqu’à ce qu’enfin le moraliste et le législateur s’accordent pour poser en principe que l’HoMME rie peut plus être la PROPRIIT de son semblable. Cette intervention de leur autorité, dans le droit de propriété, correspond à la plus complète transformation qu’ait subie l’association humaine. Le législateur est également intervenu pour régler de quelle manière la propriété pouvait être transmise, et, par exemple, dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons directement, on peut observer, dans l’espace de quinze siècles environ, trois états de la propriété quant au mode de sa transmission, qui tous trois ont été sanctionnés par la législation et les moeurs. D’abord, le propriétaire a eu la faculté de disposer comme il l’entendait, après lui, des biens dont il était en possession; il pouvait en déshé— ritersa familLe ou en faire, entre ses membres, une répartition arliitraire.. On lui a dit : c’est la loi désormais qui désignera votre héritier; vos biens ne pourront être transmis qu’à des enfants mâles, et, parmi eux, à l’aîné seul. Plus tard, le législateur a changé de nouveau le règlement de l’hérédité, en partageant également entre tous les enfants la fortune de leur père. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE Ces révolutions, opérées dans le droit de propriété par la législation, n’auraient pu l’être d’une manière efficace, si celle—ci eût manqué de sanction morale. C’est ce qui n’est, jamais arrivé.: la conscience s’est toujours trouvée, du moins pendant un long espace de temps, en harmonie avec les volontés du législateur; elle a toujours reconnu, à chaque époque, dans l’expression de ses yolontés, celles de DIEU lui- même, ou, pour parler le langage critique, celles de la NATURE. Par suite des révolutions que nous venons de rappeler, et ddnt un des résultats généraux a été la division de plus en plus grande des richesses, le droit de propriété considéré en lui— même et d’une manière abstraite, ainsi qu’on a coutume de le faire, c’est-à-dire comme étant indépendant de toute capacité de travail, se trouve aujourd’hui parvenu à sa dernière transformation; et même dans cet état on le voit perdre encore chaque jour de l’importance qui lui reste. Cette importance se fonde sur le privilége de lever une prime sur. le travail d’autrui : or cette prime, représentée aujourd’hui par l’intérêt et le fermage, va sans cesse en décroissant. Les conditions d’après lesquelles se règlent les rap- 236 EXPOSITiON ports du propriétaire et du capitaliste avec les travailleurs sont de plus en plus avantageuses à ces derniers: en d’autres termes, le privilége de vivre dans l’oisivité est devenu de plus en plus difficile à acquérir et à conserver. Ce court exposé prouve suffisamment que le droit de propriété, considéré généralement comme étant à l’abri de toute révolution morale ou légale, n’a cessé de subir l’intervention et du moraliste et du législateur, soit quant à la nature des objets possédés, soit quant à leur usage ou à leur transmission: nous voyons que le dernier terme des modifications, sous ce dernier rapport, a été l’attribution d’une plus grande partie de la propriété à un plus grand nombre de travailleurs; d’où il est résulté que l’importance sociale des propriétaires oisifs s’est affaiblie en raison de celle qu’acquéraient chaque jour les travailleurs. Aujourd’hui un dernier changement est devenu nécessaire; c’est au moraliste à le préparer; plus tard, ce sera au législateur à le prescrire. La loi de progression que nous avons observée tend à établir un ordre de choses dans lequel l’État, et non plus la famille, héritera des richesses accumulées , en tant qu’elles forment ce que les économistes appelIciit le Jnds do prochiction. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 37 Nous devons prévoir que quelques personnes confondront ce système avec celui que l’on cônnaît sous le nom de communauté des biens. Il n’existe cependant aucun rapport entre eux. Dans l’organisation sociale de l’avenir, çhacun, avons -nous dit, devra se trouver classé selon sa capacité, rétribué suivant ses oeuvres : c’est indiquer suffisamment l’INÉGALITÉ de partage. Dans le système de la communauté, au contraire, toutes les parts sont égales; et contre un pareil mode de répartition, les objeqtions nécessairement se présentent en foule. Le principe de l’émulation est anéanti, là où l’oisif est aussi avantageusement doté que l’homme laborieux, et où celui-ci voit, par conséquent, toutes les charges de la communauté retomber sur lui. Et ceci suffit pour montrer évidemment qu’une telle distribution est contraire au principe d’égalité que l’on a indiqué pour l’établir. D’ailleurs, dans ce système, l’équilibre serait à chaque instant rompu, l’inégalité tendrait incessamment à se rétablir, et se rétablirait sans cesse, ce qui nécessiterait à tout moment un renouvellement du partage. Ces objections sont fondées et sans réplique quand elles attaquent le système de la commu 238 EXPOSITION uauté des biens; mais elles n’ont aucune valeur si 011 les oppose au principe de la classification et de la rétribution selon les capacités et les oeuvres, principe que nous croyons destiné à régler l’avenir. Il sera facile de s’en convaincre par la suite de noire exposition. SEPEI]ME SÉANCE. CONSTITUTION DE LA PROPflITÉ. — ORGANISATION DES flANQUES. MESSIEURS, L’examen des diverses questions qui se rap- portent au règlement social donne lieu ordinaivement aujourd’hui à deux ordres de considérations, celles du droit et celles de l’utilité. En observant attentivement l’importance que l’on donne à cette distinction, dans les controverses les plus graves, il semble que l’ordre moral soit un état d’antagonisme perpétuel, que les sociétés soient incessamment livrées aux sollicitations contradictoires de deux principes : l’un bon, qui DE LÀ DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE 239 serait le droit, l’autre mauvais, qui serait l’utilité, et que l’homme, devant désespérer de pouvoir jamais les concilier, n’ait autre chose à faire qu’à choisir entre eux. Ce qu’il y a de remarquable dans cet état d’incertitude, c’est que les hommes réputés les plus sages, les hommes qli jouissent peut-être de la plus haute considération, sont précisément ceux qui se détermi— iient en faveur de l’utilité, c’est—à-dire de ce qu’on fait correspondre, dans les spéculations morales, au mauvais principe. Il résulterait de cette opposition, si elle était fondée, que l’homme se trouverait constamment dans l’alternative du devoir ou de l’intérêt, de l’abné,qation ou de l’égoïsme, d’un sacrifice perpétuel ou d’une perpétuelle iznmora lité; heureusement le sort de l’humanité n’est pas aussi rigoureux; cette incompatibilité entre le devoir et l’intérêt, comme celle que l’on a coutume d’etablir entre la théorie et la pratique, les systèmes et les faits, le bien général et le bien particulier, n’a de réalité qu’aux époques critiques, c’est-à-dire à ces époques de méfiance, de haine, de désordre, où l’on cesse d’apercevoir le lien moral qui unit l’ordre intellectuel à l’ordre matériel, l’intérêt d’autrui à celui de chacun, les faits généraux aux faits 4O EXPOSITION particuliers. Dans les époques organiques, et l’humanité ne doit plus en connattre d’autres , ces distinctions tendent sans cesse à disparaitre, non-seulemeut pour chaque association séparément organisée, mais pour l’humanité entière, qui ne doit former qu’une seule association. Alors l’unité s’établit entre toutes les tendances de l’homme, l’ordre moral préside également à lordre intellectuel et à l’ordre matériel, aux pensées et aux actions; enfin, l’égoïsme et l’abnégation, l’intérêt et le devoir, le droit.et l’utilité convergent vers un même but, ou mieux encore deviennent identiques, ce sont deux aspects différents, deux manifestations distinctes, sous lesquelles chaque fait social se présente, de même que l’industrie et la science sont .les deux faces sous lesquelles se manifeste la VIE individuelle ou collective. Si nous tenons compte de la distinction dont il s’agit, en traitant la question de la propriété, si nous envisageons cette question sous chacun de ces deux points de vue séparément, c’est unique- 4. Rappelons encore iei que toutes les époques du passé, auxquelles nous donnons nous-mêmes le nom d’organiques, ne l’ont été que d’une manière incomplète, et qu’elles furent toutes provisoires. DE LA DlCTRllE SAINT-SiMONIENNE 4t ment par déférence pour les préoccupations que flous ti’auons établies, et pour nous conformer aux habitudes actuelles du langage et du raisonnement . Le droit divin, le droit naturel et l’utilité, sont invoqués tour à tour pour consacrer l’inviolabilité, on pourrait presque dire la sainteté de l’organisation actuelle de la propriété : c’est en leur nom qu’on la proclame inaccessible aux réformes, à l’abri de l’action du moraliste et du législateur. Plus ces opinions sont généralement répandues et enracinées, plus aussi nous avons dû mettre de soin à les combattre. Nous avons déjà montré que ces trois principes sur lesquels on s’appuie pour présenter la propriété comme uil droit absolu, invariable, ont sanctionné successivement les révolutions diverses que ce droit, 1. Dans tout ce qui précède, se trouve indiqué ou plutôt posé le plus vastO problème qui nu occupé l’homme sous une foule de formes: les cieux principes, le bien et le mal, le péché originel et la rédemption, le libre arbitre et la gréce, etc. La solution saint-simonienne sera directement lonnée dans Je volume suivant (voir les n 88, 85 et 87 de r Organisateur, année); mais nous appelons dès à préseat les réflexions du lecteur sur ce sujet: car là est toute la doctrine saint—simonienne, puisquelle vient mettre fin à l’antagonisme qui a régné jusqu’à nous parmi les hommes et qui a pour cause la croyance constante à un dualisme primitif, éternel, contradictoire dans ses deux termes. EXPOSITION essentiellement variable, a subies. Pour justifier le changement nouveau que nous annonçons devoir s’opérer dans la constitution -de la propriété, nous avons montré que les modifications qui lui ont été imposées par le législateur, soit en ce qui concerne sa nature, son usage, ou sa transmission, n’ont jamais manqué de la sanction du moraliste : nous avons fait voir que la conscience humaine s’est toujours trouvée en hatmonie avec les différents états de la propriété: nous avons vu encore que la part des produits attribuée aux travailleurs s’était graduellement augmentée, tandis que le droit du propriétaire perdait de son importance dans les mains des oisifs, et que, dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons directement, on pouvait observer plusieurs états successifs de la propriété (envisagée sous les trois aspects principaux, sa nature, son usage, sa transmission), qui tous avaient été consacrés par la conscience humaine, par les moeurs, par les habitudos : et par exemple, quant au mode de sa transmission, le droit, pour le père, de disposer arbitrairement de ses biens après sa mort; ensuite le droit exclusif à l’héritage, accordé au fils DE [A DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 43 aîn6; enfin l’égalité de partage entre tous les enfants. Actuellement, avons-nous dit, un nouvel ordre tend à s’établir; il consiste à transporter à l’État, devenu ASSOCIATION DES TRAVAILLEURS, le droit d’héritage, aujourd’hui renfermé dans la famille domestique. Les priviléges de la naissance, qui ont déjà reçu, sous tant de rapports, de si vives atteintes, doivent complétement disparaître. Le seul droit à la richesse, c’est- à-dire à la disposition des instruments de travail, sera la capacité de les mettre en oeuvre. Si les progrès précédents annoncent de nouveaux progrès, s’ils conduisent à des relations meilleures entre les divers membres de la société, la conscience humaine se mettra, comme elle l’a toujours fait, en harmonie avec ce changement, et ce changement sera lui-même justifié par un droit divin, un droit naturel, un principe d’utilité nouveaux, qui seront le développement du droit divin, du droit naturel, du principe d’utilité des temps passés. Jusqu’ici le seul titre de la propriété a été la force ou une délégation de la force: dans l’avenir, ce titre sera le travail, le travail paciIiqu. Peut-être dira—t—on que le tiTre de la force est 44 EXPOSITION depuis longtemps effacé, et qu’il n’y a plus de propriété qui ne soit le résultat, au moins indirect, du travail; mais en vertu de quelle autorité le’propriétaire actuel jouit—il de ses biens et les transmet-il à ses successeurs? En vertu d’une législation ‘dont le principe remonte à la conquête, et qui, quelque éloignée qu’elle soit de sa source, trahit encore son origine par l’exploitation de l’homme par l’homme, du pauvre par le riche, du laborieux producteur par l’oisif consommateur : les avantages que la propriété confère, qu’elle provienne de l’héritage ou qu’elle soit acquise par le travail, ne sont donc que des délégations des droits du plus fort, transmis par le hasard de la naissance, ou cédés au travailleur à des conditions quelconques. Nous disons que dans l’avenir le seul titre à la propriété sera la capacité de travail pacifique; le seul titre à la considération, les oeuvres; flous ajouterons, pour préciser notre pensée, que ce titre doit être direct pour chaque propriétaire, ce qui comprend implicitement cette autre idée, que le seul droit conféré par le titre de pro— priélaire, est la direction, l’emploi, l’exploitation de la propriété. Si, comme nous le proclamons, l’humanité DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 2i s’achemine vers un état où tous les individus seront classés en raison de leur capacité, et rétribués suivant leurs oeuvres, il est évident que la propriété, telle qu’elle existe, doit être abolie, puisqu’en donnant à une certaine classe d’hommes la faculté de vivre du travail des autres et dans une complète oisiveté, elle entretient l’exploitation d’une partie de la population, la plus utile, celle qui travaille et produit, au profit de celle qui ne sait que détruire . De ce point de t. Lorsqu’on expose des idées nouvelles, il faut prévoir toutes les objections, même celles que la plus légère réflexion pourrait écarter. Si vous.voulez que tout le monde travaille, nous dira-t-on, que ferez-vous des vieillards et des enfants? Nous répondrons: Nous ne voulons pas que tous les hommes travaillent, mais que successivement ils soient tous élevés pour et par le travail,, et puissent tous compter sur le repos après avoir travaillé; les vieillards et les enfants meurent à la peine dalis les époques critiques, parce qu’une masse considérable d’hommes forts, jeunes, intelligents, consomment toujours et beaucoup, et ne produisent rien. C’est à ces derniers que nous promettons, dans l’avenir, un noble exercice de leurs sentiments, de leur intelligence, de leur vigueur; pour les autres, on ne les verra pas se corrompre, s’abrutir, s’exténuer dès leurs plus tendres années, ou gémir sous le poids d’une vieillesse misérablu: alors, il est vrai, la France no comptera plus un million d’hommes armés ou fabricant des armes, des munitions, inspectant, côntrôlant tout ce qui est relatif à la guerre; mais la paix aura un million de travailleurs de plus : alors des troupes brillantes de jeunes fainéants ne voltigeront plus sur nos promenades et dans nos salons; mais ceux qui 24f FXPOS1TLON vue, nous pouvons considérer le changement annoncé comme justifié sous le rapport du droit divin ou du droit naturel, puisqu’aux reux de l’homme religieux tous les hommes sont de la même famille, et doivent en conséquence non s’exploiter, mais s’aimer, se secourir les uns les autres; et qu’aux yeux du partisan du droit naturel, la nature des choses appelle l’homme vers la liberté, non vers le plus cruel de tous les esclavages, celui auquel condamne la misère, non vers le plus injuste de tous les despotismes, celui qui n’est fondé que sur le hasard de la naissance, sans condition de travail, d’intelligence ou de moralité! Il nous reste maintenant à justifier ce changement sous le rapport de l’utilité; mais, nous le répétons, les préoccupations du jour sont le seul motif qui nous ait fait adopter cette division entre le droit et l’utilité. Nous nous sommes transportés sur le terrain de nos adversaires, pour les convaincre de ce qu’ils appelleront la valeur pratique de notre système, attendu que sans cela ils auraient pu nous objecter que ce vivent aujourd’hui des sueurs du vieillard, des larmes de l’orphelin, ferons du pain pour l’enfance et pour la vieil— lesse. DE LA DOCTRiNE SAlNT-SDL0NlENE 247 système était fondé en droit, mais non ratifié par l’utilité; que le sentiment l’adoptait, mais que la raison le repoussait; que c’était une théorie enfin, un système, et non un l’ait réalisable. Examinons donc quelle est la yaleur de l’organisation actuelle de la propriété, sous le point de vue de l’utilité, c’est-à--dire de quelle manière elle favorise la production matérielle ou industrielle. La propriété, dans l’acception la plus habituelle du mot, se compose de richesses qui ne sont pas destinées à être immédiatement consommées, et qui donnent droit aujourd’hui à un revenu. En ce sens elle embrasse les fonds de terre et les capitaux, c’est—à-dire, selon le langage des économistes, le fonds de production. Pour nous, le fonds de terre et les capitaux, quels qu’ils soient, sont des INSTRUMENTS DE TRAVAIL; les propriétaires et les capitalistes (deux etasses que, sous ce rapport, onne saurait distinguer l’une de l’autre) SONT LES .DPOSLTAIRES DE CES 1NsTRUME?Ts; leur fonction est de les DISTRIBUER aux travailleurs’. 1. Cette distribution s’effectue par les opérations qui donnent lieu à ini.rôt, loyer ou ftrinae. 48 XPOSiT1ØN Cette fonction, laseule qu’ils remplissent, en tant que propriétaires ou capitalistes, la remplissent-ils avec intelligence, à peu de frais, d’une manière favorable à l’accroissement des produits industriels? En voyant l’abondance relative dans laquelle vivent ces hommes, dont le nombre est considérable, en pesant la large part qui leur est attribuée dans la production annuelle, on est obligé de convenir qu’ils ne rendent pas leurs services à bon marché. D’un autre côté, si l’on considère les crises violentes, les catastrophes funestes qui désolent si souvent l’industrie, il est évident que les distributeurs des instruments de travail apportent peu de lumières dans l’exercice de leur fonctjon, et il serait injuste de leur en faire un reproche; car, si l’on réfléchit que cette distribution, pour quelle ffit bien faite, exigerait une connaissance profonde des rapports qui existent entre la production et la consommation, une longue habitude du mécanisme qui fait mouvoir les rouages de l’industrie, on reconnaîtra l’impossibilité que ces conditions soient jamais remplies par des hommes qui reçoivent leur mission du hasard cia la naissance, et qui restent étrangers aux travaux dont ils fournissent les instruments. DE LA DOCTRINE SAINT-SHIONIENNE 49 Pour que le travail industriel parvienne au degré de perfection auquel il peut prétendre, les conditions suivantes sont nécessaires : il faut 1° que les instruments soient répartis en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche d’industrie; 2° qu’ils le soient en rai-. son des capacités individuelles, afin d’être mis en oeuvre par les mains les plus capables; 30 enfin, que la production soit tellement organisée, que l’on n’ait jamais à redouter dans aucune de ses branches ni disette ni encombrement. Dans l’état actuel des choses, où la distribution est faite par les capitalistes et les propriétaires, aucune de ces conditions n’est et ne saurait être réalisée qu’après de nombreux tâtonnements, des écoles fréquentes, de funestes expériences; et alors même, le résultat obtenu est toujours imparfait, toujours momentané. Chaque individu est livré à ses connaissances personnelles; aucune vue d’ensemble ne préside à la production elle a lieu sans discernement, sans. prévoyance; elle manque sur un point, sur un autre elle est excessive; c’est à ce défaut d’une vue générale des besoins de la consommation, des ressources de la production, qu’il faut attribuer ces crises jadustrielles, sur l’on— 250 EXPOSITION gifle desquelles tant d’erreurs ont été émises, et le sont encore journellement. Si, dans cette branche importante de l’activité sociale, on voit se manifester tant de perturbations, tant de désordres, c’est que la répartitiou des instruments de travail est faite par des individus isolés, ignorant la fois et les besoins de l’industrie et les hommes, et les moyens capables d’y satisfaire,’ la cause du mal n’est point ailleurs. Comment, en effet, aujourd’hui, les choses se passent-elles? Un homme imagine une spéculation industrielle; il s’efforce de réunir toutes les lumières, tous les documents qui sont à sa port&, pour s’assurer que son entreprise est praticable et qu’elle a des chances de succès; mais, dans Fisolement où il se trouve, ces lumières, ces documents, sont nécessairement incomplets. Quelque favorable que l’on suppose sa position iiidividuelle, il lui est impossible d’apprécier justement la convenance de son entreprise, et de savoir, par exemple, si, dans le moment même, d’autres que lui ne s’occupent pas déjà de ré— pondre au besoin qu’elle devait satisfaire. Ce n’est pas tout. Supposons que cette spéeulaliou soit vraiment utile, que l’homme qui l’imagine DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t soit le plus capable de la bien diriger, que fera- t-il si les moens matériels d’exécution, sans lesquels sa pensée demeurerait stérile, ne sont pas à sa disposition? Comment pourra-t-il se les procurer? II devra s’adresser à des propriétaires, à des capitalistes, possesseurs des instruments qui lui sont nécessaires, ét se soumettre à leur décision: mais ces hommes, appelés ainsi à prononcer sur ses projets, sont-ils pour lui des juges compétents? Peuvent-ils puiser dans leurs rapports avec les travailleurs des lumières suffisantes pour apprécier la capacité de l’emprunteur et la convenance de l’emploi des capitaux qu’il demande? Non, sans doute; ils sont étrangers aux travaux de l’industrie, aux hommes qui conçoivent, dirigent et exécutent ces travaux, ils ne peuvent donc pas estimer les garanties de moralité et d’intelligence que présente l’entrepreneur et qu’exige l’entreprise; ils en sont réduits à stipuler des garanties matérielles, les seules dont ils se croient en état de juger la validité. Ainsi, le choix des directeurs, des chefs de l’industrie, et la détermination des entreprises industrielles ‘, sont abandonnés au hasard; Ec 1. Si nous rnoIions ù la placô dc cos mots industrie, iii— EXPOSITION petit nombré des hommes qui peuvent offrir des garanties matérielles, ou qui savent en promettre, obtiennent seuls la disposition des capitaux, et ces hommes se trouvent aussitôt soumis à la surveillance, au contrôle de leurs créanciers, à leur police tracassière, aveugle, impuissante tracassière, parce qu’elle n’aime pas le travail; aveugle, parce qu’elle ne sait pas travailler; impuissante, parce qu’elle ne travaille pas. Transportons-nous dans un monde nouveau. Là, ce ne sont plus des propriétaires, des capitalistes isolés, étrangers par leurs habitudes aux travaux industriels, qui règlent le choix des entreprises et la destinée des travailleurs. — Une institution sociale est investie de ces fonctions, si mal remplies aujourd’hui; elle est dépositaire de tous les instruments de la production; elle préside à toute l’exploitation matérielle; (lustriel, ceux—ci : guerre, guerrier, etc.; si nous elisions, par exemple, qu’il n’y a pas d’armée là ou le choix des chefs et La détermination des entreprises sont livrés au hasard, personne ne contesterait cette idée; quand il s’agit d’indus— ti-ie, c’est autre chose; pourquoi? parce que la société n déjà été organisée militairement, et qu’elle ne l’a pas encore été industriellemen toute la question est donc là l’organisation sociale de l’avenir sera—t-elle pacifique? que si ce principe est admis, avec un peu de logique, bien peu môme, on ai-rivera aux nièmes conséquences que nous. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 253 par là, elle se trouve placée au point de vue d’ensemble, qui permet d’apercevoir à la fois toutes les parties de l’atelier industriél; par ses ramifications elle est en contact avec toutes les localités, avec tous les genres d’industrie, avec tous les travailleurs; elle peut donc se rendre compte des besoins généraux et des besoins individuels, porter les bras et les instruments là où leur nécessité se fait sentir; en un mot, diriger la production, la mettre en harmonie avec la consommation, et confier les instruments de travail aux indnstriels les plus dignes, car elle s’efforce sans cesse de reconnaître leurs capacités, et elle est dans la meilleure position pour les développer. Dans cette hrpothèse, dans ce monde nouveau, tout a changé d’aspect; les garanties morales et intellectuelles existent aussi bien que les garanties matérielles; le travail est fait aussi bien que l’état de la société humaine et du globe qu’elle habite le permet : le cercle des hommes qui peuvent prétendre à devenir chefs, princes de l’industrie, embrasse l’humanité tout entière; les chances de bons choix se multiplient, et les moyens de faire ces choix se perfectionnent; les désordres qui résultent du défaut d’entente géné EXPOSITION raie et de la répartition aveugle des agents et instruments de la production, disparaissent, et avec eux disparaissent aussi les malheurs, les revers de fortune, les faillites, dont aujourd’hui nul travailleur paGifique ne peut se croire à l’abri. — En un mot, l’industrie est organisée, tout s’enchaîne, tout est prévu la division du travail est perfectionnée, la combinaison des efforts devient chaque jour plus puissante. Nous reviendrons tout à l’heure sur le mécanisme de cette institution; en ce moment, il nous importe de prévenir et de repousser une objection qui, selon toute apparence, doit vous préoccuper. Non-seulement peu de personnes, aujourd’hui , regardent comme possible de soumettre les travaux industriels et les hommes qui s’r livrent à un système complet et uniforme, mais celles qui le croient possible et utile ne savent nous présenter, pour arriver à ce but, que des institutions vieillies et justement proscrites. La première opinion tient surtout à ce qu’on imagine que, dans le passé, aucune teulative du même genre n’a eu lieu; la seconde, à ce qu’on n’a pas senti quel avait été le but de ces diverses tentatives. Est—il bieii vrai que l’on n’ait jamais tenté de L) LÀ t) TflINI S.I NT—sL3toLENNK coordonner les efforts de l’activité matérielle de Uhomme, f emploi de saforce? L’histoire ne nous montre-t-elle pas, au contraire, que les sociétés ont sans cesse cherché à soumettre les travaux de cet ordre à une direction unitaire? Si l’on se rappelle que l’activité matérielle s’exerçait, autrefois surtout, par la guerre, que les peuples cherchaient la richesse dans la conquête, que la force dont l’homme est doué ne se déployait dignement, noblement, que dans les combats, 011 verra, dans toutes les époques organiques du passé, des institutions ayant pour but de régulariser la distribution des instruments de travail et des fonctions, qui consistent alors en armes, eu postes militaires, en grades. Ces institutions dirigent tous les efforts de ces travailleurs barbares, hiérarchiquement classés, vers l’accomplissement d’un but commun. La production par le pillage et la conquôte, la distribution de leurs produits, la consommation des objets pillés Oit conquis, sont réglés, autant que l’ignorance et la férocité du temps le permettent, par une autorité compétente; car [es chefs des peuples guerriers sont des guerriers habiles. Le gouvernement des cités antiques, des trilns de la (crmnic, et le pouvoir linpû— E X P O SI T ION rel du moyen âge, ne sont donc, en réalité, que des organisations unitaires, systématiques et plus ou moins complètes de l’activité matérielle. La dernière époque organique nous présente, sous ce rapport, un sujet précieux d’observation. Avant que la féodalité frit solidement constituée, il existait, dans les travaux de ces temps barbares, un esprit d’individualité, d’égoïsme, semblable à celui qui domine aujourd’hui chez nos industriels. Le principe de la concurrence, de la liberté, régnait alors, non-seulement entre les guerriers de pays différents, mais, dans un même pays, entre les guerriers des diverses provinces, des divers cantons, des diverses villes, de tous les châteaux. De nos jours, aussi, ce principe de liberté, de concurrence, de guerre, existe entre les commerçants et fabricants d’un même pays; il existe de province à province, de ville à ville, de fabrique à fabrique, disons plus encore, de boutique à boutique. La féodalié mit un terme à l’anarchie militaire en liant les ducs, comtes, barons, t tous les propriétaires indépendants, hommes d’arme, par des services et une protection réciproques, immense avantage, qui n’a été convenablement apprécié par aucun historien du dernier siècle. C’était en effet un DE LA DO(TRINE SAJNT-SIMONlENfE inmense avantage pour tous les guerriers de passer de l’anarchie du neuvième siècle à l’organisation, à l’association féodale du dixième, et cet avantage peut seul expliquer la conversion si subite des alleux en fiefs., explication devant aque1le le génie de Montesquieu lui-même devait reculer. Les possesseurs d’alleux étaient des propriétaires libres de toutes charges publiques, ne relevant que de leurs personnes, et qui, par conséquent, étaient dans un état d’inciépendance, d’isolement antisocial; ces propriétaires libres, qui n’étaient astreints à aucun service, à aucune redevance, à aucun hommage, consentirent néanmoins à devenir vassaux d’en seigneur, c’est-à—dire à lui donner leur alleu, pour ne le recevoir de ga main qu’à titre de fief ou de bénéfice; ils y consentirent, parce qu’ils trouvaient, dans la protection et les secours de ce seigneur suzerain, un juste prix des services, de l’hommage, en un mot, de toutes les obliga— tions nouvelles que leur imposait leur vassalités 1. M. Guizot, qui a parfaitement senti que la propriété allodiale était antisociale, puisqu’elle ne supposait aucun lien entre les chefs isolés de la société, entratué cependant par l’amour de ce qu’on appelle la liberté, n’a pas apprécié la valeur de ce grand fait : la transformation des aneux en fiefs; suivant hai, c’est par violence que les grands 13 Vol. 41 EXPO S l.TlO N La véritable cause de la conversion générale des alleux en fiefs, c’est que l’homme préfère toujours l’état de société à l’état d’isolement, quand bien même on nommerait celui-ci état d’indépendance; et que le gouvernement féodal offrait, au moyen âge, la meilleure combinaison d’efforts matériels, la meilleure autorité pour diriger les travaux militaires, qui étaient encore alors les plus importants et les seuls ennoblis. De même que les éléments des travaux guerriers tendaient, au neuvième siècle, à former une société ayant sa hiérarchie, ses chefs, et une systématisation complète de tous lesintérêts, de tous les devoirs; de même aussi les éléments du travail pacifique tenIent, aujourd’hui, à se constituer en une seule société ayant ses chefs, sa hiérarchie, une organisation et une destinée communes. L’industrie a déjà fait un pas vers cette organisation définitive, depuis le temps où les travaux et les travailleurs pacifiques ont commencé à propriétaires ont forcé les petits à convertir leurs alleux en bénéfices: sans doute, dans ce mouvement qui fut très-rapide, quelques retardataires ne furent amenés que par la violence (c’est ainsi qu’on agissait à cette époque) à suivre l’impulsion générale; mais ces exemples sont le cas exceptionnel, cl non la règle commune. 11E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prendre une importance réelle dans La société. Avant la grande révolution politique du dernier siècle, des dispositions législatives avaient pour objet d’établir l’ordre dans les faits industriels il existait alors une institution qui a particulièrement frappé les esprits dans ces derniers temps, et qui répondait au besoin d’union, d’association que nous avons signalé, autant que le permettait alors l’état de la société; nons voulons parler des corporations. Dans ce système, Fadmission de chaque nouvel entrepreneur de travaux supposait que deux conditions importantes avaient été préalablement remplies , savoir : que sa capacité avait été reconnue par des juges compétents, et que des juges également compétents avaient constaté le besoin d’un nouvel emploi de bras et de capitaux, dans la branche d’industrie à laquelle il se destinait. Sans contredit, cette organisation était défectueuse sur bien des points; bornée à d’étroites localités, elle était nécessairement insuffisante pour régler l’ensemble du travail industriel; sous plusieurs rapports même, elle était vicieuse, ce qui tient à ce que, n’ayant pas été conçue dans des vues purement industrielles, mais principalement comme système défensif 260 EXPOSITION contre l’institution militaire, en présence et sous le joug de laquelle l’industrie s’était élevée, elle portait l’empreinte de son origine. Ainsi elle favorisait la lutte de tendances égoïstes, de sentiments antisociaux; chaque corporation était à l’égard des autres corporations, ce qu’un baron avait été pour un baron; la guerre existait entre elles et dans leur sein, comme elle avait eu lieu de comté à comté, de château à château; ces corporalions développaient des sentiments antisociaux, puisqu’elles tendaient toutes à exploiter chaque branche d’industrie en monopole, à traiter le consommateur comme l’homme d’armes avait traité le vilain; or, toutes ces tendances égoïstes devaient se faire jour avec d’autant plus de force, que la doctrine sociale (religieuse ou politique, spirituelle ou tempotelle), n’ayant point alors embrassé, au moins d’une manière directe, dans ses prévisions et dans ses préceptes, l’industriepacifique’, la plupart des faits du système industriel devaient échapper à l’ap t Le clergé, obéissant à son dogme, devait mortifier la chair, et par conséquent négliger ou mépriser même l’industrie.; de son côté, la noblesse féodale dérogeait lorsqu’elle s’alliait à l’industrie : la dévotion et l’honneur ne devaient donc pas porter leurs fruits habituels, l’ordre, l’amour, dans Iç sein de l’industrie. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 261 préciation, et par conséquent à l’influence de l’autorité morale. De quelque vice que ft entachée cette institution, on ne saurait disconvenir cependant que, depuis la première organisation des communes, et pendant plusieurs siècles, elle rendit de grands services; mais elle prfl dans la suite un autre caractère : la classe militaire ayant cessé de menacer directement les travailleurs et leurs propriétés, l’institution des corporations perdit toute sa valeur défensive. Dès ce moment, les tendances antisociales se développèrent avec plus d’intensité dans son sein; bientôt elle présenta plus d’inconvénients que d’avantages; elle disparut enfin, sans qu’une voix s’élevât pour la défendre. C’est avec raison, sans dôute, que nous nous félicitons de ne plus voir les corporations, les jurandes et les maîtrises gouverner l’industrie; cependant cette conquête n’est réellement pas positive, dans l’acception rigoureuse du mot. Une organisaton mauvaise a été abolie, mais rien n’a été édifié à sa place. rFOUs les efforts des publicistes, des économistes semblent, de.puis ce temps, n’avoir pour objet que de porter 26 EXPOSiTION quelques derniers coups à un ennemi terrassé et déjà privé de vie. Rappelons ce que nous venons de dire sur l’anarchie qui précéda l’organisation militaire du moyen âge. Nous avons fait remarquer que ces principes de liberté, e concurrence illimitée, qui forment toujours le dogme des époques de transition, la croyance des moments de crise de la vie soiaIe, n’ont qu’une valeur négative; et que, tant que le règne de ces principes se prolonge, aucune vue d’ensemble ne préside à l’activité matérielle, que nulle balance, nulle pro-. portion, nulle harmonie ne peut exister entre les divers ordres de travaux, et qu’enfin ces travaux sont aussi mal conçus eL aussi mal exécutés qu’on peut l’attendre d’une association où le choix des directeurs est livré au hasard. Jetons les yeux sur la société qui nous entoure. lies crises nombreuses, des catastrophes déplorables, affligent chaque joui’ l’industrie; quelques esprits commencent à en être frappés; mais ils ne se rendent point compte de la cause d’un ii grand désordre, ils ne voient pas que ce désordre est le résultat de la mise en pratique du principe de la concurrence illimitée. Qu’est-ce, en effet, que la concurrence réalisée, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 263 sinon une guerre meurtrjère qui s perpétue, sous une forme nouvelle, d’individu à individu, de nation à nation? Tôu Les les théories que ce dogme tend à développer sont nécessairement fondées sur des sentiments hosti[es. Et cependant les hommes sont appelés, non à guerroyer éternellement, mais à vivre en paix, non à s’entre-nuire, mais à s’entr’aider. La concurrence, enfin, en maintenant chaque industriel dans un état d’isolement, de lutte, à l’égard des autres, pervertit la morale individuelle, aussi bien que la morale Sociale. Du moment où chacun ne croit pouvoir augmenter ses chances de succès qu’en diminuant les chances de succès de ses concurrents, la fraude ne tarde point à s’offrir comme le moyen le plus efficace de soutenir la lutte, et les hommes consciencieux qui reculent devant l’emploi de ce moyen sont les premiers ordinairement qui en deviennent victimes. Toutefois, au milieu du désordre que nous venons de signaler, on voit se produire des efforts instinctifs, dont la tendance manifeste est de ramener l’ordre, en conduisant vers une nouvelle organisation du travail matériel; ici nous avons en vue une industrie que l’on peut considérer 264 EXPOSITION comme nouvelle, attendu le caractère particulier et le développement considérable qu’elle a pris dans ces derniers temps, l’industrie des BANQuIERS. La création de cette industrie est évidemment un premier pas vers l’ordre; et, en effet, quel rôle jouent aujourd’hui les banquiers? Ils servent d’intermédiaires entre les travailleurs, qui ont besoin d’instruments de travail, et les possesseurs de ces instruments, qui ne savent pas ou ne veulent pas les employer; ils remplissent, en partie, la fonction de distributeurs, que nous avons vue si mal exercée par les capitalistes et les propriétaires. Dans les transactions de cette nature, qui s’opèrent par leur entremise, les inconvénients que nous avons signalés se trouvent considérablement affaiblis, ou, du moins, pourraient l’être facilement car les banquiers, par leurs habitudes et leurs relations, sont beaucoup plus en étal (l’apprécier et les besoins de l’industrie, et la capacité des industriels, que ne peuvent le faire des particuliers oisifs et isolés; l’emploi des capitaux qui passent par leurs mains est donc à la fois plus utile et plus équitable’. 1. On doiL facilement comprendre que, malgré. les germes organiques que renferme l’institution des banquiers, germes DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 65 Un autre avantage provient encore de leur entremise : par cela même qu’ils peuvent mieux juger la valeur des entreprises et le mérite des entrepreneurs, il leur est possible, aussi, de réduire considérablement cette partie du loyer des instruments de travail, à laquelle quelques économistes donnent le nom de prime d’assurance, et qui garantit, pour ainsi dire, les capitalistes des sinistres auxquels ils s’exposent en prêtant leurs fonds. Aussi, bien qu’ils se fassent payer leur propre. intervention., il leur est possible de procurer aux industriels des instruments à bien mejileur marché, c’est-à-dire à plus bas iztérêt que ne pourraient le faire les propriétaires et les capitalistes, plus exposés à se tromper dans le choix des emprunteurs. Les banquiers con tribuent donc puissamment à faciliter le travail que nous mettons ici à découvert, l’avantage qui devrait résulter de l’intermédiaire des banquiers entre les oisifs et les travailleurs est souvent contrebalancé, et même détruit, par les facilités que notre société désorganisôc offre à l’égoïsme, pour se produire sous les formes diverses d la fraude et du charlatanisme : les banquiers se placent souvent entre les travailleurs et les oisifs, pour exploiter les un et les autres, au détriment de la société tout entière; nous le savons et en montrant ce qui, dans leurs actes, est autisocial, et par conséquent rétrograde, aussi bien que ‘e qui est progressif, nous indiquons ce qu’il faut détruire, mais aussi ce qu’il faut se héLer dc développer. EXPOSITION industriel, par conséquent à accroître les richesses : par leur entremise., les instruments de travail circulent plus facilement, sont moins exposés à demeurer oisifs, sont plus offerts, selon l’expression des économistes, ce qui détermine de la part des capitalistes, à l’égard des travailleurs, une concurrence qui, à défaut de mieux, tourne du moins à l’avantage de ces derniers. Et cependant, lé crédit, les banquiers, les banques, tout cela n’est encore qu’un rudiment grossier de l’institution industrielle dont nous allons poser les bases l’organisation actuelle des banques reproduit, en partie, les vices du sstême où les possesseurs des instruments de travail en sont en même temps les distributeurs; c’est-à-dire du système dans lequel le distributeur est sans cesse sollicité à lever sur les produits du travail la dîme la plus forte’; 1. Les débats qui ont eu lieu depuis quelques années à la Banque de Franco, pour la réduction du taux de l’escompte, toujours repoussée, sont une preuve frappante de ce que nous disions; l’opposition même que cet établissement (dont la mission est de procurer facilement des fonds aux travailleurs) a mise à tout projet de réduction du taux des rentes sur 1’Etat, en est une autre preuve non moins évidente; les banquiers agissaient alors comme oisifs et comme travailleurs. DE LA DOCTRINE SAINT-SLMONIENNE d’ailleurs, si la position des banquiers leur permet d’apprécier plus justement les besoins de quelques industriels, peut-être d’une branche entière d’industrie, aucun d’entre eux, pourtant, aucun établissement de banque même, n’étant le centre où viennent aboutir et se résumer toutes les opérations industrielles, ne saurait en saisir l’ensemble, apprécier les besoins respectifs de chacune des parties de l’atelier social, activer le mouvement là où il languit, l’arrêter, le ralentir là où il n’est plus, là où il est moins nécessaire. Ajoutons encore que la portion la plus considérable de l’activité matérielle échappe à leur influence; les travaux agricoles, qui forment sans contredit, aujourd’hui, la partie la plus importante de l’industrie, sont entièrement dans ce cas, par suite d’une législation spéciale, qui régit encore la propriété foncière, et qui est tout empreinte du dogme d’immobilité des sociétés de l’antiquité; immobilité qui était encore le cachet de la société civile du moyen êge. On peut observer aussi que la plupart des transactions de l’industrie proprement dite s’opère sans le concours des banquiers; enfin, dans les crédits qu’ils accordent, ils se déter 68 EXPOSITION minent principalement sur des garanties matérielles, et négligent en grande partie les considérations tirées de la capacité de ceux qu’ils créditent, bien que ces considérations soient les plus importantes. Nous ne prétendons pas dire qu’il faille, pour que l’industrie des banquiers soit susceptible de perfectionnement, que les circonstances politiques générales qui nous entourent aient été d’abord complétement changées; pour nous, la politique n’est pas cette sphère étroite dans laquelle s’agitent quelques petites personnalités d’un jour; la politique sans l’industrie est un mot vide de sens; or le fait culminant de l’industrie, aujourd’hui, ce sont les banquiers, ce sont les banques; changer les circonstances po]itiques, c’est donc nécessairement modifier les banquiers et les banques, et., réciproquement, des perfectionnements dans les banques et dans la fonction sociale industrielle exercée par les banquiers, sont. des perfectionnements dans la politique. Par conséquent, ces derniers perfectionnements pourraient résulter de faits que les publicistes de nos jours regarderaient comme étant purement industriels, et qui, pour nous, seraient plus importants mille fois que la plu- DE LA DOCTRINE SÀINT-S(MONIENNE 69 part des discussions qui occupent aijourd’hui nos plus fortes tètes politiques. Ainsi la CENTRALISATION des banques les plus gén&ales, des banquiers les plus habiles, en une banque unitaire, directrice, qui les dominât toutes, et pût balancer, avec justesse, les divers besoins de crédit que l’industrie éprouve dans toutes les directions; d’une autre part, la SPÉCIALISATION de plus en plus grande de banques particulières, de manière que chacune d’elles fût affectée à la surveillance, à la protection, à la direction d’un seul genre d’industrie: voilà, suivant nous, des faits politiques de la plus haute importance. Tout acte qui devra avoir pour résultat de centraliser les banques générales, de spécialiser les banques particulières, et de les lier hiérarchiquement les unes aux autres, aura nécessairement pour résultat une meilleure entente des moyens de production et des besoins de consommation; ce qui suppose à la fois une plus exacte cIassification des travailleurs, et une distribution plus éclairée des instruments d’industrie; une plus juste appréciation des oeuvres, et une récompense plus équitable du. travail . 4. Dans la société industrielle, ainsi conçue, on voit par— 7O EXPOSITION La série des perfectionnements que peuvent subir les banques, d’une manière directe, c’est- à-dire par l’influence unique des banquiers, est néanmoins bornée dans l’état actuel des choses. Le système des banques existantes aujourd’hui pourra se rapprocher beaucoup de l’institution sociale dont nous prévoyons la fondation; màis celle-ci ne se réalisera clans toute sa plénitude qu’autant que l’association des travailleurs sera préparée par l’éducation, sanctionnée par la législation; elle ne sera complétement réalisée qu’au. moment où la constitution de la propriété aura subi les changements que nrnls avons annoncés. Nous avons dit quelles sont les conditions nécessaires pour que le travail industriel puisse atteindre le plus haut degré d’ordre et de prosp&ité; nous avons indiqué la direction suivant tout un chef et des inférieurs, des patrons et des clients, des maUres et des apprentis ; partout autorité légitime, parce que le chef est le plus capable ; partout obéissance libre, parce que le chef est aimé; ordre partout: aucun ouvrier ne manque de guide et d’appui dans ce vaste atelier; tous ont les instruments qu’ils savent manier, le travail qu’ils aIment à faire: tous travaillent, non plus à exploiter l’homme, non plus même à exploiter le globe, mais à enbeur le globe par leurs efforts, à s’embellir eux-mêmes de toutes les richesses que le globe leur donne. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 7t laquélle doivent s’opérer, pour parvenir à ce but, les progrès les plus prochains du système des banques: il sera facile maintenant de se former une première idée de l’institution sociale de l’avenir, qui, dans l’intérét de la société tout entière, et spécialement dans l’intérêt des travailleurs pacifiques, industriels, régira toutes les industries. Nous désignerons provisoirement cette institution par le nom de système général de banques, en faisant toutes réserves sur l’inter.prétation étroite que l’on pourrait donner aujourd’hui à ce mot. Ce système comprendrait d’abord une banque centrale représentant le gouvernement, dans l’ordre matériel : cettç banqùe serait dépositaire de toutes les richesses, du fonds entier de prodDction, de tous les instrumenta dc travail; en un mot, de ce qui compose aujourd’hui la masse entière des propriétés. individuelles. De cette banque centrale dépendraient des banques de second ordre qui n’en seraient que le prolongement, et au moyen desquelles elle se tiendrait en rapport avec les principales tôcalités, pour en connaître les besoins et la puissance productrice; celles-ci commanderaient encore, dans la circonscription territoriale qu’elles em 272 EXPOSITION brasseraient, à des banques de plus en plus spéciales, embrassant un champ moins étendu, des rameaux plus faibles de l’arbre de l’indust rie. Aux banques supérieures convergeraient tous les besoins; d’elles divergeraient tous les efforts: la banque générale n’accorderait aux localités des crédits, c’est-à—dire ne leur livrerait. des instruments de travail, qu’après avoir balancé et combiné les opérations diverses; et ces crédits seraient ensuite répartis entre les travailleurs par les banques spéciales, représentant les différentes branches de l’industrie . 4. Pour qui voudra réfléchir un instant sur le tableau que nous venons de faire du gouvernement industriel d’une société pacifique, il sera facile de concevoir que là est (du moins sous un point de vue, l’aspect industriel) la solution de cette grande question qui occupe si vivement les publicistes actuels, l’organisation communale et dépatementale. Ils veulent tous, aujourd’hui, organiser des cités, des provinces, niais aucun d’eux ne sachant dans quel but il y a des cités, des provinces, des nations, pourquoi les hommes sont réunis, ce qu’ils doivent faire, tous sont impuissants dans leurs conceptions: ou plutôt encore, ils leur supposent un but, la résistance au pouvoir; un motif d’union, la résistance au pouvoir; enfin un devoir, et c’est toujours la résistance au pouvoir; de sorte que, constituant parioul la révolte, et rien que la révolte, au lieu d’organiser ils désorganisent; au lieu de liér la commune à la préfecture, la préfecture à l’administration, disons plus, la France à l’Europe, l’Europe au globe, et plus encore, le globe à l’univers, ils détachent, DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE ii3 Ici se présent€ une question, pour nous très— secondaire, mais qui est d’un haut intérêt au— jourd’hui, puisque c’est uniquement en se plaçant sur ce terrain que nos hommes d’État s’occupent de l’industrie, et semblent s’apercevoir qu’il existe ds hommes qui produisent les richesses qu’eux-mêmes consomment nous voulons parler do l’impôt, ou, plus généralement, de ce qu’on nomme le budget, puisque celui—ci contient, aux recettes l’impôt, aux dépenses son emploi. Dans le système d’organisation industrielle que nous venons de présenter, l’actif du budget est la totalité des produits annuels de l’industrie; son passif est la répartition de tous ces produits aux banques secondaires, chacune de celles-ci établissant son propre budget de la même manière. — Dans ce système, ce qu’on pourrait plus particulièrement appeler l’impôt, par rapport à la classe qui produit directement les richesses, c’est-à—dire par rapport à l’industrie, serait la portion de ces produits qui serait consacrée à l’entretien des deux autres ils fraclionnent, ils divisent le monde, le globe, et jusqu’au village, pour n’y voir que de petites individualités souveraines, satellites sans planètes. s’insurgeant contre la loi universel le d’ÀTrnkcTtoN. 274 EXPOSITION grandes olasses de la Sooiété, c’est-a-dire à subvenir aux be*oins phyiqilos des hommes qui ont pour mission de développer l’IntelliÙence et le entimentg de tous. Mais pour le moment, nous avons surtout à nous occuper du budget particulier de l’industrie. Chacun étant rétribué suivant sa fonction, ce qu’on nomme aujourd’hui le revenu n’est plus qu’un appoin toment ou une retraite. tin industriel ne possède pas autre’ ment un atelier, des ouvriers, des instruments, qu’un colonel ne possède aujourd’hui une caserne des soldats, des armes; et cependant tous travaillent avec ardeur, car celui qui produit peut aimer la gloire, peut avoir de l’honneur, aussi bien que celui qui detruit. Revenons un instant sur nos pas. L’organisation industrielle que nous venons d’exposer brièvement, réunit, mais sur une large échelle, tous les avantages des corporations, des jurandes et des maîtrises et de toutes les dispositions législatives par lesquelles les gouvernements ont, jusqu’à ce jour, tenté de réglementer l’industrie; elle ne présente aucun de leurs inconvé-. nients : d’une part, les capitaux sont portés là où leur nécessité est reconnue, car il ne saurait r avoir monopole; de l’autre, ils sont mis à la DE LA DOCTRINE SAINT-SIrI0NIENNE 75 disposition des mains les plus capables d’en tirer parti; et les injustices, les actes de violence, les tendances égoïstes, que l’on reproche aux anciens corps privilégiés dont nous venons de parler, ne sont point à redouter; en effet, chaque corps industriel n’est qu’une portion, et, pour ainsi dire, un membre du grand corps social qui comprend tous les hommes sans exception. A la tête du corps social sont des hommes généraux, dont la fonction est de marquer à chacun la place qu’il lui importe le plus d’occuper, et pour lui-même, et pour les autres. Si le crédit est refusé à une branche d’industrie, c’est que, dans l’intérêt de tous, les capitaux ont été jugés susceptibles d’un meilleur emploi; si un homme n’obtient pas les instruments de travail qu’il demande, c’est que des chefs compétents l’ont reconnu plus habile à remplir une autre fonction. Sans doute l’erreur est inhérente à l’imperfection humaine, mais il faut convenir cependant que des capacités supérieures, placées à un point de vue ênêral, dégagées des entraves de la spécialité, doivent offrir, dans les choix qui leur sont confiés, le moins de chances possibles d’erreur, puisque leurs sentiments, leurs désirs personnels même, les entraînent 276 EXPOSITION et les intéressent directement à donner autant de prospérité à l’industrie, et, dans chaque branche, autant d’instruments de travail aux individus que l’état de la richesse et de l’activité humaine le comporte . En poursuivant l’examen de la question des banques, en nous occupant plus particulièrement du mécanisme de l’institution industrielle, nous perdrions de vue la question de la propriété proprement dite, et nous aurions sous les reux celle de l’industrie; or, quoique ces deux questions soient à peu près identiques, au mot d’industrie pourtant se rattachent, selon nous, une foule de considérations d’un ordre 1. Cette grande objection contre l’injustice, la partialité, l’arbitraire des gouvernants, se présente toujours, quelle que soit la partie de l’ordre social qu’on examine ; la réponse se réduit à ces termes simples: ou tous les hommes sont égaux en moralité, en intelligence, en activité, ou il r a différents degrés de moralité, d’intelligence et d’activité. Dans le premier cas, il n’y a pas lieu, évidemment, à hiérarchie, à pouvoir, à direction, il n’y a pas d’inférieurs et de supérieurs, de gouvernés et de gouvernants; dans l’autre cas, au contraire, il y a nécessairement autorité et obéis— sauce; or, il suffit d’ouvrir les ‘eux pour repousser la première hypothèse; toute la question consiste donc à savoir qui aura l’autorité, qui classera les hommes suivant leurs capacités, qui appréciera et rétribuera leurs oeuvres; et nous répondons, quel que soit le cercle d’association que l’on ait eu vue : celui qui aixun k plus la destinée sociale. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE toit à fait prtiduhier. Par Saint-Simon, le but de l’activité matérielle de l’espèce humaine est complétement changé; l’industrie prend, dans l’avenir, une importance politique plus puissante que celle que la guerre a jamais eue dans les sociétés les plus belliqueuses de l’antiquité; nous devrons donc la considérer de ce point de vue, et ce sera pour nous l’occasion de présenter sous un nouvel aspect, et de faire mieux comprendre cette institution générale des banques, que nous annonçons comme le système futur d’organisation de l’armée des travailleurs pacifiques. Mais pour bien concevoir nos idées sur la propriété, il est. indispensable de ne point les séparer de celles qui ont été exposées précédemment sur le développement de l’humanité, sur la loi de ce développement, et sur [‘avenir promis à nos espérances : cette partie du système social ne peut être appréciée en dehors de l’ensemble des idées et des faits dans lesquels elle trouve sa justification. Messieurs, nous agitons devant vous une question bien grave; nous devons nous atten— (Ire à rencontrer non-seulement des préventions intel1e1iwJ1es, mais une vive résistance, ne 78 EXPOSITiON fût-elle qu’instinctive, de la part des intérêts matériels, les seuls dont l’activité conserve aujourd’hui quelque énergie, En nous renfermant dans le cercle des idées abstraites, le dédain était peut-être le seul danger auquel nous fussions exposés; mais sur le terrain où nous nous sommes placés, embrassant à la fois dans notre exposition l’idée spéculative et l’application, la théorie et la pratique, nous devons craindre de provoquer plus que du dédain; on ira, sans doute, jusqu’à nous accuser de viser au bouleversement de la société, de provoquer au désordre. Quelque peu fondé que fût un pareil reproche, nous ne pouvons nous dispenser de le prévenir, et d’y répondre, dès à présent, en termes généraux. La doctrine de Saint-Simon, comme toutes les nouvelles doctrines générales, ne se propose assurément pas de conserver ce qui existe, ou de le modifier superficiellement; elle a pour objet de chànger profondément, radicalement, le système des sentiments, des idées et des intérêts: eI pourtant elle ne vient pas bouleverser la société. Au mot de bouleversement se rattache toujours l’idée d’une force aveugle et brutale, ayant pour but, pour résultat, la destruc DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 79 tion : or, ces caractères sont loin d’être ceux de la doctrine de Saint-Simon. Cette doctrine ne possède elle-même, ne reconnaît, pour diriger les hommes, d’autre force que celle de la persuasion, de la conviction; son but est de construire et non de détruire; c’est toujours en vue de l’ordre, de l’harmonie, de l’édification, qu’elle reste placée, soit qu’elle produise une idée purement spéculative, soit qu’elle appelle la réalisation matérielle que cette idée tend déterminer. La doctrine de Saint-Simon, nous le répétons, ne veut pas opérer un bouleversement, une révolution; c’est une transformation, une évolution qu’elle vient prédire et accomplir; c’est une nouvelle éducation, une régénération définitive qu’elle apporte au monde. Jusqu’à ce jour, les grandes évolutibns qui se sont effectuées dans les sociétés humaines ont eu, il est vrai, un autre caractère; elles ont été violentes, parce que, prenant, pour ainsi dire, l’humanité au dépourvu, celle-ci s’est engagée avec ardeur dans les voies qui lui étaient ouvertes, sans avoir une conscience nette de sa destinée; ignorant, par conséquent, les efforts qu’elle avait faire pour l’atteindre, elle mar EXPOSITION chait comme par instinct, sans que le raisonnement fût appelé à vérifier les prévisions de l’enthousiasme, sans qu’il préparât les changements que devaient déterminer ces prévisions. Aussi, les grandes évolutions du passé, même les plus légitimes, c’est-à-dire celles qui ont le plus largement contribué au bonheur de l’huinanité, se présentent-elles toutes, à leur origine, avec les caractères propres à une catastrophe, à un bouleversement. Aujourd’hui la position n’est plus la même l’humanité sait qu’elle a éprouvé des évolutions progressives; elle en connaît la nature et l’étendue; elle possède la loi de ces crises, qui l’ont sans cesse modifiée, sans cesse rapprochée des conditions normales de son existence. Dès ce jour elle peut vérifier, par les progrès du passé, l’avenir que ses sympathies lui révèlent; elle peut, surtout, préparer la réalisation de cet avenir, par la transformation lente et successive du présent; elle doit donc prévoir et évker les désordres et ls violences, qui ont été comme la condition de tous les progrès du passé. Ce serait bien à tort, messieurs, que l’on nous supposera l’intention de présenter, en ce moment, une sorte d’excuse de la hardiesse de nos DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 2M prévisions. Cette vue, que l’humanité doit éviter aujourd’hui, dans son évolution définitive, les violences et les désordres qui ont caractérisé les évolutions, et par conséquent les révolutions du passé, n’a pas été imaginée après coup pour faire absoudre la doctrine de Saint-Simon des reproches qu’on pourrait lui adresser; elle est un des dogmes les plus élevés de cette doctrine, elle est l’une des premières règles de conduite qui nous sont imposées par notre croance; elle est, par conséquent, un des objets de nos enseignements; ne pas la comprendre, c’est ne pas comprendre la pensée de notre maître. Ainsi, quand nous signalons un changement futur dans l’organisation sociale, quand nous annonçons, par exemple, que la constitution actuelle de la propriété doit faire place à une constitution entièrement neuve, nous entendons dire et démontrer que le passage de l’une à l’autre ne sera pas, ne saurait être brusque et violent, mais paisible et successif, parce qu’il iie peut être conçu et préparé que par l’action simultanée de l’imagination et de la démonstra— lion, de l’enthousiasme et du raisonneinent parce qu’il ne peut être réalisé que par des hommes animés au plus haut degré de senti- 14 Vol. 41 EXPOSITION ments PACIFIQUES, aimant la force lorsqu’elle produit, lorsqu’elle donne la vie, et laissant au passé la force qui détruit, qui donne la mort. HUITI1ME SÉANCE. THÉORIES MODERNES SUR LA PROPRIÉTÉ. AVANT-PROPOS. Messieurs, Pendant les trois siècles qui ont opéré la destruction de l’ordre social constitué au moreu ége, les pins fermes défenseurs du gouvernement papal et de la féodalité ont bien senti que, l’uNITÉ religieuse et la HIÉRARCHIE politique ou militaire une fois entamées, c’en était fait d’un passé qu’ils chérissaient. Leurs efforts ont été vains : la noblesse est morte; la liberté des cultes est proclamée. De Maistre, de LaMennais, de Montlosier, ont exprimé noblement leurs regrets et leur hidignalion; ils ont couvert de leurs DE LA DOCTRINE SAINT-S1MONIENNI a mépris cette société nouvelle, privée d’autorité et de foi, livrée à l’indifférence et à l’anarchie, veuve de ses antiques souvenirs; mais leurs chants funèbres, étouffés par les cris des vainqueurs, n’ont pas touché les masses; ou, s’ils ont été entendus, ils ont excité la colère et la haine. Quelques individus y ont répondu avec chaleur, les ont répétés avec conviction; mais bien peu ont su apprécier tout ce qu’il y avait de grand, et en même temps de faible, dans ees derniers soupirs du moyen âge expirant. La hiérarchie ancienne, la hiérarchie féodale ou militaire n’existe plus; l’unité catholique se résout en croyances individuelles, toutes également respectables aux yeux de la loi, et ce résultat des longs travaux de nos pères trouve d’assez nombreux admirateurs aujourd’hui aussi, n’èntendons-nous plus les publicistes, honorés des suffrages de l’opinion publique, donner pour base à l’ordre social une communauté de croyances religieuses, et chercher à l’affermir par un ciment politique, analogue à celui qui, dans le moyen âge, unissait le souverain au serf lui-même; ce n’est pas assez; ils écoutent avec indulgence les doctrines qui tendent à in diyidualiser de plus en plus les croyances ou __ EXPOSITION les intérêts. En un mot, l’égoïsme, exprimé en langage politique ou religieux, trouve grâce devant eux, sous quelque forme qu’il se présente; tandis qu’au contraire un défenseur dévoué du trône et de l’autel est, pour eux, un ennemi qu’il faut combattre; non parce que l’autel est la chaire de saint Pierre, non parce que le trône est celui de César, c’est-à-dire celui où règne le glaive, mais parce que l’un ou l’autre doit toujours faire craindre, suivant eux, qu’une crorance et des actes ne soient imposés aux masses par quelques hommes privilégiés. Les critiques contre l’autorité religieuse et politique sont donc généralement bien accueillies auj ourd’h.ui; si elles blessent, comme nous n’en doutons pas, quelques personnes, celles au contraire dont elles piquent la curiosité, et qu’elles amusent, sont assez nombreuses pour que l’on tolère complaisamment ces critiques, si même on ne les excite pas, en les décorant du nom hono— rab Je d’opposition. Nous ne développerons pas davantage ces idées (lui ne se rattachent qu’indirectement au but que nous avons en vue; il nous suffit de les avoir énoncées pour préparer ce qui BOUS r(’ste t dire. DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE L’abolition complète de l’esclavage, et la destruction de presque tous les priviléges de la naissance, sont consommés; l’humanité a rompu les liens nécessaires à son enfance, nuisibles à sa virilité; elle a secoué violemment le joug du passé, elle l’a brisé, mais heureusement il pèse encore sur elle : heureusement, car elle ignore les liens nouveaux qui doivent unir les hommes. La confusion la plus profonde, une sanglante anarchie, tel serait l’affligeant spectacle que nous aurions sous les yeux, si tous les moyens d’ordre du passé étaiellt détruits, s’il n’en existait aujourd’hui quelques-uns sur lesquels l’édifice social chancelle, mais se soutient encore. Presque tous les priviléges de la naissaue, avons-nous dit, ont disparu; un seul nous est resté, et l’importance du rôle qu’il occupe dans notre politique dissolvante fait sentir toute la vigueur de la constitution sociale à laquelle il doit la vie. Félicitons-nous de l’inconséquence des hommes qui ont précieusement conservé cette ancre de salut, dans la tempêLe révolutionnaire; nous disons leur inconséquence, parce que rien ne légitime dans leur théorie une pareille exception en faveur du plus ferme soutien du passé. EXPOSITION Cet héritage de nos pères est entouré de respect; c’est l’arche sainte, qu’un téméraire ne saurait toucher sans encourir l’excommunication du clergé même de la liberté; nous ne parions pas des foudres du parti rétrograde, prêtes à frapper la main sacrilége qui oserait attaquer ce dernier débris dii moyen âge; elles sont usées, et ne se forgent pas même dans les arsenaux de la police correctionnelle. Cette susceptibilité vraiment religieuse est un miracle sans doute lorsqu’on la trouve dans les ennemis de la superstition et du fanatisme, dans les apôtres de l’affranchissement de la pensée, du libre examen, du doute, mais surtout dans les partisans de la perfectibilité humaine; et nous nous en félicitons, puisqu’elle maintient, un certain ordre matériel, au milieu de l’anarchie intellectuelle et morale dans laquelle nous sommes plongés; mais, arrivés au moment où ce moyeu d’ordre doit lui-même être attaqué par une doctrine destinée à remplacer celle qui lui a jadis donné naissance, nous sentons la difficulté que doivent présenter aux novateurs les préjugés rétrogrades que nous a légués la civilisation bâtarde qu’ils voudront renverser; préjugés d’autant plus rebelles, qu’ils ont résisté DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 287 au feu de la critique, et sont sortis, tels qu’ils étaient entrés, du creuset révolutionnaire. Aussi, convaincus, comme nous le sommes, de l’imprudence qu’il y aurait à vouloir détruire le seul principe d’ordre qui nous reste, sans le remplacer immédiatemeut par un principe plus général, approprié aux besoins de l’avenir; mais, pénétrés aussi de la force des résistances que rencontrera, sous ce rapport, la tentative la plus sage, la plus mesurée, la plus évidemment favorable aux progrès de l’humanité, nous entrerons avec autant de confiance que de dévouement dans la route que Saint-Simon nous a ouverte. Nous ne nous adresserons pas aux passions populaires; comment nous en ferions-nous entendre aujourd’hui? C’est l’ordre que nous réclamons, c’est la hiérarchie la plus unitaire, la plus ferme, que nous appelons pour l’avenir. 11 faudrait au peuple une autre éducation que celle qu’il reçoit à chaque instant de ses maîtres (qui marchent en esclaves à sa suite), pour qu’une vive sympathie l’attachât à nos idées. On lui a tant appris à craindre ou à mépriser la puissance, à se défier sans cesse du pouvoir, (lue longtemps encore ces mots lui rappelleront 988 EXPOSiTION son antique esclavage, et le mettront en garde, en hostilité peut-être contre les hommes qui lui annonceraient une nouvelle puissance. Notre position nous permettra de marcher avec sécurité; notre franchise ne pourra être funeste qu’à nous. Oui, nous en avons la ferme conviction, nous exciterons contre nous les passions des adversaires les plus violents du passé, en attaquant un priv’il4je dont ils ne craignent pas de se couvrir, quoique ce soit une parure de leur ennemi vaincu le sort d’Hercule consumé par la dépouille du Centaure ne les effraye pas, ils se sont attachés au squelette du moyen âge, au cadavre de leur victime, et ils le défendront, comme les cendres d’un être adoré, jusqu’à ce qu’ils tombent eux-mêmes en poussière. Déjà nous les entendons dire, en aiguisant l’arme chérie de la critique « Quelle est donc cette robe de Centaure, quel est ce squelette, objet de nos tendres amours? » Nous répondrons C’est la nonin PAR DROIT DE NAISSANCE et non PAR DROIT DE CAPACITÉ : c’est l’HÉRITAGE. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 89 OPINIONS DES• CO?OMtSTES, LGiSTES ET• PUBLICISTES, ET EN GNRAL DE TOUS LES THORICIENS POLITIQUES, SUR LA PROPRIÉTÉ. La propriété est la base de l’ordre social tel est le dogme proclamé par tous les docteurs des sciences politiques. Nous aussi, nous pensons que la propriété est la base matérielle de Pordre social, et cependant nos vues sur l’organisation politique sont tout à fait opposées aux doctrines professées de nos jours. La différence qui existe entre nous et nos publicistes se retrouve également, sur le même sujet, entre eux et les clercs du moyen ége., ou bien entre eux et un consul romain; ce grand mot de PROPRIT a représenté, à chaque époque de l’histoire, des choses différentes; il a fait naître des idées diverses, quoiqu’il ait été soutenu par les moeurs et par les lois, chaque fois que l’humanité n’a pas été troublée par ces révolutions générales, pendant lesquelles aucun. droit, aucun intérêt consacré par le temps n’est respecté, et où de nouveaux droits, de nouve.aux intérêts, cherchent à se faire légitimer. Et, par exemple, le pouvoir d’user et d’abuser 9O EXPOSITION d’un homme, de son travail, et même de sa vie, l’esclavage, en un mot, a été considéré, aven raison, comme le fondement des sociétés grecques et romaines. Aristote, lui-même, eût tonné avec force contre les téméraires qui auraient attaqué ce droit sauTé; personne ne s’avisait de nommer barbare ce philosophe, lorsqu’il conseillait aux jeunes citoyens de se former à la guerre, en faisant la chasse aux esclaves; et Caton ne se trompait pas, il savait lire dans l’avenir, lorsque, pleurant sur le patriciat en face d’orgueilleux affranchis, il portait d’avance le deuil de la vieille république. De même, au moyen Xge, le droit de propriété, primitivement fondé sur la conquête, représentait tous les droits du vassal à l’égard des serfs, et ses devoirs envers son suzerain; il consistait, en outre, dans le pouvoir de transmettre par héritage tous les priviléges ou servitudes qui y éLaient atta-. chés. Le respect pour la propriété était donc, aux yeux de l’homme le plus éclairé du douzième siècle, le respect pour la propriété féodale dans toute sa pureté. Personne ne pense que nos publicistes aient en vue l’esclavage ou le servage, lorsqu’ils parlent de la propriété. Ce n’est, par conséquent, DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE ni dans la constitution politique de la république romaine, ni dans les codes de l’empire, ni dans la législation de notre ancienne monarchie, qu’ils doivent puiser les considérations sur lesquelles ils se fondent pour en démontrer l’importance dans l’organisation (le nos sociétés modernes, et, surtout, des sociétés de l’avellir; ils les trouvent, saris doute, dans une nouvelle théorie p0- litique, c’est-à-dire dans une nouvelle manière d’envisager les besoins de l’humanité, et l’ordre le plus capable de les satisfaire. En effet, si les besoins généraux de la société étaient ceux qu’elle éprouvait autrefois; si, a1 exemple, le peuple de nos jours demandait ù grands cris, dans une année de disette, qu’on lui livrât une province barbare pour vivre de ses dépouilles; si la conquête était encore le moyen le plus noble d’acquérir de la puissance, il faudrait bien en subir les conséquences, et faire comme Aristote. vanter l’esclavage et la guerre, car l’élève de Platon était aussi fort logicien que nos législateurs et nos publicistes. Quelle est donc cette nouvelle doctrine sociale d’où nos théoriciens politiques déduisent leurs idées sur la constitution actuelle de la propriété? EXPOSJTON IC0NOMISTES. Il nous paraît difficile de l’apercevoir dans les économistes; la plupart d’entre eux, et surtout celui qui les résume à peu près tous, M. Say, regardent la propriété comme un fait existant, dont ils n’examinent pas l’origine et les progrès, dont ils ne cherchent même pas l’utilité sociale. Ils parlent tous de la nécessité de maintenir les droits de propriété; mais l’esclavage, le servage étaient aussi des droits de propriété; faudrait—il maudire le christianisme qui ne les a pas respectés? M. de Sismondi, qui a eu un sentiment bien vague, il est vrai, de l’avenir, et qui, par cela seul, s’est mis en opposition, sur des points capitaux, avec les principaux organes de la science économique, M. de Sismondi s’est aperçu qu’un intérêt différent devait nécessairement animer les propriétaires oisifs, et les travailleurs qui mettent en oeuvre la propriété. Après avoir indiqué que les classifications de propriétaires, de directeurs de travaux ou fer— miers, et enfin de journaliers, ne sont pas in- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 93 dispensables à la production, puisque ces trois qualités peuvent se réunir dans les mêmes mains, il s’exprime ainsi : « Les propriétaires « de terres se figurent qu’un système d’agri-. « culture est d’autant meilleur, que leur revenu « net (c’est-à-dire la portion des i3roduits terri« toriaux qui leur demeurent, après que tous « les frais de culture sont payés), est plus con- « sidérable; cependant, ce qui importe à la « nation, ce qui doit fixer l’attention des écono« inistes, c’est le produit brut ou le montant « dè la totalité de la récolte... Le propriétaire ne comprend que le revenu des riches oisifs, « l’économiste comprend encore le revenu de « tous ceux qui travaillent’.» Si M. de Sismondi, au lieu de faire porter son raisonnement seulement sur le système d’agriculture, l’avait appliqué au système politique tout entier, il aurait exprimé l’idée la pius. large, la plus féconde qu’un économiste puisse avancer sur l’ordre social : la même timidité, la même réserve lui fait constamment effleurer, l’empêche d’approfondir la question radicale des oisifs et des travailleurs : ainsi le deuxième chapitre de son 1. Principes d’cconomie poiitiqne, liv. III, chap. i p. 153. 94 EXPOSITION troisième livre est intitulé: Des Lois destinées à perpétuer la propriété de la terre dans les familles II semble qu’en désignant uniquement la propriété territoriale, M. de Sismondi n’ose pas attaquer la propriété tout entière; au reste, il combat avec force1 l’opinion des législateurs, qui ont toujours voulu qu’on pût garder dans le repos ce qu’on avait acquis par le travail. Sa critïque des substitutions et des majorats est d’une vigueur logique fort remarquable, et, cependant, il n’a pas compris que les différents rndes de transmission de la propriété, dans des mains oisives, ne sont que des cas particuliers d’un principe, dont l’expression générale est l’héritage. il glisse à côté de cette immense question, et sa critique des substitutions reste, pour ainsi dire, sans valeur, parce qu’il ne les sape pas dans leur hase, c’est-à-dire dans l’esprit qui a dicté toutes les lois relatives à la transmission de la propriété. Les travaux des économistes anglais sont bien plus éloignés encore de toute conception d’ordre social; Maithus et Ricardo, d’ans leurs profondes recherches sur le fermage, sont arrivés, il est 4 Principes d’économie politique, liv. III, chap. u, p. et suiv DE L DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE vrai, à un résultat important, savoir : que la différence de qualité des terres exploitées permettait d’employer, sans inconvénient, une partie des produits sociaux à autre eh ose qu’à l’entretien des cultivateurs; mais ils ont conclu de cette vérité, assez simple, quoiqu’elle n’eit point encore été exprimée clairement, que cette partie disponible des produits était et devait être employée à nourrir, dans l’oisiveté, de nobles propriétaires. Ils ont, en un mot, légitimé, autant qu’il était en eux, l’organisation politique, dans laquelle une partie de la population vit aux dépens de l’autre. La rapidité avec laquelle ces deux écrivâins se sont empressés de conclure, d’un fait de simple statistique agricole, un des principes les plus importants de l’ordre social, parait miraculeuse, si ce phénomène n’était pas la conséquence obligée de l’absence d’une doctrine générale. Le fermage et l’intérêt, c’est-à-dire le loyer des ateliers et instruments de travail, est bien une partie des produits de l’industrie, dont les travailleurs peuvent, â la rigueur, se priver, puisque quelques-uns d’entre eux, les plus misérables, il est vri, vivent sur des terres qui 96 EXPOSITION ne donnent aucun fermage lorsqu’ils s’en privaient pour nourrir des guerriers, comtes, barons, chevaliers et apprentis chevaliers, rien de mieux, s’ils avaient besoiu de guerriers, pour travailler en paix, sans redouter le brigandage de barbares voisins; mais conclure de là qu’ils dôivent se condamner à cette privation, en faveur de gens qui ne font rien pour eux, qui vivent dans une complète oisiveté, qui les détournent de leurs travaux, par l’exemple de cette oisiveté, (lisons plus, par la démoralisation qu’un pareil fléau trame toujours à sa suite, ce serait prodigieusement abuser de la faculté que possède l’homme de lier des idées. Au reste, notre intention n’est pas de discuter encore ici les opinions au moren desquelles on défend l’organisation actuelle de la propriété; nous voulons seulement établir que les hommes qui ont abordé cette grande question ne l’ont jamais rattachée à une vue générale de l’ordre social vers lequel s’achemine l’humanité, mais qu’ils l’ont reçue, au contraire, sous la forme que le moyen âge lui avait donnée; plus loin, nous démontrerons même qu’ils l’ont décolorée, qu’ils l’ont dépouillée de tout ce qui faisait sa grandeur et sa force dans le passé. DE LA DO.CTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 Les éçonomistes du dix-huitième siècle fondaient leur système politique sur l’intérêt des propriétaires. Placés par leur maître à un point de vue fort élevé, ils avaient bien senti que leur système n’aurait de valeur qu’autant que les propriétaires joueraient un autre rôle que celui de fainéants, et qu’ils rendraient à la société des services qui compenseraient largement le sacrifice qu’elle s’impose en leur faveur, mais ici leurs efforts étaient vains; ils avaient beau prêcher les riches fainéants, et les engager à vivre sur leurs propriétés, à en diriger savamment l’exploitation, à devenir, en un mot, les premiers laboureurs de l’État, ouvrant des sillons-modèles, comme le fait l’empereur de la Chine, leur voix ne passait pas l’antichambre du palais des pro- priétaires, elle ne les troublait pas dans leurs splendides banquets, elle ne les réveillait pas en sursaut dans leur sommeil. Un sentiment bien obscur, il faut le dire, révélait cependant à quelques philanthrophes éclai 4 M. Say semble partager l’amour de Quesnay et de ses élèves pour les propriétaires, lorsqu’il dit, liv. I, chap. iv, p. 140, 4e édit. : « Qui ne sait que nul ne connaît mieux quo Je propriétaire le parti que l’on peut tirer de sa chose? » S’il s’était exprimé ainsi en nommant le fermier, personne n’aurait contesté, mats le propriétaire! !! 98 EXPOSITION rés du dix-huitième siècle, à Necker, par exemple, qu’un problème intéressant à résoudre serait celui-ci : Comment les hommes qui partagent avec les travailleurs les produits du travail peuvent-ils, non-seulement se faire pardonner ce partage, mais encore le faire respecter et aimer par les travailleurs eux-mêmes? Aucune doctrine alors en crédit ne leur offrait de solution, celle des économistes moins que toute autre,. parce que c’était l’iaTtérêt des propriétaires, et non pas directement celui des travailleurs, qu’ils avaient en vue. Aussi n’ont-ils émis aucune idée sur les modifications successives que l’exercice du droit de propriété avait subies, ni, par conséquent, sur les obligations et les avantages qui devaient être attachés: ils l’ont considéré’, tel qu’il était, comme une institution parfaite. Moins avancés sous ce rapport que leurs successeurs, ils ne lui ont pas même porté les premiers coups, en attaquant les pri— viléges féodaux; ou du moins, si quelquesuns d’entre eux ont contribué à les détruire, ce n’était pas en obéissant à un principe général de réorganisatiou de la propriété. Un seul économiste, le plus digne, sans contredit, des respects et de l’affection de l’humanité, Turgot, DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 99 sentant le vice que la nomenclature de Quesnay, qui désignait par les mêmes mots, classes productives, les propriétaires et les agriculteurs, avait créé, pour les premiers, le nom de classe disponible, et il le justifiait en disant que cette classe se composait des individus qui devaient être employés aux besoins généraux de la sociétés. Turgot touchait ainsi aux portes de l’avenir, lorsqu’il entrevoyait l’application, que l’on devra faire un jour, des théories de Maithus et de Hicardo sur le fermage; c’est-à-dire qu’il concevait l’emi)loi le plus utile auquel on puisse consacrer l’excédant du produit des bonnes terres sui les mauvaises, ou autrement la partie des richesses sociales disponible après le payement de tous les frais de culture. Mais il n’était pas temps encore : le livre des destinées humaines était fermé pour rrurgot lui- même : il ignorait quels seraient les besoins généraux de la société nouvelle, et par conséquent aussi, quelles capacités devaient avoir les individus composant cette classe disponible, chargée de prévoir et de satisfaire ses besoins. C’est assez parler de la manière dont la pro‘I. Sur hi hninutio,i ut lu distribution dûs Richesses, ehap. xv. 3O EXPOSITION priété est envisagée en économie politique; les légistes pourraient casser les arrêts de cette science, et ce serait assez juste, car les économistes n’ont pas craint de déclarer (du moins les derniers, qui seuls font autorité aujourd’hui) qu’ils se reconnaissaient incompétents en matière politique. Leur modestie, à cet égard, suffit pour que nous cessions de chercher dans leurs écrits les principes d’ordre social d’après lesquels la propriété est instituée comme nous la vo’ons aujourd’hui; à la vérité, ils ont la prétention de montrer comment les richesses se forment, se distribuent et se consomment mais il leur importe peu de découvrir si ces richesses, formées PAR LE TRAVAIL, seront toujours distribuées SELON LA NAISSANCE et consommées en grande partie par l’OIStVET1. Il leur est même indifférent de savoir si le producteur est esclave, si le distributeur est un guerrier, et lequel des deux, du maitre ou de l’esclave, consomme la plus grande partie des produits. Ou ces problèmes leur paraissent d’un ordre plus élevé que leur soence, et alors nous répé— 1. J.-B. Sar, Traita d’Économie po1itiquo Discours préliminaire. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 301 tons les éloges que nous venons de donner à leur modestie, ou bien ils les considèrent comme trop peu importants pour mériter leur attention, et, s’il cii était ainsi, nous nous croirions obligés de les plaindre : dans tous les cas, nous devons nous dispenser d’examiner plus longuement leurs ouvrages pour r chercher ce qu’eux- mêmes n’ont pas cru devoir y mettre; nous avons prouvé que ce n’était pas avec leur science qu’on pourrait attaquer nos idées sur l’organisation politique de la propriété; c’est tout ce que nous avions en vue en nous occupant de l’état actuel des doctrines économiques. LÉGISTES ET PUBLICISTES. Nous serions bien plus embarrassés encore, s’il nous fallait trouver sur ce sujet un seul principe clair dans nos lois. La propriété, dit le Code, est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus ABSOLtJE, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage PROHIBÉ par les lois et par les règlements. Deux points importants sont à examiner dans cette définition : d’abord, il est bon de remarquer que notre législation reconnaît le droit de jouir 3O EXPOSiTION et de disposer des choses et non des personnes, et cela seul la différencie de toutes les législa— [ions du passé; ensuite, on peut observer que cette définition de la propriété, aussi vague, aussi négative que celle admise pour la liberté’, n’indique en aucune façon dans quel but les lois restrictives de ce droit absolu seront instituées; elle ne donne, par conséquent, aucune idée du droit de propriété, puisque ces restrictions peuvent être telles, que le droit de jouir et de disposer soit réduit à fort peu de chose, ou s’étende, au contraire, sans rencontrer de limites. Et, par exemple, si aucune fonction sociale n’était nécessairement attachée à la propriété; si des avantages, sans aucune charge, formaient le lot du propriétaire, les lois devraient—elles permettre la transmission par héritage de ce privilége magnifique, savoir : le droit de pouvoir vivre largement dans l’oisiveté? La définition que nous venons de citer laisse cette question indécise; car elle s’applique également à deux sôciétés, dont l’une adopterait les principes féo— deux des successions, c’est-à-dire l’hérédité 4. La liberté est le droit de faire ce que les lois ne défendent pas. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 303 SUIVANT LA NAISSANCE, et dont l’autre réglerait par des lois la transmission des ateliers et instruments d’industri& dans ]es mains des individus les plus Capables de les employer, QUELLE QUE FUI LEUR NAISSANCE. La définition que vous réclamez est inutile, nous dira—t-on : lisez le Code, vous y trouverez toutes ces lois restrictives du droit absolu de disposer des choses ainsi, vous y verrez qu’un père peut transmettre sa fortune à ses enfants idiots ou immoraux, mais qu’il ne lui est pas permis de les dépouiller des légitimes ESPnANCES qu’ils ont fondées sur sa mort. Voilà une noble idée qui honore, sans contredit, le principe dont elle découle; mais elle est étrangère à l’objet que nous traitons en ce moment flOUS ne nous plaignons ni de la concision ni du silence des lois et des légistes, il faudrait que nous fussions bien difficiles ; nous cherchons seulement le moyen dc discuter avec des hommes qui savent par coeur une quantité prodigieuse de lignes écrites, et qui ne se doutent pas de la manière dont ces lignes sont 1. Ces mots renferment pour nous la même idée que la division des biens en immeubles et meubles. 3O EXPOSITION liées, c’est-à-dire du principe qui les a. dictées. Or, pour appliquer ceci à la définition de la propriété, il faut que nous sachions sur quel princzpe général sont fondées les exceptions imposées par le législateur au droit de propriété, ou, ce qui est la même chose, quel est celui qui l’a dirigé, lorsqu’il a tracé les règles de l’exercice de ce droit; il faut, en un mot, connaître le pourquoi de toutes ces lois isolées. Nous aurions toutefois, il faut l’avouer, mauvaise grâce à nous attaquer au Code, puisque chaque jour on réclame la révision de nos lois. C’est ailleurs qu’il faut chercher la raison, l’esprit des lois sur la propriété : ces mots nous indiquent assez quel livre nous devons ouvrir: prenons Montesquieu. Ici, nous demandons à tous nos légistes romantiques, qui ne s’inclinent plus au nom du maître, nous savons qu’il en existe un assez grand nombre qui voient dans l’ESPRIT DES LOIS Ufl beau monument littéraire, et rien de plus. Nous, qui dans la science sociale ne sommes élèves ni de l’illustre président, ni de Sieès, ni de Delolme, ni même de Bentham, nons envisageons autrement cet ouvrage. Montesquieu y a fait, suivant nous, la critique la plus élevée que l’on pû concevoir au dix-huitième I)E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 30!$ siècle de toutes les organisations sociales du passé; mais notre admiration pour ce grand homme, dont les travaux ont servi de base tous ceux des publicistes qui ont préparé ou directement provoqué notre révolution, ne nous empêchera pas de reconnaître qu’if n’existe pas un seul passage de l’Esprit des Lois où la propriété soit traitée comme un principe général d’ordre social. Toutefois Montesquieu, en abordant avec respect le sjstème des lois féodales, en perçant la terre pour découvrir, comme il le dit lui-même, les racines de ce chêne antique dont le feuillage s’étend au loin, et dont on aperçoit la tige avec peine, Montesquieu sentait qu’il contemplait là un grand événement arrivé une seule fois dans le monde, et qui, sur les débris de l’antiquité, avait constitué une société nouvelle. Là tout était donc à créer. « Ces Germains, qui, au dire de César’, n’avaient ni terres ni limites qui leur fussent propres; chez lesquels les princes et les magistrats donnaient aux particuliers la portion de terre qu’ils voulaient, et les obligeaient, l’an 1 Esprit des Lois, liv. XXX, chap. in. Csar, de Beio Gali., Iib. V. 15 Vøl. 41 306 EXI’OSITION née suivante, de passer ailleurs, » devaient bientôt connaître les alleux, et ensuite les fiefs. Comment ces grandes institutions se sont-elles établies? Pourquoi l’ordre nouveau qu’elles consolidaient a—t—il été préféré à cette distribution variable, personnelle et intransmissible dc la propriété? Enfin, dans quel but a-t-on fini par admettre, non-seulement l’HÉmlDIT des fonctions, mais celle des privilége.s de richesses, c’est-à- dire des avantages résultant des servitudes qui formaient l’apanage de ces fonctions? Telles étaient les racines que Montesquieu aurait dû chercher à découvrir; mais elles étaient trop profondément enfouies dans la terre; préoc cupé, d’ailleurs, à son insu, par l’état de la société au milieu de laquelle il vivait, le besoin de trouver les bases d’une nouvelle organisation ne l’animait pas; c’était à ses successeurs qu’il était réservé de sentir la nécessité d’une coin- piète révolution; c’était à eux qu’il laissait le soin de résumer son ouvrage, d’ordonner les matériaux épars extraits par lui des mines de l’histoire ; de former enfin un faisceau redoutable de toutes ces armes qu’il avait forgées, et qui devaient bientôt détruire le colossse du rno’en âge. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 Rousseau entroprit cette tâche; le Contrat social devait réparer à ses veux une omission de Montesquieu; il devait servir de prolégomènes ou de conclusions à l’Esprit des lois, et poser les principes généraux de la constitution politique de tous les peuples, d’après les climats qu’ils habitent, ou l’état de démoralisation, plus ou moins profond, auquel les avaient conduits les progrès de la civilisation. En rappelant, dans ces termes, la vue philosophique qui le dirigeait, et qu’il a lui-même si éloquemment exprimée , il nous semble que le Contrat social aurait dû renfermer au moins quelques vigoureuses apostrophes contre cette partie du pacte social que Rousseau résume ainsi dans un autre ouvrage: « Vous avez besoin de moi, car je suis « riche et vous êtes pauvre; faisons donc un I. « O homme! de quelque contrée que tu sois, quelles que soient tes opinions, écoute; voici ton histoire... Il r a, je le sens, un âge auquel l’homme individuel voudrait s’arrêter : tu chercheras l’âge auquel tu désirerais que ton espèce se fût arrêtée. Mécontent de ton état présent par des raisons qui annoncent à ta postérité malheureuse de plus grands mécontentenents encore, peut-être voudrais-tu zétrograder, et ce sentiment doit faire l’éloge de tes premiers aïeux, la critique de tes coitemporains, et l’effroi de ceux qui auront le malheur de vivre après toi. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.) 308 EXPOSITION « accord entre nous: je permettrai que vous « ayez l’honneur de me servir, à condition que « vous me donnerez le peu qui vous reste pour « la peine que je prends de vous commander .» Eh bien! toute recherche en ce sens serait vaine; une seule petite note, à la fin du chapitre ix du livre I, ious montre l’idée la plus large que Rousseau ait conçue de la répartition de la propriété; il l’exprime ainsi: « Les lois sont tou« jours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles « à ceux qui n’ont rien: d’où il suit que l’état « social n’est avantageux aux hommes qu’autant « qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun « d’eux n’a rien de trop .» Mais Rousseau s’est— il attaché à l’application de cette idée, et à re— chercher quelle serait l’organisation politique qui remplirait le mieux cette condition? Non, son Contrat social n’en dit rien. Une assez légère modification à cette note aurait pu le mettre sur la voie; si au lieu d’écrire: Les lois sont toujours utiles â ceux qui les possèdent, il avait dit: Les lois sont toujours utiles à ceux qui les font, il aurait pu ajouter, 1. De I’Écoztoinie politique; artcIe inséré dans I’Ency.. elopédie. . Du Contrat social. 11E LA IJOGTRINE SAiNT -S110NIENNE 309 comme conséquence: DQUC, lorsque les lois sont faites par et pour les hommes qui ne font rien, elles sont nuisibles à ceux qui travaillent; et alors, continuant, il en aurait conclu que, si les travailleurs faisaient les lois, ils ne continueraient pas la propriété de la même manière et dans le même but que les oisifs. Mais la propriété était une institution née des progrès de la civilisation; il n’en fallait pas plus pour quo Rousseau la maudît et ne cherchêt même point à la perfectionner. Qu’on ne nous accuse pas de lui prêter des sentiments qu’il n’avait pas; il les a lui-même proclamés dans cette phrase célèbre: Le premier qui, avant enclos un terrail), s’est « avisé de dire: Ceci est à moi, et trouva des « gens assez simples pour le croire, fut le « vrai fondateur de la société civile. Que de « guerres, de crimes, de meurtres, que de mit sères et d’horreurs n’eût pas épargnés au genre « humain celui qui, arrachant ces pieux et com« blant le fossé, eùt crié à ses semblables: Gare dez—vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que le fruits sont à « tous et que la terre n’est à personne ! » Il nous serait facile de prouver, par une foule de citations, que Rousseau haïssait l’institution 310 EXPOSITION de la propriété et les avantages qu’elle procure aux oisifs, qu’il appelle tout crûment, dans Émue, des voionï’s; mais, rencontrer dans tout son ouvrage une phrase oà l’on puisse reconnaître un moyen de répûrtir, d’une manière utile à la société, ccttc’ 1oiie commune à tous, nous iie craignons pas d’affirmer que cela est impossible. Les écrivains de second ordre, qui se saut traînés sur les pas dc Montesquieu et du misanthrope de Genève. 11’onL fait que commenter et paraphraser leurs maîtres; ils ont attaqué en détail, et démoli pièce à pièce l’édifice du passé, et quand leur lèche a été complétement consommée, en I 79i, ils ‘nt montré au monde leui’ impuissance pour reconstruire sur des hases nouvelles. On devrait s’attendre , eu lisant I’ lino vIopé— die, ce puissant levier de la philosophie critique, à ‘ trouver quelques idées rôvoiutionnaires sur la propriété, c’est—à—dire des lirincipcs destructifs de son ancienne constitution. Loin de là, le lgiste (lui u rédigé les artieles sur ce sujet la défend avec chaleur; mais contre qui? Contre les parlisans de la oïninuiiûuté des biens, et il entend par là l’éjalifô de partage. 11 l)laisttntc DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 311 Platon, Morus, Campanella; il ne sort pas de ce dilemme : ou la propriété telle qu’elle existe est avantageuse, ou la communauté des biens est préférable. Comme s’il ne restait qu’à choisir; comme s’il n’ avait que ces deux manières de concevoir la distribution des instruments de travail. Grotius et Puffendorf ne pouvaient manquer de figurer dans de pareils articles; le rédacteur pense, comme eux, que la propriété résulte d’une convention sociale, mais n’examine pas plus qu’eux si cette convention est ou n’est pas susceptible de perfectionnement, si elle est la même à foutes les époques de civilisation; c’était là cependant le point capital, car la société touchait au moment d’une grande révolution; il fallait donc préparer les conventions nouvelles paL lesquelles elle devait bientôt consolider sa régénération. Enfin parut le grand applicateur des théories politiques du xviii0 siècle. Mirabeau n’eut, pour ainsi dire, qu’à souffler sur le passé, pour le faire disparaître; mais il n’alla pas plus loin que ses maîtres, et son dernier soupir respecta l’héritage’; cependant les foudres de son élo 1 Voici ce que disait Mirabeau, dans le discours lu après 3I EXPOSITION quence, frappant sur les privilégiés des lmilles, ne tombaient-elles pas sur les privilégiés de la sociéte? « Pourquoi, disait-il, consacreriez-vous « à l’oisiveté, au dérèglement (ce qui est souvent la même chose), ces privilégiés des familles, « qui se croient, par leur fortune, faits unique— « ment pour les plaisirs? Pourquoi, pour favoriser un mariage qui ne flatte souvent qu’un « vain orgueil, en empêcheriez—vous plusieurs « qui pourraient être fortunés? Pourquoi consa« creriez-vous au célibat plusieurs enfants de la « famille, en faisant dévorer par un seul d’entre « eux l’établissement de tous les autres’?>) Si les esprits n’avaient pas été absorbés par Je besoin de détruire l’inégalité des priviléges dc la naissance, il aurait été facile de reconnaître, danG ces paroles de Mirabeau, une condamna- sa mort par M. de ‘l’allyruiad, le avril 4791 Rien n’eui— pèche, si l’on veut, qu’on regarde les biens comme rentrant de droit, par la mort de leur possesseur, dans le domaine commun, et retournant ensuite de fait, par la volonté générale, aux héritiers que nous appelons kgitimes... ; la société a senti que, pour transférer les biens d’un défunt hors (le sa famille, il faudrait dépouiller cette famille pour des étrangers, et qu’il n’y aurait, è cela, ni raison, ai justice, ni convenance. » 1. En substituant dans cette phrase le mot de. société â celui de famille, on aurait une critique aussi forte que vraie de la constitution de la propriété par droit de naissance. flE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 318 tion manifeste du principe de l’héritage, principe si. raisonnable, si juste, si convenable, selon lui. N’est—ce pas, en effet, l’héritage qui donne. naissance à une classe d’hommes faits uniquement pour le plaisir? n’est—ce pas lui qui fait dévorer par quelques enfants privilégiés de la grande famille une richesse qui, mieux répartie, servirait à l’établissement de tous les autres? La sollicitude de Mirabeau pour les hommes forcément condamnés au célibat nous rappelle les efforts faits par quelques économistes (MM. Malthus et de Sismondi), pour prouver aux êtres disgraciés, dès leur naissance, par la fortune, qu’ils ne sont pas faits pour jouir des plaisirs si doux de la famille. Ces écrivains font, pour la défense de la propriété actuelle, un raisonnement qu’on pourrait employer au soutien des institutions les plus inhumaines. Ils disent : La. répartition actuelle de la propriété condamne le prolétaire (quelle barbare dérision renferme ce mot ! ) à la misère, s’il se marie; donc il doit vivre isolé dans le monde, sans compagne pour partager ses souffrances, sans enfants qui lui fassent connaître l’espérance, et qui l’attachent à un avenir. En proclamant [e droit de primogéniture, le 314 EXPOSITION moyen âge avait, au moins, su compenser l’absence des richesses par la plus riche dot qu’une âme aimante pût alors ambitionner; il consacrait l’union la plus pure, la plus indissoluble, lorsqu’il vouait au culte les vierges déshéritées, lorsqu’il ouvrait de pieuses et pacifiques retraites aux jeunes fils d’un baron, tandis que l’héritier de son nom en soutenait la gloire sur les champs de bataille. Il présentait un avenir sans limites, une espérance infinie, à ses enfants chéris de DIEU et de l’1g1ise; disons plus, il leur faisait regarder sans envie, avec dédain même, quelquefois avec horreur, cette gloire mondaine, toujours avide, presque toujours sanguinaire, pour laquelle se déchiraient les privilégiés de la féodalité. Que font aujourd’hui, pour les malheureux prolétaires, déshérités au profit des premiers ns de la grande famille, les hommes qui les condamnent au célibat? Rien : la misère, l’isolement, le désespoir, la mort, voilà le terme de leurs maux, voilà leur avenir. Hélas! ce n’est pas assez encore : M. Malthus et ses élèves ne prouvent-ils pas à la charité qu’elle doit refuser ses secours et même un abri à la misère! Hâtons-nous de sortir de l’atmosphère glacial DE LA DOGTRINE SAINT-SIMONIENNE 31S où rêvent les économistes, revenons à Mirabeau. La célèbre discussion qui s’éleva sur la propriété, dans l’Assemblée nationale, nous offre une foule d’exemples de contradictions semblables à celle que nous venons de signaler; elles ne sauraient étonner, lorsqu’on les trouve dans les opinions révolutionnaires ou critiques, puisque Je principe qui les dirigeait était celui du nivellement et de l’égalilé, principe con ivadic— toire avec l’organisation humaine; mais telle est l’influence de ces grandes époques de désordre, désignées par nous sous le nom d’époques critiques, qu’elles portent la confusion dans tous les esprits, même dans ceux qui soutiennent avec le plus de force l’ordre social qui va disparaître. Écoutons le plus brillant, le plus chaud défenseur du passé, exhalant son dédain, son mépris, pour l’ignorance des législatenrs improvisés en ‘1791 « Il n’est pas un parsan, s’écrie Cazalès, qui « ne vous apprenne ce que vous ignorez, je veux dire ce principe d’après lequel celui qui n’a « pas cultivé, n’a pas le droit dc recueillii les fruits! Loin d’avoir son origine dans le sys« tème féodal, ce principe a pour hase que la 316 EXPOSITION « propriété est fondée sur le travail, principe « trop juste, trop sage pour avoir été connu par « vos comités. » Et quelle conclusion Cazalès tire-t-il de ce grand principe? Comment y conformera-t-il la constitution de la propriété? Quelles lois demande-t-il pour en régler la transmission? Le droit romain ! Dans quel but d’ailleurs cet orateur remontait-il au grand principe, si juste et si sage, d’après lequel celui qui n’a pas cultivé n’a pas le droit de recueillir les fruits? Il voulait prouver que les filles n’avaient pas le droit d’hériter; mais il ne songeait pas que son principe, bien plus général que le cas particulier qui était en discussion, repoussait du partage des richesses tout homme incapable de les faire fructifier par son travail, et répartissait même ces richesses entre les travailleurs seuls, et uniquement en raison de leur capacité, quelle que fût leur naissance. Les réédifications bâtardes essayées par nos premières assemblées délibérantes s’écroulaient chaque année. L’égalité y voyait toujours un sommet qui la fatiguait, et qu’elle s’efforçait sans cesse de rapprocher de la terre; bientôt paruren[ Les absurdes projets de loi agraire, d’égalité DI LA bOCTR’INE SAINT-SIMONIENNE 317 des biens, et, il faut le dire à la louange de leurs auteurs, ils étaient les plus forts logiciens du temps, ils poussaient jusqu’à ses dernières conséquences le principe de la philosophie critique qui avait passé le niveau sur toutes les anciennes supériorités sociales; celles-ci une fois abattues, comme il n’y avait aucune théorie qui donnât le moyen d’en instituer de nouvelles, l’égalité absolue était une déduction logique d’une rigueur incontestable. Nous nous exprimons avec une entière franchise sur ce sujet, parce que nous sentons combien il est naturel, après avoir écouté si souvent les rêveries de l’égalité, de penser, lorsqu’on entend émettre des idées sur un changement dans la constitution de la propriété, que la personne qui les annonce finira par accoucher de LA LOI AGRAIRE; et quoiqu’il suffise d’un examen peu approfondi pour voir que la doctrine de Saint-Simon ne saurait enfanter une pareille absurdité, nous ne croyons pas inutile de la repousser quand l’occasion s’en présente. Lasse des efforts constituants des niveleurs, la France se rejeta bientôt dans le droit romain et les institutions féodales; mais nous ne fixerons pas notre attention sur ce retour involon 318 EXPOSITION taire vers le passé; heureusement on en est venu, aujourd’hui, au point de dire que le régime impérial était tout simplement un recommencement de l’ancien régime. Nos publicistes regardent déjà cette époque comme une véritable rétrogradation, nécessaire cependant pour sortir de la tourmente révolutionnaire et entrer dans le port constitutionnel. Il ne me reste donc plus à examiner que la doctrine des publicistes libéraux sur la constitution :de la propriété. Ici notre tâche va se réduire à bieir peu de chose; car nous ne connaissons pas un seul ouvrage où l’on ait recherché de quelle manière la propriété devait être constituée pour faciliter les rouages du mécanisme constitutionnel, c’est-à-dire où l’on soit remonté au principe d’ordre qui peut légitimer aujourd’hui ce dernier privilége de la naissance. Et cependant la propriété joue un bien grand rôle dans notre politique. Pour être digne de représenter les intérêts de l’industrie, de provoquer un bon système de législation, ou une éducation publique meilleure que celle donnée par les jésuites, il faut posséder un fie!assez considérable; pour assister nos juges, de peur qu’ils ne se trompent ou ne nous trompent, il faut avoir un 11K LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 319 manoir Or nous concevons parfaitement qu’au moyen âge, par exemple, où l’on ne demandait aux véritables représentants de la nation que de donner les meilleurs coups de sabre, on allât les chercher dans les châteaux, dans les ma- noirs, car c’était là que se trouvaient les épées des bons capitaines. Des raisons semblables existent-elles aujourd’hui? la base fiscale de nos capacités politiques est-elle réellement légitime? Nous émettons simplement un doute, et nous pensons bien que, parmi les adversaires que nous rencontrerons, il s’en trouvera beaucoup qui s’empresseront de nous prouver que les propriétaires oisifs sont d’excellents directeurs d’une société de travailleurs, et qu’avec quelques jésuites de moins l’âge d’or serait réalisé; mais nous nous féliciterons d’avoir provoqué cette dénionstration; on aura du moins cherché à légi— timer une de nos plus importantes institutions; on aura mis, comme on veut le faire pour toutes les parties de nos codes, la législation relative à la propriété en harmonie avec l’esprit de la Charte. Alors nous pourrons dire que nous connaissons les principes sur lesquels on appuie, dans un système constitutionnel, l’utilité sociale de la propriété actuelle; nous saurons enfin 3O EXPOSITION comment la transmission de la proptiété par la naissance, si naturelle sous l’empire de la féodalité, dont elle était la conséquence et le soutien, est une institution convenable pour une société qui prétend avoir triomphé de la féodalité. Nous déclarons, sans crainte d’avouer notre ignorance, que, jusqu’à présent, nous n’avons rien trouvé de semblable dans les nombreux écrits qui, depuis quinze ans, ont été publiés sur la législation et la politique. On nous opposera, sans doute, les travaux du grand légiste anglais, qui s’est efforcé de ramener Loutes les lois à un seul principe. Nous sommes trop admirateurs de Bentham pour passer ses travaux sous silence. Il a bien vu que c’était seulement par leur ztilité qu’on pouvait légitimer les institutions, et ce premier pas est fort grand, sans doute, mais il ne suffit pas; il recule simplement la difficulté, puisqu’il faut encore définir ce qu’on doit entendre par l’utilité sociale. Et, en effet, on conçoit,, comme nous l’avons déjà dit, que l’esclavage ait été une chose utile, même pour l’esclave, lorsque l’on songe qu’il a succédé à la destruction barbare des vaincus, disons plus, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 31 à l’anthropophagie 4; faut—iI, pour cela, rétablir l’esclavage? Bentham a cru avoir fait la plus précieuse découverte en disant que le principe général des lois était l’utilité, parce qu’il n’a pas vu que toutes les sociétés, quand elles sont dans la vigueur de leur constitution, apparaissent aux citoyens comme étant régies par une législation en parfaite harmonie avec leurs besoins, ou, en d’autres termes, que cette législation, paraissant aux peuples, ainsi qu’à leurs chefs, la conception d’ordre social la plus utile, excite alors au plus haut degré l’amour et le dévouement de tous les citoyens. II semblerait, en lisant Bentham, que les législateurs du passé se sont toujours récréés à faire des lois qu’ils jugeaient indifférentes ou inutiles. Dire que le principe général des lois doit être l’utilité, c’est seulement exprimer en termes détournés, qu’au moment où l’on parle il existe beaucoup de lois in utiles ou nuisibles, c’est—à—dire qui ont cessé d’être en harmonie avec la société agitée par de nouveaux besoins 1. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, confirme ce fait par l’étymologie de serves, servare; l’histoire permet d’ailleurs do le vérifier facilement. 322 EXPOSITION et dégoûtée des habitudes et des sentiments pour lesquels ces lois avaient été faites. « L’utilité, dit Bentham, est la tendance d’une « chose à préserver de quelque mal ou à pro(c curer quelque bien. » Qu’est—ce donc que le bien et le mal? Qu’est-ce que la peine et le plaisir? Bentham répond : « C’est ce que chacun « sent comme ‘eI, le paysan ainsi que le prince, l’ignorant ainsi que le philosophe. Point de « subtilité, point de métaphysique; il ne faut « consulter pour cela ni Platon ni Aristote. » rpelles sont les définitions que nous donne le ftgisle angIais. Mais, quelques lignes plus bas, il se charge lui - même de venger Aristote et Platon de la légèreté dédaigneuse avec laquelle il vient de prononcer leur grand nom. « Si le « partisan du principe de l’utilité trouvajt, dit-il, « dans le catalogue banal des vertus, une action « dont il résultât plus de peines que de plaisirs, « il ne s’en laisserait pas imposer par l’erreur « générale, » etc. Ainsi l’opinion du paysan et de l’ignorant sur le bien et I.e mal peut donc être rectifiée. Mais ces partisaas do l’utile qui dc— couvrent les premiers qu’une chose regardée 1. Trih de LgLlation civik et pna?e, L I, p. 4. 9E LA I)QCTR [NE SÀJNT-SIMONiFNXE 33 jusqu’alors comme utile est nuisible, ce ne sont pas, sans doute, des hommes ordinaires : ce sont les princes dii vaste royaume de l’intelligence, ce sont des Socrate, des Aristote, des Platon; ce sont surtout ces hommes vraiment divins, qui signent de leur sang un nouveau code de morale, destiné à régénérer les sentiments de l’humanité tout entière. Bentham a—t-il fait de pareilles découvertes? Les limites dans lesquelles nous devons nous renfermer ici nous dispensent de rechercher si, en effet, de nouveaux plaisirs, (le nouvelles peines, des vices et des vertus inconnus du passé, ont été signalés par ce légiste; nous devons nous borner à examiner l’application qu’il a faite du principe de l’utile à la propriété. Un seul exemple nous suffira. Après le décès d’un individu, comment con- ‘vient-il que ses biens soient distribués? Bentham répond : « Le législateur doit avoir trois objets « en vue dans la loi de succession « 1° Pourvoir à la subsistance de la généra— « tion naissante « ‘2° Prévenir les peines d’attente trompée; « ° Tondre à l’égalisation des fortunes.» Il nous est difficile de comprendre comment 34 EXPOSITION les peines d’attente trompée figurent dans cette nomenclature. Si un homme attend une succession, c’est que la législation sous l’empire de laquelle il vit la lui promet; or il s’agit ici de créer une législation et d’en fixer les bases. Promettra-t-elle une succession à un homme immoral, égoïste, incapable, oisif, par cela seul qu’il est fils de tel autre homme? Toute la question est là. Peut-être entend—on par ces mots que, la nouvelle législation venant annuler des espérances fondées sur une législation antérieure, il est nécessaire d’user de ménagements, d’employer un système d’indemnité à l’égard des personnes dont les espérances rétrogrades sont déçues? Alors rien de mieux, rien de plus conforme, en effet, au besoin d’ordre, mais ceci est une règle générale de prudence qui peut retarder l’adoption définitive d’une loi, et non la modifier dans son but, dans son principe. Les deux autres articles, au contraire, semblent fondamentaux et directement applicables à la question particulière de la propriété. Eh bien! nous le demandons, y a-t-il dans leur énoncé le moindre mot qui indique que ce soient des enfants, des parents, à quelque degré que ce soit, qui doivent hériter? Pourvoir à la subsis DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3 tance de la génération naissante, tendre à 1’éqa- usa tien des fortunes, cela veut—il dire que tel ou tel millionnaire doive laisser toute sa fortune, ou la plus grande partie, à son fils unique, et que les nombreux eDfants du pauvre doivent entrer dans le monde plus misérables encore que leur père ne l’était quand il l’a quitté? Ce sont des présomptions générales, dit Bentham. Quoi! vous présumez que dans notre société les enfants d’un homme riche éprouveront plus de difficultés de tous genres que les fils du pauvre, pour trouver leur subsistance! Oubliez-vous que les premiers sont en position de recevoir une éducation que les autres n’ont ni le temps ni les moyens de se procurer? 10u l’éducation n’est pas la plus forte présomption de bien-être, ou les riches donnent une mauvaise éducation à leurs enfants or ces deux hypothèses tiennent à la même cause. L’éducation ne sert presque à rien lorsque la propriété est constituée de telle sorte qu’on. ne puisse l’acquérir, le plus généralement, sans travail; et les riches donnent une mauvaise éducation à leurs enfants, lorsque ceux-ci apprennent de bonne heure qu’avec l’or de leurs pères ils saitront tout., un jour, sans avoir jamais rien appris. 36 EXPOSITiON Mais cette présomption, quant aux subsistances, est encore moins conjecturale que f autre. En effet, si dans les successions, le législateur doit avoir en vue l’égalisation des fortunes, pourquoi faire passer tous les biens aux parents du riche, et n’en pas répartir la plus grande partie aux enfants des pauvres? Cette discussion prouve suffisamment, selon- nous, que Bentham lui-même, en cherchant à établir un des principes généraux de législaon, n’a pas su se défendre de l’influence des mots. En prononçant celui de succession, il n’a pas l:)u le séparer du fait que ce mot représente dans nos sociétés modernes. Succéder, ce n’est cependant que remplacer; or, pour remplacer un homme occupé d’un travail quelconque, il est utile que le remplaçant satisfasse à certaines conditions de capacité; pour succéder à un propriétaire, il suffit d’être son plus proche parent. Si le grand partisan du principe de l’utilité s’était aperçu de cette différence, s’il avait examiné d’où elle provient, il aurait vu qu’elle résulte de ce que, pour être propriétaire, il n’est pas indispensable que l’on soit capable de faire quelque chose; alors sans doute il aurait bravé l’erreur générale, et, dé- DE LÀ DOCTRINE SÀINT-SIM9NIENNE 37 chirant cette page du catalogue banal des choses utiles, il aurait déclaré vicieux nos préjugés sur l’héritage: car mi homme que l’on nourrit dans l’abondance, quoiqu’il ne sache rien faire, doit être aux yeux d’un utilitaire une nuisible superfluité. Les esprits les plus élevés n’échappent pas à de pareilles erreurs, lorsque, luttant contre un système politique usé, ils n’ont pas encore conscience du système qui doit le remplacer. Ainsi M. Destutt de Tracy s’étonne de ce que l’on ait constamment instruit le procès de la pro prié té. « II semble, dit-il, à entendre certains philosophes et certains législateurs, qu’à un « instant précis on a imaginé, et spontanément « et sans cause, de dire mien et tien. » Si M. Destutt de rfracy s’était rappelé qu’on ne dit plus mon esclave, il se serait convaincu que ces procès intentés au pronom possessif ne sont pas toujours de lures récréations philosophiques. I)’ailleurs ces mots mien et tien ne préjugent en rien la question de l’héritage. Pourquoi cet objet, qui est mien aujourd’hui, sera—t—il tien un jour? Ou autrement, pourquoi cet objet est-il 1. &onomie po1itijue, ehap. vin, Introduction. 38 EXPOSITION mien? Est-ce parce que mon travail l’a produit, ou bien parce que mon père l’a fait ou l’a volé? M. de Tracy a bien senti que ces questions méritaient des solutions. Voici celle qu’il donne’: « Une des conséquences des propriétés indivi« duelles est, sinon que le possesseur en dis.- « pose à sa volonté après sa mort, c’est-à- « dire’ dans un temps où il n’aura pas de vo- s lonté, du moins que la loi détermine, d’une « manière générale, à qui elles doivent passer cc après lui, et il est naturel que ce soit à ses proches; alors hériter devient un moyen d’ac« quérir, et, qui plus est, ou plutôt qui pis est, « un moyen d’acquérir sans travail. » Cette phrase est, comme on le voit, dans sa dernière partie, une critique assez nette de l’héritage. Une chose naturelle qui produit un résultat évidemment mauvais, c’est ce qu’on poutrait appeler une maladie de l’humanité, un mal nécessaire, un de ces ulcères inévitables, comme s’exprime M. J.-B. Say en parlant des gouvernements. Mais cette maladie est-elle donc 1. Ecoiomiepolitique, chap. viii, Distribution des richesses. . Remarquons bien la valeur de ce c’est-à-dire, parce que c’est un savant positif qui parle, un savant qui conaatt la mort et la volonté, et qui est bien sur que celle—ci cesse quand l’au*re arrive. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 39 incurable? Tient-elle réellement, comme le pense M. de Tracy, à la nature de l’homme? Nous ne le croyons pas; et, en effet, pour la guérir il suffirait de déterminer par la loi) d’une manière générale, que l’usage dun atelier ou instrument d’industrie passerait toujours, après la mort ou la retraite de celui qui l’employait, dans les mains de l’homme le plus CAPABLE de REMPLACER le DIFUNT. Ce qui serait aussi rationnel pour des sociétés civilisées, que la SUCCESSION par droit de NAISSANCE l’a paru à des sociétés barbares. RSUM. Nous avons fait voir que les économistes, les légistes, et en général tous les théoriciens politiques, n’avaient produit aucune idée neuve pouvant servir, soit à légitimer dans nos sociétés modernes (si différentes sous tous les rapports de celles que nous étudions dans l’histoire), la transmission féodale par droit de naissance de la propriété, soit à la reconstituer sur des bases conformes aux besoins actuels et futurs de l’humanité. Il nous importait d’appeler l’attention sur ce fait, en même temps que nous énoncions et développions les vues de l’école de Saint16 Vol. 41 330 EXPOSITION Simon sur la propriété. Nous voulions, par là, mettre en garde nos auditeurs contre les objections qui s’élèveront probablement dans leurs esprits, et qu’ils pourraient considérer comme leur étant suggérées pr des doctrines bien plus élevées que celles qui régissaient la société féodale, ou les peuples chez lesquels existait l’esclavage; ils se tromperaient, ce sont les mêmes; nos philosophes, nos publicistes, vivent toujours sur le passé. Lorsque nous combattons la propriété par droit de CONQuÊTE, par droit de NAISSANCE, flOUS luttons contre l’ANTIQUITÉ et contre le MOYEN AGE avec la propriété de l’AvENIR, c’est-à-dire avec celle qui sera légitimée PAR LA CAPACITÉ SEULE, avec celle qui sera acquise par le travail pacifique et non par la guerre et la fraude, par le mérite personnel et non par la naissance; alors ce nouveau droit de propriété transmissible, mais seulement comme se transmet le savoir, sera respectable et respecté; car avec lui les habitudes, les passions antisociales connaîtront seules la honte et la misère, tandis que l’opulence et la gloire formeront le noble apanage du TRAVAIL, du DÉVOUEMENT et du GÉNIE. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 331 NEUVIÈME SÉANCE. ÉDIJOATION ÉDUCATION G1NÉRkLE OU MORALE. — ÉDUCATION SPÉCIALE OU PROFESSIONNELLE. MESSIEURS, Nous venons de vous présenter Les vues les plus générales de l’école de Saint-Simon .sur la transformation que doit subir la propriété et sur l’organisation future du travail industriel; nous sommes loin, sans doute, d’avoir épuisé ce sujet; plus tard nous aurons de nouveaux développements à lui donner; mais, pour le moment, nous croyons que le plus sûr moyen d’en faciliter l’intelligence est de continuer, sur d’autres points non moins importants, l’exposition dc la doctrine de notre maître. On ne saurait, nous l’avons déjà dit, séparer les idées qui se rapportent à l’avenir de la propriété, de l’ensemble auquel elles appartiennent; quand l’ensemble aura été présenté en entier, il sera facile à tout le monde de ressaisir ces idées et de leur donner le complément qu’elles exigent: 33g. EXPOSITJON nous-méines, d’ailleurs, aurons occasion d’y revenir. Un nouveau sujet nous occupera aujourd’hui; nous parlerons de l’éducation. En nous livrant à l’examen de ce grand fait social, nous répondrons indirectement à quelques-unes des objections qui nous ont été adressées sur la propriété, objections qui n’ont pas eu pour but de contester la justice et l’utilité d’une institution par laquelle les ateliers et instruments de travail seraient confiés aux hommes les plus capables de les mettre en oeuvre, mais qui portaient seulement sur les difficultés que présenterait la réalisation de ces changements, c’est-à-dire la transformation radicale de l’ordre social actuel du point de vue économique. Toutes ces oijections tiennent évidemment à la difficulté de concevoir le. moyen de familiariser la conscience publique avec le règlement d’ordre social reconnu juste et utile par les hommes les plus MORAUX, les plus éclairés, et les plus inté•• rossés aux progrès de la richesse sociale; or ce moyen sera, comme il a toujours été à toutes les époques organiques de l’humanité, l’éducation. Dans l’acception la plus générale du mot, l’éducation doit s’entendre de l’ensemble des DE LA DOCPR1NE SAINT-SIMONIENNE 33 efforts employés pour approprier chaque génération nouvelle à l’ordre social auquel elle est appelée par la marche de l’humanité. La société de l’avenir, avons-nous dit, sera composée d’artistes, de savants et d’industriels; il ‘ aura donc trois sortes d’éducations, ou plutôt l’éducation sera divisée en trois branches, qui auront pour objet de développer: l’une la sympathie, source des beaux-arts; l’autre, la faculté rationnelle, instrument de la science; la troisième enfin, l’activité matérielle, instrument de l’industrie. Et comme la société ne présente la triple face de beaux-arts, science et industrie, que parce que les individus qui la composent possèdent chacun les trois facultés qui, par le développement prédominant d’une d’entre elles, constituent l’artiste, le savant ou l’industriel; comme chaque individu, quelle que soit sa tendance spéciale, n’en est pas moins toujours aimant, doué d’intelligence et d’activité matérielle, il en résuite que tous seront l’objet d’un triple enseignement depuis leur enfance jusqu’à leur classement dans les trois grandes divisions du corps social; et que, là encore, chacune de ces divisions de la génération active continuera son édu 334 EXPOSITION cation morale, intellectuelle et physique, selon le but spécial qu’elle se proposera d’atteindre. Ainsi, éducation de la génération naissante divisée en trois branches, et continuation de cette triple éducation dans chacune des trois grandes divisions de la génération active: tel est le principe qui servira de base à l’organisation future de l’éducation. En ce moment, nous iie pourrions prendre ce principe pour point de départ de notre exposition, sans rompre brusquement l’enchaînement d’idées que doivent suivre vos esprits pour passer progressivement de l’état actuel des choses à celui de l’avenir, pour franchir le cercle des sentiments, des idées et des intérêts au milieu duquel nous vivons, et entrer dans celui que Saint-Simon a tracé pour la société future; nous devons d’abord chercher l’ordre et le langage transitoires les plus propres à faciliter l’intelligence des vues que nous avons à vous présenter sur le sujet important qui nous occupe. Avant donc de traiter ce sujet d’une manière complète, et afin même de hâter le moment où il devra l’être, nous examinerons d’éducation sur le terrain et dans les termes qui vous sont familiers. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 335 De ce point de vue on peut considérer l’éducation sous un double aspect: 10 comme ayant pour objet d’initier les individus aux rapports de la vie sociale; d’inculquer dans chacun d’eux le sentiment, l’amour de tous; do réunir toutes les volontés en une seule volonté, tous les efforts vers un même but, le but social: c’est là ce qu’on peut nommer l’éducation générale ou morale. O Comme ayant pour objet de transmettre aux individus les connaissances spéciles qui leur sont nécessaires pour accomplir les divers ordres de travaux sympathiques ou poétiques, intellectuels ou scientifiques, matériels ou industriels, auxquels les besoins sociaux et leur propre capacité les appellent; c’est là ce qu’on peut appeler l’éducation spéciale ou professionnelle . Cette dernière branche de l’éducation est la seule dont on s’occupe aujourd’hui; c’est la seule que l’on ait généralement en vue lorsqu’on parle 1. On voit, dès à présent, que l’un des plus grands délits contre la société serait à nos ‘eux de contraindre les vocations individuellos; ce qui est inévitable, quel que soit l’amour que l’on professe pour la liberkJ, là où le dogme social le plus élevé n’est pas le classement suivant les caps— cités, la récompense scIon les oeuvres. 336 EXPOSITION de l’éducation ; nous aurons à montrer combien, même sur ce sujet borné, les idées dominantes aujourd’hui sont fausses et incomplètes; mais d’abord nous nous occuperons de l’ÉDuCATIoN MORALE. Celle-ci est à peu près entièrement négligée; elle n’a point de place dans les discussions auxquelLes le public prend intérêt: si quelques tén— tatives annoncent l’intention de la réorganiser, de nombreuses répugnances se manifestent aussitôt; or ces répugnances ne viennent pas de ce que les tentatives qui sont faites ne sont pas appropriées aux besoins sociaux, mais d’une prévention absolue contre la pensée même de systématiser, d’organiser l’éducation morale. Cette répugnance s’explique aisément: tout système d’idées morales suppose que le but de la société est aimé, connu et nettement défini; or ce but aujourd’hui est un mystère, et l’on ne croit pas même possible à l’homme de connaître avec certitude sa destination sociale. On tombe J’accord qu’il existe un enchaînement dans les faits physiques, on n’en admet pas dans les faits humains; ceux-ci, même les plus généraux, sont considérés comme dépendant du hasard, comme subordonnés à des acidents heureux ou mal- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 337 heureux, mais enfin à des accideEts, et par conséquent à des causes étrangères à la sphère de la prévoyance. Cette opinion ne se manifeste pas toujours d’une manière aussi explicite ; nous voyons même surgir de temps à autre quelques théories poutiques, et il semble que la production d’une théorie de ce genre soit incompatible avec la croyance à un complet désordre dans les événements sociaux; mais si l’on prend la peine de remonLer à l’origine de ces théories, si l’on observe leur tendance, on trouvera toujours au fond l’opinion que nous signalons. Ainsi, parmi les théoriciens politiques actuels, les uns professent hardiment que l’histoire est un vaste chaos oa il est impossible de découvrir aucune loi, aucune harmonie, aucun enchaînement; d’autres pensent que chaque époque de civilisation a été soumise à une loi; mais ces lois, aussi nombreuses que les différents peuples qui ont couvert ou qui couvrent encore la surface du globe, n’ont point de lien qui les unisse: elles ne rendent aucun compte du progrès généra] de la société humaine; enfin, si quelques esprits plus rigoureux cherchent à trouver, dans les progrès accomplis jusqu’à ce jour, la révélation de ce 338 EXPOS1TI0r que nous réserve l’avenir, ils arrivent précisément, sur le sujet qui nous occupe, à cette conclusion, que systématiser, organiser, ordonner l’éducation morale, ce serait rétrograder vers l’état social le plus arriéré, vers la barbarie du moyen âge ou le despotisme oriental. Dès lors il ne faut pas s’étonner de l’indifférence profonde où nous vivons relativement à l’éducation morale, et de l’effroi même que cause toute tentative de la systématiser: avec la persuasion qu’il est impossible de prévoir l’avenir de la société, il est naturel que l’on ne s’occupe pas d’imprimer une direction aux esprits ; et si l’on réfléchit que l’opinion la plus généralement répandue est que les hommes qui jusqu’ici ont dirigé les masses ont toujours nui à leur développement, on reconnaîtra qu’il est même naturel de repousser avec horreur toute direction de cetie naLure qui, dès lors en effet, ne doit plus se présenter que comme un despotisme égoïste, ignorant et brutal. Que si l’on demandait cependant si l’homme a des devoirs à remplir envers ses semblables, envers la société donf il est membre, si sa position personnelle ne lui en impose point de partic uliers, comme les devoirs de famille ou de DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 339 profession, peu de personnes, sans doute, hésiteraient à répondre affirmativement; mais demandez ensuite comment l’homme acquerra la connaissance de ces devoirs, comment il développera son amour pour leur accomplissement, comment il sera déterminé à les remplir; interrogez sur ce point nos théoriciens, publicistes ou philosophes, et selon les nuances qui les séparent, ils vous répondront que la meilleure règle de conduite pour chaque individu, dans les différentes circonstances où il est appelé à agir, lui est toujours clairement indiquée par la nature même de ces circonstances ; que d’ailleurs, l’équilibre que se font entre elles les forces individuelles dirigées vers un même but, l’amélioration de leur condition particulière, doit suffire, dans la plupart des cas, pour forcer chacun à renfermer son action dans les limites convenables; et qu’enfin la législation saurait bien contraindre ceux que ce moen ne suffirait pas pour ‘ maintenir. Ce qu’il a de remarquable, c’est que les hommes qui s’en réfèrent ainsi à la législation ne s’inquiètent pas d’où doivent venir et le législateur et son mandat. Ce qui n’est pas moins étonnant, c’est qu’en admettant qu’il soit permis 340 EXPOSITION d’imprimer, au moins négativement, une direclion à la société par la législation, puisque celle- ci vient rectifier les écarts qu’elle juge dangereux, ils ne soient point conduits à admettre qu’il peut être permis de lui en donner une par l’éducation. D’autres répondront que chacun porte dans sa raison individuelle le moyen de connaître ses devoirs, et qu’il a dans les impulsions de sa conscience une sanction suffisante des prescripLions de sa raison, un mobile assez puissant pour être toujours déterminé à agir conformément à la justice et à la vérité. Il semble, d’après eux, qu’il suffit à l’homme d’être mis matériellement en contact avec la société, pour qu’à l’aide de sa raison, de sa conscience et de sa liberté, il puisse aussitôt l’embrasser dans son ensemble et dans ses détails, et comprendre toutes les obligations qu’elle lui impose; sentir enfin en lui-même le désir, la volonté, la puissance de les accomplir. Or ceci revient, en définitive, à prétendre que les faits les plus compliqués, ceux dont l’apréciation exige les connaissances les plus étendues, l’attention la plus soutenue, la disposition de coeur et d’esprit la plus rare (c’est-à-dire celle qui permet à l’homme DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNE au de sortir de la sphère de l’individualité pour se placer dans celle de la société, de l’humanité tout entière), que ces faits, enfin, sont précisément ceux pour l’intelligence e la pratique desquels l’éducation et l’apprentissage sont le moins nécessaires. Observons encore que ces diverses opinions, professées exclusivement par les partisans de la liberté, ont nécessairement pour résukat d’introduire la violence comme seul moyen d’ordre dans la société cette conséquence, qui, directement déduite de l’opinion qui abandonne à l’antagonisme des forces individuelles et à la législation répressive le soin de régler les actions de chacun, n’appartient pas moins légitimement à l’autre opinion, qui considère la raison et la conscience INDIVIDUELLES comme l’unique source de la morale sociale; puisque, les individus étant évidemment incapables de concevoir spontanément l’ordre général de la société et les devoirs qui en résultent pour chacun de ses membres, et par conséquent pour eux-mêmes, le seul moyen propre à les maintenir dans la ligne convenable est encore la législation pénale, c’est- à-dire toujours la force, la violence. Nous pouvons apprécier la valeur réelle de 34 EXPOSITION ces deux opinions, puisque, par le fait, elles ont à peu près reçu toute leur application. En effet, sauf quelques habitudes morales très—affaiblies, qui s’affaiblissent chaque jour davantage, habitudes dont la société est redevable à l’ensetgnement de l’Eglise catholique, mais qui ne se transmettent aujourd’hui que machinalement, les seuls moyens d’ordre sont ceux qui résultent de l’équilibre des forces individuelles, et (dans le cas où le désordre est par trop flagrant) de. la sanction de la loi, par les amendes, la prison et le bourreau. Or ces moyens n’ont évidemment, par eux-mêmes, qu’une valeur négative ; ils peuvent bien prévenir quelquefois le mal, et encore dans une sphère très-restreinte , mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils sont impuissants pour déterminer le bien. Cependant, tandis que l’on attaquait avec passion, avec fureur, et l’ancienne règle morale (le catéchisme) et les institutions (prédication et confession) à l’aide desquelles elle pénétrait dans les esprits, quelques philosophes s’efforçaient de trouver un criterium d’après lequel les actions des hommes pussent être appréciées tous leurs efforts n’ont abouti qu’à la morale de l’INTÉJdT BIEN ENTENDU. Or, pour que ce principe DE LA DOCTRINE SAINT-SI3tOIENNE 343 pût être regardé comme efficace, en le supposant vrai, il aurait fallu que les moralistes qui l’ont établi et prêché, se fussent attachés à prévoir toutes les circonstances où l’homme est appelé à agir, en ayant soin d’indiquer pour chacune d’elles la conduite prescrite par l’INTÉRr BIEN ENTENDU, et le livre contenant ces nouveaux cas de conscience, mis dans les maIns de chacun, aurait été sa loi, son prêtre, son prédicateur, son confesseur, en un mot son guide; mais en généràl on s’est borné à dire : Entendez bien vos intérêts, et tout ira pour le mieux; c’était admettre comme vrai que chaque individu est en état, et mieux en état que qui que ce soit, de saisir la relation de ses actes avec l’intérêt général, et d’en deviner la valeur jusque dans leur dernière conséquence, ce qui est évidemment absurde. Dira-t-on que quelques hommes sont allés plus loin ; que \lolney et quelques autres écrivains ont fait des catéchismes? Nous ne prévoyons pas cette apologie les idoles élevées à la gloire du siècle deriaier, et même du commencement de celui—ci, ne reçoivent déjà plus l’encens des esprits éclairés, et 4uant aux masses, le bon sens populaire a fait justice de ces écarts de la science. 344 EXPOSiTION Le système de la morale de l’intérêt bien entendu est la négation de toute morale sociaLe, puisqu’il suppose que lhomme ne peut et ne doit être déterminé que par des considérations ou des inspirations purement individuelles, jamais par l’impulsion des sympathies sociales; toujours par un froid calcul (heureusement impossible à faire la plupart du temps), jamais par l’entraInement irrésistible des hommes plus moraux que lui. En admettant même que ce système pût exercer une influence réelle, cette influence se bornerait à empêcher les hommes de SE NUIEE; mais telle n’est pas l’unique obligation qui leur soit imposée: ils doivent encore s’entr’aider, puisque leurs destinées sont enchaînées, puisqu’ils sont solidaires des souffrances, des joies les uns des autres, et qu’ils ne peuvent s’avancer dans les voies de l’amour, de la science, de la puissance, qu’en étendant sans cesse cette solidarité. L’éducation morale est donc aujourd’hui complétement négligée, même par les hommes les plus aimés, les plus estimés du public; et, chose remarquable, ce sont les défenseurs des doctrines rétrogrades qui semblent seuls comprendre son importance .ILs s’abusent, sans contredit, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 345 sur la nature des idées à enseigner ou des sentiments à développer; et, sous ce rapport, les résistances qu’on leur oppose sont légitimes; mais sur la question en elle-même, sur la né-. cessité d’un srstème d’éducation morale, ils se montrent infiniment supérieurs aux esprits les plus populaires de notre temps. Cette partie de l’éducation, si négligée aujourd’hui, est cependant la pius importante; car si l’on envisage séparément, pour un moment, l’éducation qui règle les rapports SOCIAUX et celle qui préside à la répartition du travail, c’est- à-dire au développement des capacités INDIVIDUELLES, en d’autres termes, l’éducation générale ou commune à tous et l’éducation spéciale ou professionnelle, on se convaincra bientôt qu’une lacune dans la première entraîne de bien plus graves conséquences que celles qui peuvent se rencontrer dans, la seconde; et en èffet, le fond des connaissances spéciales peut encore se conserver et même se perfectionner en l’absence de tout enseignement direct et régulier; il se tranmet alors, pour ainsi dire, d’individu à individu, sans ordre, sans prévo’ance il est vrai, mais enfin dans cet état il se conserve et s’étend même : ainsi de nos jours des progrès obtenus 346 EXPOSITION dans ce genre de connaissances, bien que l’institution chargée de les répandre soit très-défectueuse, ou que même toute prévision sociale manque à cet égard. Il n’en est pas de même des sentiments gônéraux ou généreux, car ces deux mots dans ce cas sont synonymes; dès que l’éducation morale vient à manquer, les liens sociaux s relâchent, et bientôt ils se rompent; il n’y a pas seulement alors pour l’humanité ralentissement, temps d’arrêt dans sa marche, mais, sous un certain point de vue, tendance rétrograde, c’est—à-dire retour à la vie sociale vers la vie de famille seulement, et de celle—ci vers la vie sauvage, vers l’égoïsme le plus abrutissant. C’est dans ces moments critiques que l’homme, ne comprenant plus le dévouement, l’appelle folie, mysticisme, faiblesse, ridicule; tout sentiment généreux est éteint dans son âme, et cependant alors encore on travaille avec ardeur, avec passion; mais le but de ce travail, quel est—il? est—ce que l’humanité ne souffre plus de la misère et de l’ignorance, que l’industriel et le savant s’épuisent de sueurs et de veilles? Non, c’est pour enrichir le oi, pour éclairer le oi; c’est pour satisfaire des appétits physiques et intellectuels purement ÉGOÏSTES. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 347 La seule considération de rappeler l’homme à la plénitude de son existence, à toute la dignité de son être, suffirait donc pour que l’on dût s’occuper d’abord de réorganiser l’éducation morale; mais il y a d’ailleurs à un autre point de vue, celui des travaux spéciaux eux-mêmes, nécessité de le faire; car pour que chaque profession s’exerce d’une manière conforme aux exigences d’un ordre social quelconque, il faut qu’il y ait assentiment de tous les individus en faveur de cet ordre social; il faut, en d’autres termes, que la règle sociale soit formulée et enseignée d’une manière systématique, régulière. A ces considérations, ajoutons-en une autre qui, à elle 3eule, nous paraît suffisamment condamner l’iidifférence, la répugnance même, qui accueillent généralement aujourd’hui tout ce qui tend à systématiser l’éducation morale. Les lois ne règlent jamais que ce qui n’a pas été réglé par l’éducation : et comment en effet concevoir la nécessité d’une action coercitive, si ce n’est pour triompher de la résistance des volontés? Or l’objet de l’éducation est précisément, nous le répétons, de mettre les sentiments, les calculs, les actes de CHACUN en harmonie avec les exigences sociALEs; l’intervention de 348 EXPOSITION la loi ne devient donc nécessaire que lorsqu’il y a lacune, ou défaut d’intensité dans l’enseignement moral. Dans tous les temps, sans doute, il y aura des organisations anormales qui résisteront à l’influence de l’éducation, quelque perfectionnée que l’on puisse l’imaginer; dans tous les temps, il y aura des hommes dont la personnalité se révoltera contre l’ordre généralement adopté, quelque favorable que soit cet ordre au développement de tous; mais heureusement ce ne sont que des exceptions, autrement la société ne serait pas possible; exceptions bien rares, si l’on en juge même par les époques critiques, où elles doivent être le plus fréquentes, puisque alors aucun ordre général n’est connu, aimé, et n’influence les actes individuels, puisque alors la société ne se connaît aucun but, et ses membres aucun devoir. Le dernier terme de perfection à atteindre par le développement de l’éducation consisterait à réduire la nécessité de la contrainte législative aux seuls cas de ces funestes anomalies. L’humanité n’a pas cessé de converger vers ce but; à mesure que son développement progressif s’est opéré, l’éducatioii moraLe est devenue plus directe, plus précise, elle a cm- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 349 brassé un plus grand nombre de cas, en les ramenant toutefois à un plus grand nombre de principes distincts, et la législation, comme force ii a perdu en même temps, en proportion égale, de son importance et de sa violence. S’opposer aujourd’hui à l’organisation de l’éducation morale, ce serait donc réellement faire rétrograder la société, puisque ce serait rendre à la force physique un rôle qu’elle tend à perdre, un rôle qui dut être le sien tant qu’il y eut des guerriers sur la terre, tant qu’il y eut deux sociétés dans chaque société, des maîtres et des esclaves, mais un rôle qu’elle ne saurait conserver, puisque l’humanité est appelée à ne plus former qu’une seule famille, et à ne déployer ses forces que dans une direction pacifique. 350 EXPOSITION DIXIÈME SÉANCE. SUITE liE L’ÉDUCATION GÉNÉRALE OU MORALE. Messieurs, Nous nous sommes attachés à faire sentir l’importance de l’ÉDUCATION MORALE, à faire comprendre qu’elle devait être l’objet d’une prévision sociale, d’une fonction politique; nous avons montré comment, sous ce rapport, son progrès se ratlache au progrès de l’humanité; enfin nous avons prouvé que les opinions qui repoussent aujourd’hui toute systématisation de cette partie de l’éducation, ont pour tendance nécessaire de faire déchoir l’homme de sa dignité; ii nous reste à exposer nos vues sur la nature, l’étendue et le mode d’action de l’éducation morale. Le mot d’éducation ne rappelle ordinairement que la culture de l’enfance : c’est qu’effectivement, cette première époque de la vie n’étant pour l’être humain qu’une préparation aux poques qui doivent la suivre, il est naturel que les idées d’éducation s’y attachent plus particulièrement. Cependant l’éducation, et surtout cette DE L;. DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 3M partie de l’éducation dont nous nous occupons, n’est point bornée à l’enfance; elle doit suivre l’homme é ins le cours entier de son existence; si l’on considère, en effet, qu’à tout âge, l’homme est toujours déterminé par un désir, agit toujours sous l’influence de ses sympathies, on reconnaîtra combien il importe d’étendre la prévoyance sociale à tous les faits propres à éveiller, à développer en lui les sympathies conformes au but que la société se propose d’atteindre; et que si l’homme, en un mot,est susceptible de profiter d’un enseignement moral pendant toute sa vie, la société doit pourvoir à ce que cet ensignement ne lui manque jamais. Rien ne peut remplacer l’éducation de la jeunesse. Une fois lancé dans les travaux de la vie active, l’homme ne possède plus la flexibilité morale nécessaire pour recevoir la culture qui lui manque, et cepeudant alors il en aurait doublement besoin; car, ses désirs ne pouvant rester dans l’inaction, il en résulte que lorsqu’on ne les dirige pas vers le bien, c’est—à-dire vers le progrès social, ainsi abandonnés, ils se dirigent vers le mal, c’est-à-dire vers l’égoïsme; en sorte que l’absence de l’éducation doit presque toujours s’entendre d’une éducation vicieuse, et que 352 EXPOSITION l’homme dont la première éducation a été négligée .a non-seulement à apprendre, mais encore à désapprendre. Il n’existe qu’un très-petit nombre d’êtres privilégiés qui, soutenus et excités par la pensée qu’ils ont une mission à remplir, puissent triompher d’une première éducation défectueuse. L’histoire, il est vrai, flous présente des exeinpies de générations entières transportées instantanément, en quelque sorte, d’une sphère morale dans une autre; mais d’abord ces changements ne sont jamais aussi brusques qu’ils paraissent l’être au premier aspect: en y regardant de plus près, on trouve toujours qu’ils ont été préparés de longue main, avant le moment où ils se sont manifestés avec éclat; on voit ensuite qu’ils ne se sont opérés d’abord que dans l’ordre plus général des SENTIMENTS, des idées, des intérêts, et que ce n’est que longtemps après, et successivement, qu’ils sont parvenus à envahir la sphère des actes, des pensées et des affections secondaires. Aussi voyons-nous que les générations qu’on nous présente comme ayant été converties subitement sont incapables pendant longtemps de réaliser complétement l’état de société qu’appellent virtuellement les principes qu’elles ont DE LA DOCTRINE SÂINT-SIMONIENNE 353 admis. Les peuples soumis à l’Empire romain, préparés pendant plusieurs siècles par les travaux des philosophes è recevoir la parole des apôtres, demeurèrent, pendant plusieurs siècles encore, païens autant que chrétiens, après la prédication de l’Évangile dont ils reconnaissaient cependant la loi. II n’y eut de société vraiment chrétienne que lorsque les dépositaires de la nouvelle doctrine purent s’emparer de l’homme à sa naissance, écarter de lui les sentiments, les habitudes de l’ancien ordre social, et lui inculquer les sentiments, les idées et les habitudes appropriés à l’ordre social nouveau. L’éducation de la jeunesse est donc, sans contredit, la plus importante; mais elle ne suffit pas; si ces impressions ne sont pas sans cesse entretenues, renouvelées dans l’homme après son entrée dans la vie active, elles passent bientôt en lui à l’état de vagues souvenirs, et ne tardent pas même à s’effacer entièrement en présence des faits nombreux qui se rapportent à sa position individuelle, et qui sont de nature à absorber toute son attention, à solliciter l’emploi de toute son activité. Il y a plus, s’il vient alors à réfléchir aux préceptes moraux qu’on lui a enseignés, il peut arriver qu’il ne comprenne 17 Vol. 41 354 EXPOSITION plus ni la convenance, ni la raison, ni l’utilité, et que même il les juge en opposition avec les faits qui le frappent et qu’il regarde comme nécessaires. Pour que les impressions de la première éducation conservent, leur influence, il faut donc qu’elles soient reproduites à chaque instant; il faut, en d’autres termes, que l’éducation morale se prolonge pendant le cours entier de la vie des individus. Plus la civilisation a fait de progrès, et plus l’éducation morale a étendu ses prévisions et prolongé la durée de son influence sur la vie individuelle. Dans l’antiquité, chaque citoyen (bien entendu que la classe nombreuse des esclaves n’est pas comprise sous cette dénomination), chaque citoyen, étant appelé à discuter sur la place publique les intérêts de la communauté, et à prendre part aux entreprisès que oes intérêts rendaient nécessaires, se trouvait placé à un point de vue assez élevé pour concevoir la relatioi de ses actes personnels ivec l’intérêt général; mais cela ne dispensait pas d’une éducation première qui. lui révélât la société dont il était membre. Sans doute, les préceptes d cette éducation auraient pu rigoureusement se conserver en lui DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 3 sans le secours d’une institution spéciale destinée .à les lui. rappeler: et cependant voyez les pompes des jeux olympiques, les mystères, les cérémonies religieuses, cette classe nombreuse de prêtres, de sybilles, d’augures; partout un enseignement vivant des destinées sociale.s réveille le dévouement et l’enthousiasme. Cette position a changé: chaque peuple n’est plus renfermé dans l’intérieur d’une cité èt ne saurait plus être contenu sur une place publique où les intérêts communs puis sent être débattus par tous. La division du travail, l’une des conditions essentielles du progrès de la civilisation, en ren!ermant les individus dans un cerclp de plus en plus borné, les a toujours aussi éloignés de pins en plus de la considération directe des intérêts généraux; et cela, en même temps que ces intérêts, par suite de la complication des relations sociales, devenaient plus difficiles à saisir. A mesure donc que la division du travail s’est étendue, il a fallu, pour réaliser les avan.tages qu’elle produisait, donner plus d’intensité et de régularité à l’éducation morale, seule capablê de replacer les individus au point de vue général dont les écartait la spécialisation des travaux; il a fallu pourvoir avec plus de sun à ce que les EXPO S IT ION impressions de la première éducation fussent incessamment, et pendant tout le cours de leur vie, entretenues et fortifiées en eux par une action extérieure, directe, srstématique. Mais si la division du travail a eu pour résultat immédiat de rétrécir la sphère des occupations individuelles, elle a permis en même temps aux organisations privilégiéés de se livrer plus exclusivement à la contemplation des faits généraux, et, par leur action sur les autres hommes, de restituer avec usure à la société les avantages que l’ont peut attribuer à la confusion des travaux dans les mains de chacun. Examinons maintenant quelle faculté rend l’hcmmé propre à recevoir l’éducation morale, quelle faculté doit dominer chez ceux qui sont appelés à diriger cette éducation. Les philosophes qui, comparent les temps modernes aux temps anciens, n’hésistent pas à donner la supériorité aux premiers, font généralement consister cette supériorité dans la prédominance toujours croisante du raisonnement sur le sentiment, considérant le senLiment comme l’attribut de l’enfance de l’humanité, le raisonnement comme celui de sa virilité. Peut-être cette opinion aurait-elle une apparence (le JUS- DE LA DOTRINl SAINT-SIMONIENNE 31 tesse, si elle se bornait à expliquer les progrès obtenus par la séperation de mieux en mieux sentie de ces deux manifestations de l’activité humaine, c’est-à—dire par l’emploi direct de chacune d’elles à l’ordre de travaux auxquels elle se rattache plus particulièrement; elle serait juste, si elle avait pour objet de constater les inconvénients résultant de la confusion qui existait(ainsi (lue flOUS l’avons dit) à l’origine des sociétés, entre la poésie et la science; mais si au contraire on voit dans cette division utile du travail une véritable décroissance du sentiment, on mutile tort l’humanité. Or ii suflit d’entendre les apologies journalières dont le raisonnement est l’objet, et les apostrophes violentes dirigées contre le seiitiment, pour s’assurer que telle est l’opinion générale de nos jours. Avec quel dédain affecté on flétrit par 1@ ridicule tout ce qui vient de cette source sublime, l’uinour! Avec quelle naïveté ou s’imagine avoir tout prouvé contre une conception, contre une entreprise, lorsqu’on a pu se croire autorisé à en dire: C’est du sentiment! il semble que l’inspiration, c’est-à-dire le genie, soit le mauvais principe de notre nature, et que tous nos efforts doivent tendre à nous débarrasser de cet ennemi redoutable. Aussi combien de 38 EXPOSITWN gens y réussissent et remportent cette triste victoire! Cette opinion n’est pas toujours énoncée d’une manière aussi franche, saiis doute, mais elle existe au fond de tous les systèmes qui prétendent se rattacher au progrès de l’humanité. On pourrait croire au premier abord, en nous voyant prendre ainsi la défense du sentiment contre le raisonnement, que notre intention est de faire l’apologie du spiritualisme, aux dépens du matérialisme ; on se tromperait. Ces deux opinions, en présence l’une de l’autre, se battent avec la même arme, se disputent la même conquête, la RAIsoN; aucune d’elles ne sait ce que c’est que l’AMOUR; toutes deux analysent, divisent, morcellent l’esprit ou la matière jusqu’à leur plus infime modalité ou leur plus petite molécule; toutes deux portent partout la mort; aucune d’elles n’aura la vn. Revenons à la prétendue supériorité du raisonnement sur le sentiment. — Il est évident que cette opinion doit nécessairement exercer une grande influence sur la manière d’envisager le sujet qui nous occupe: de ce point de vue, en effet, l’éducation se présente comme devant être destinée spécialement, sinon encore, unique- DE LA DOCTRINE SÀINT-SIMONTENNE 359 ment, à cultiver chez l’homme la faculté rationnelle ou scientifique dans le but de mettre chaque individu en état de s’approprier par lui-même, et par démonstration, les dogmes de la science sociale, et de ne faire un acte quaprès avoir mûrement calculé quelles doivent être les conséquences de cet acte, et pour lui-même, et pour la société entière. On pense que chacun serait ainsi à l’abri des surprises, des illusions de ses sympathies, et surtout de l’influence des hommes qui ont puissance d’émouvoir les coeurs; et l’on se félicite lorsqu’on croit s’être rapproché d’un aussi pitoyable résultat. Nous n’avons pas à caractériser en ce moment ces deux grandes manières d’être de l’existence: le raisonnement et le sentiment, ni à montrer les différents aspects sous lesquels le monde et l’homme se présentent à l’homme lui-même, selon qu’il procède dans ses investigations par la voie rationnelle, ou par la voie sentimentale. Cette analrse intéressante nous occupera incessamment. Nous nous contenterons pour le moment d’exposer dogmatiquement celles dès idées de la doctrine qui, sous ce rapport, se rattachent plus particulièrement à la question. La faculté rationnelle ne se perfectionne point 360 EXPOSITION dans le développement de l’humanité aux dépens de la faculté sentimentale: l’une et l’autre se dé - veloppent dans une égale proportion. Si la première semble dominer aujourd’hui, cela tient uniquement à ce qu’il existe parmi nous aussi peu d’association, aussi peu d’union que cela est possible entre des hommes réunis. On se rendra facilement compte de cette situation lorsqu’on se rappellera les caractères que nous avons assignés aux époques critiques. C’est par le sentiment que l’homme vit, qu’il est sociable; c’est le sentiment qui nous attache au monde, à l’homme, c’est lui qui nous lie à tout ce qui nous entoure; et lorsque ce lien se brise, lorsque le monde et l’homme semblent nous repousser, lorsque l’affection qui nous attirait vers eux vient à s’affaiblir, à s’annuler, LA. VIE a cessé pour nous. Si l’on fait abstraction des sympathies qui unissent l’homme à ses semblables, qui le font souffrir de leurs souffr nces, jouir de leurs joies, vivre enfin de leur vie, il est impossible de voir dans les sociétés autre ehdse qu’une agrégation d’individus sans liens, sans relation, et n’ayant pour mobile de leurs actions que les impulsions de l’égoïsme. C’est le sentiment qui porte l’homme à s’en- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 361 quérir de sa destination; c’est le sentiment qui la lui révèle d’abord. Alors sans doute la science a un rôle important à remplir; elle est appelée à vérifier les inspirations, les révélations, les di-. vinations du sentiment, à fournir à l’homme les lumières propres à le faire marcher avec rapidité et, sécurité vers le but qui lui a été découvert; mais c’est encore le sentiment qui, en lui faisant désirer, aimer ce but, peut seul lui donner la volonté d’y parvenir et les forces nécessaires pour l’atteindre. Malgré cette large part que nous faisons au sentiment, contrairement à l’opinion générale, nous sommes bien loin assurément de vouloir comprimer ou déprécier les efforts par lesqueLs la génération actuelle paraît tendre à s’avancer dans la carrière du raisonnement. Si l’on veut bien en effet se reporter à nos premières séances, ou se rappellera que, bien loin de considérer notre siècle comme ayant dépassé la limite de la croissance rationnelle, nous pensons au contraire qu’il est resté bien en deçà; que sous ce rapport il a d’immenses progrès à faire, et que, même en dépit de ses prétentions à cet égard, il se montre fort inférieur (relativement aux nouveaux et nombreux éléments qu’il possède) à 36 EXPOSITION plusieurs des siècles qui l’ont précédé. En se reportant à ce que nous avons dit de la méthode positive, de sa valeur, de la manière dont il convenait de l’employer, de l’usage que nous en faisions nous-mêmes dans l’étude des grands phénomènes de la vie collective de l’humanité, on se convaincra que nous n’attachons pas une faible importance aux procédés rationnels, et que nous ne nous montrons pas moins rigoureux dans leur emploi que les hommes dont les travaux sont aujourd’hui regardés comme les plus positils, c’est-à-dire comme les produits du rationalisme le plus pur. Mais ceci doit au moins nous donner le droit dc répéter que toute l’existence morale de l’homme n’est pas renfermée dans la faculté rationnelle; qu’il a d’autres moyens de connaître que la méthode positive; d’autres éléments de foi et de conviction que des démonstrations scientifiques, puisque toute science suppose, comme nous l’avons déjà dit, des axiomes. Les savants généraux (et, nous plaQant ici au point de vue de la doctrine, nous entendons parler des dépositaires de la science de l’humanité, de la physiologie sociale), les savants généraux peuvent bien, sans doute, à l’aide des indica DE LÀ DOCTEINE SAINT-SIMONIENNE 363 tions que leur a données la CONCEPTION nouvelle, à l’aide de la méthode dont elle leur apprend à se servir, déduire l’avenir de l’observation du passé, désigner à quel terme vient aboutir la série des faits généraux déjà consommés; on ‘peut bien encore leur reconnaître la puissance, soit à l’aide de déductions logiques, de déterminer la combinaison sociale la mieux appropriée au bm que la sympathie leur u découvert, et par conséquent de tracer les obligations, des individus en raison de la place qu’ils doivent occuper dans la hiérarchie sociale; mais cette place ne peut être assignée que par l’amour, c’est-à-dire par les hommes qui sont le plus vivement animés du désir d’améliorer le sort de l’humanité; et d’ailleurs, en attribuant à la science cette puissance, est-ce une raison pour conclure qu’elle doit présider à l’éducation morale? Pour peu qu’on y réfléchisse, on reconnaîtra son impuissance à remplir une telle mission; cette mission est au-dessus d’elle. Et en effet, pour que les préceptes de la science renfermassent une obligation d’agir, il faudrait supposer que par la démonstration ils fussent devenus l’ouvrage, la création même de ceux qui les admettent; mais une telle démons- 364 rPOSETI05 tration exigerait, de la part de chacun, une connaissance parfaite de la science sociale: or, en supposant que tous les hommes fussent capables de l’acquérir, il faudrait encore qu’ils y consacrassent tout le temps destiné à l’éducation spéciale dont ils ont besoin pour remplir convenablement leurs fonctions dans la société; ce qui est évidemment impossible. Les résultats de la science sociale ne sauraient ètre présentés que sous une forme dogmatique à la presque totalité des hommes. Le petit nombre dc ceux (lUi la cultivent enyvouant toute leur vie Peuvent seuls se donner la démonstration de ses problèmes : ces hommes sont donc aussi les seuls sur l’esprit desquels on pourrait supposer que les précep Les de la science eussent assez d’empire pour devenir obligatoires. Mais ce n’est encore, oi le voit, qu’une supposition. En effet, la démonstration scientifique peut bien justifier la convenance logique de tels ou tels actes, mais elle est insuffIsante pour les déterminer; pour cela il faudrait qu’elle les fjt aimer, et lei n’est pas son rôle. Une démonstration ne contient eu elle-même aucune raison nécessaire d’agir : la science, comme nous venons de le dire, peut bien indiquer les moyens à employer pour atteindre DE LA D0TRINE SAINT-SIMONIENNE tel ou tel but. Mais pourquoi un but plutôt qu’un autre? Pourquoi même ne pas rétrograder? Le sentiment, c’est-à-dire une sympathie fortemen.t prononcée pour le but découvert, peut seul trancher la difficulté. Pour que l’individu consente à se renfermer daas le cercle qui lui est tracé, il ife lui suffit pas que le but de la société et les moyens de l’atteindre lui soient connus; il faut que ce but, ces moyens, soient pour lui des objets d’amour et de désir. Or, les savants peuvent bien sans doute constater ce phénomène, et dire en conséquence ce qu’il faut aimer, pour ne pas contrarier la marche de la civilisation telle quelle est indiquée par l’enchaînement des faits historiques; mais ils sont incapables de produire les sentiments dont ils reconnaissent la nécessité. Cette mission appartient à une autre classe d’hommes à ceux que la nature à doués particulièrement de la capacité sympathique. Nous ne prétendons pas dire, assurément, quo les hommes chargés de donner l’impulsion à la société doivent demeurer étrangers à la science; mais la science, dans leurs mains, prend un nouvôau caractère; elle reçoit aors la vie, la sanction 366 EXPOSITION que peuvent seuls lui donner les hommes qui la rapportent à la destination de l’humanité. Pour se convaincre de ce qui précède, il suffit dexaminer par quels hommes, par quels moyens ont toujours été déterminés les volontés et les actes sociaux; à quelle source l’individu a toujours puisé la satisfaction qui suit pour lui l’accomplissement de ses devoirs. On trouvera que dans tous les temps, dans tous les lieux, la direction de la société a appartenu aux hommes qui parlaient au COEUR; que les raisonnements, le syllogisme, n’en n’ont jamais été que des moyens secondaires et médiats, et que la société enfin n’a jamais été entraînée directement que par les diverses formes de l’expression sentimentale. Ces formes, sous le nom de culte aux époques organiques, ou de beaux-arts aux époques critiques, ont toujours pour résultat d’exciter les désirs conformes au but que la société doit se proposer d’atteindre et de provoquer ainsi les actes nécessaires à son progrès. Sous ce rapport 011 ne trouve de différence entre un état de société et un autre, organique ou critique, que dans la nature des sentiments que le culte ou les beaux-arts sont appelés à développer, et les devoirs qu’ils commandent. A tous ces titres, le DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 367 moyen âge se montre bien supérieur aux temps qui l’ont précédé. C’est ici le lieu de parler d’un moyen d’éducation, de discipline morale, particulier à cette époque, et que nous avons seulement indiqué dans la séance précédente; il s’agit de la confession. La confession a été dans ces derniers temps l’objet de censures unanimes. On n’a vu en elle qu’un moyen de séduction et d’espionnage; qu’une pratique mise en usage par le clèrgé pour appuyer ses vues ambitieuses, pour satisfaire des passions individuelles. Ce jugement était une conséquence logÏque de la condamnation portée coutre la doctrine catholique, prise dans son ensemble. Cette doctrine, en effet, venant à être considérée comme une oeuvre de fraude, comme la sanction d’un despotisme exercé au profit du petit nombre, il est évident que tout ce qui avait pu contribuer à l’affermir et à la propager, et particulièrernent la confesion, si puissante dans ce but, dut être repoussé avec défiance et aversion. Mais si, s.e plaçant à un autre point de vue, on considère le catholicisme (c’est-à-dire lechristianisme socialement institué), comme ayant été, à l’époque de sa plus grande puissance, la doc- 368 IXPOST1ON trine morale la plus appropriée aux besoins des sociétés, on reconnaîtra alors que les institution3 destinées à les faire pénétrer dans les esprits furent éminemment utiles, éminemment morales, aussi longtemps que la doctrine elle—même demeura en harmonie avec les besoins de I’humanité Ce ne fut que lorsque cette harmonie eut cessé d’exister que la confession mérita, sauf l’exagération qui se mêle toujours à tOute réaction, les reproches qu’on lui adresse aujourd’hui. Mais à l’époque de la plénitude de la doctrine dont elle était un des principaux moyens d’action, on ne doit voir en elle qu’un mode de consultation, par lequel les hommes les moins moraux, les moins éclairés, viennent chercher les lumières et les forces qui leur manquaient auprès de leurs supérieurs en intelligence, en moralité; un moyen emplojé pai’ ceux-ci pour éveiller et entretenir les sympathies sociales et inviduelles qu’ils avaient mission de développer et de diriger; et si l’on rdtléchit à la vertu de réhabilitation con tenue alors dans la confession, on ne pourra s’empêcher de recpnnaître en elle une puissance morale, un moyen d’éducation de la plus haute valeur. Tandis que la prédication et le catéchisme, qui s’adressaient à tous., ne DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 369 pouvaient résoudre que les cas généraux, et devaient être nécessairement calcifiés sur la moyenne des intelligences et des sentiments, la confession leur servait de commentaire, prononçait sur les cas individuels, si nombreux, et appropriait ainsi la doctrine à chaque intelligence, à chaque sensibilité. Aucun procédé aussi puissant pour continuer, pour entretenir les impressions premières de l’éducation, n’avait été employé par les Anciens. Nous avons dit que les moyens appropriés à l’éducation morale devaient être principalement puisés dans le sentiment, et que la direction de cette éducation devait appartenir aux hommes doués de la plus haute capacité sympathique C’est, nous pouvons l’affirmer, la condition pre mière de toute association; car il n’existe point de société là où il n’y a pas un but désiré, là où les individus qui se trouvent rapprochés ne sont pas conduits, dirigés, entraînés par les hommes qui brûlent le plus d’atteindre le but. Cette condition sera réalisée dans l’avenir, comme eIlê le fut dans tout le passé ce n’est pas à dire que les mêmes pratiques, que les mêmes formes devront se perpétuer: que le CATÉCHISME, le CULTE, les récits qui einflammaient autrefois le coeur 370 EXPOSITION des fidèles, devront être conservés; que le mode de consultation et de réhabilitation connu sous le nom de CONFESsION devra rester le même; mais seulement que des moyens analogues, plus perfectionnés encore seront mis en usage dans l’avenir pour prolonger l’éducation de l’homme durant le cours entier de sa vie. Plusieurs questions ne manqueront pas maintenant de nous être adressées; et d’abord, on nous dira qu’après avoir montré l’importance de l’éducation morale et la nécessité de concevoir son action comme devant avoir un caractère politique, social; qu’après avoir déterminé les limites dans lesquelles elle doit agir et la nature des facultés qu’elle doit mettre en oeuvre, nous avons à faire connaître les pratiques, les idées, les sentiments qui doivent être l’objet de son enseignement. — Ces pratiques, ces idées, ces sentiments, résultent pour nous, messieurs, des vues que déjà nous vous avons présentées sur l’avenir de l’humanité, et de celles que nous aurons encore à vous présenter par la suite; en d’autres termes, la doctrine à enseigner dans l’avenir est, suivant nous, celle que nous avons entrepris dès aujourd’hui de vous faire connaître. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE n On nous fera sans doute la question suivante : dans le passé, les hommes chargés de diriger la société par l’éducation possédaient, comme organes d’une autorité sacrée, une sncLion puissante de leur ensignernent. Ceux qui rempliront la même mission dans l’avenir disposeront—ils d’une pareille sanction? Ceci nous conduit à l’examen d’un problème de la plus haute importance, qui se résente en ces termes L’HUMANTT A-T-ELLE UN AVENIR RELIGIEUX? —Et, dans le cas où cette question serait résolue affirmativement : la religion de l’avenir doit-elle être conçue comme un sentiment purement individuel, sans dogme arrêté, sans culte extérieur? ou bien, doit-on la considérer comme devant être l’expression d’une pensée sociale, et, sous ce rapport, comme devant avoir un dogme et un culte, dans l’acception reçue de ces mots? Prendra-t-elle place dans l’ordre politique’? Sera-t-elle appelée à le dominer tout entier? Comment se rattachera-t-elle au déveveloppement religieux de l’humanité? Il est impossible de fixer nettement ses idées sur les moyens que doit employer l’éducation morale avant d’avoir résolu ce problème : il devra donc nous occuper très-prochainement. 372 KXPOSITION ONZflME SÉANCE. ÉDUCATION SPÉCIALE OU PROFE5STONNELLE. Messieurs, Nous nous sommes occupés, dans les précédentes séances, de l’éducation géntra1e; l’objet de celle—ci sera l’éducation spécialo, c’est-à-dire celle qui est destinée à approprier les individus aux divers ordres de travaux que comporte l’état de la société, et qu’ils doivent se partager. Tous les faits auxquels donne lieu l’existence des sociétés sont susceptibles, dans les termes de l’abstraction, d’être exprimés de manière à se rapporter également à tous les temps et à tous les lieux. Sans cette abstraction, l’esprit humain ne saurait s’élever à l’idée d’enchaînement dans les faits sociaux, et suivre la trace de leurs progrès. Et, cependant, malgré l’idenLité de ces faits, identité qui est l’image fidèle dc celle de l’humanité dans la suite des générations et sur les différents points du globe, il faut bieii prendre garde qu’un fait social, ainsi abstrait, et DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 373 transporté d’une époque dans une autre, contient en lui-même un élément nouveau de progrès que ne saurait donner l’observation directe et isolée de ce fait, et qu’une conception gé— n éraie de la destination de l’humanité peut seule découvrir. C’est surtout lorsqu’on transporte un fait du passé dans l’avenir que cette considération acquiert de la valeur. Le passé, dans toute sa durée, ne présente qu’un même état de société, dont les révolutions ne furent, à proprement parler, que des modifications plus ou moins profondes, tandis que l’avenir, sans que pourtant la chaîne des destinées humaines soit interrompue, se montre à nous comme un état essentiellement nouveau. En caractérisant dans nos séances précédentes les grandes différences qui séparent le passé de l’avenir, nous avons particulièrement insisté sur celle-ci, savoir: Que l’état social, dans tout le passé, fut fondé, à un degré ou à un autre, sur l’EXPLOITATION DE L’HOMME PAR L’HOMME; que le progrès le plus important aujourd’hui est de mettre fin à cette exploitation, sous QUELQUE FORME QU’ON PUISSE LA CONCEVOIR. On peut ne pas saisir1 au premier aspect, la 874 EXPOSITION relation qui existe en la décroissance de l’exploitation de l’homme par l’homme, et la question de l’éducation; cependant cette relation est des plus intimes. L’empire de la force phsique, principe, raison et but de toute organisation politique du passé, a eu pour conséquence nécessaire l’établissement des castes, de classifications tranchées, destinées à se perpétuer héréditairement parmi les hommes. Plus on remonte dans l’antiquité, plus ces classifications se montrent profondes, précises, inflexibles; plus on se rapproche des temps modernes, plus on les voit s’étendre et surtout perdre de leur rigueur; mais elles n’en subsistent pas moins. Ces classifications, quelque affaiblies qu’elles soient aujourd’hui, constituent pourtant encore une véritable fatalité pour les individus privilégiés ou non privilégiés, puisque la carrière que les uns ou les autres doivent parcourir est ‘irrévocablement fixée par la considération d’un fait entièrement étranger à leur capacité personnelle. Quand vient pour eux le moment de prendre parti dans la vie active, on ne consulte point leurs penchants, leurs aptitudes, leurs vocations; on n’a égard qu’à leur naissance, à. la caste à laquelle ils appartieunt, et l’on s’efforce, DE LA DOCTRINE SAiNT-SiMONIENNE a tant bien que mal, de les façonner à la destination qui leur est assignée par les circonstances. Or cet ordre politique du passé n’est, après tout, qu’une des expressions de l’exp loitation de l’homme par l’homme. S’il est vrai qu’aujourd’hui cette exploitation soit arrivée à son terme, s’il est vrai qu’elle doive disparaître entièrement de l’ordre social qui se prépare, il est évident que la distribution de l’éducation spéciale, au lieu de se faire selon la naissance, se fera dans l’avenir selon les aptitudes, les vocations des diverses organisations in dlviduelles. Peut-être les partisans des idées critiques revendiqueront-ils pour la philosophie du dix-h nitième siècle, et pour la révolution politique qui en a été la suite, ce résultat que nous appelons et qu’ils considèrent sans doute comme déjà obtenu. Examinons sur quoi pourraient se fonder leurs prétentions à cet égard. — La philosophie et la révolution du dernier siècle ont bien, sans doute, détruit les classifications les plus apparentes, et, eu délivrant les classes inférieures de ces entraves, elles ont proclamé le droit, pour chaque individu, de prendre dans la société la place à laquelle son mérite pouvait le faire pré- 376 EXPOSITION tendre. Mais qu’ont-elles fait pour donner de la réalité à ce droit? qu’ont—elles fait qui ne soit purement négatif? Elles ont renversé des obstaoles..., mais encore les ont-elles renversés tous? Non, sans doute : l’éducation, sans laquelle les vocations les plus prononcées sont frappées de stérilité, n’est pas accessible à tous sans distinction. L’éducation est encore un privilége que donne la fortune, et la fortune elle—même est un privilége presque toujours en disproportion avec le mérite de ceux qui le possèdent. Il y a 1)1US: pour le petit nombre d’hommes qui peuvent prétendre au bienfait de l’éducation, rien n’a été fait dans le but qu’elle leur soit distribuée en raison de leurs aptitudes et de leur vocation, puisqu’il n’existe aucune autorité qui soit chargée d’apprécier et de développer les tendances individuelles, et qu’à cet égard tout est abandonné à la vanité, à l’ambition des familles ou aux goûts pou réfléchis des enfants. En résumé, malgré le triomphe politique des idées philosophiques du dix—huitième siècle, l’éducation reste encore inaccessible au grand nombre; et quant à la faible minorité qui peut y attein DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 377 dre, elle lui est distribuée au hasard, sans choix et sans prévoyance. Dans la nouvelle association que les hommes sont appelés à former, et que nous avons caractérisée comme ne comportant, à aucun degré, l’exploitation de l’homme par l’homme, les institutions devront pourvoir, d’une part, à ce que l’éducation soit accessible à tous, sans distinction de naissance ou de fortune; de l’autre, à ce que cette éducation soit répartie en raison des capacités et des vocations individuelles. Ce classement des individus par l’éducation fera-t-il naître quelque idée de violence? Ce serait ici le cas de rappeler ce que nous avons dit en commençant, savoir que dans les changements annoncés par nous, il faut toujours tenir compte d’un élément dont on est aujourd’hui trop disposé à faire abstraction, l’éducation morale, qui est appelée à transformer pour chacun, en une idée de devoir, en un objet d’affection, les obLigations qui lui sont imposées par les directeurs véritables, par les chefs légitimes de la société. Ce soin d’apprécier les penchants et les aptitudes impose ai corps enseignant de l’avenir une tâche que l’on peut considérer comme toute 18 Vôl. 41 38 EXPOSITION nouvelle; car l’état social du passé ne la comportait point, au moins dans des limites assez étendues pour qu’elle pût devenir l’objet d’une prévision générale. La distribution de l’éducation entre les individus, en raison de leur capacité, pourrait, à elle seule, représenter tout l’ordre social de l’avenir, au moins dans son opposition avec le passé c’est par là, en effet, que chaque homme atteindra à toute la puissance, à tout le bien-être auxquels son organisation peut le faire prétendre; c’est par là que se trouvera réalisée cette égalité que le sentiment invoque depuis si longtemps, sans avoir encore pu déterminer en quoi elle consiste. Nous avons exposé le changement général qui doit s’opérer dans l’éducation, changement qui doit garantir à jamais la pleine émancipation du plus grand nombre; nous pouvons considérer en détail quelques-uns de ces avantages particuliers. Les fonctions, les professions diverses étant réparties en raison des capacités, il en résultera qu’elles seront exercées avec un plus haut degré de perfection; et que, par cela seul, les progrès dans toutes les branches de l’activité humaine seront beaucoup plus rapides qu’ils ne l’ont été DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 379 à aucune époque du passé. La division du travail a été considérée avec raison comme une des causes les plus puissantes des progrès de la civilisation; mais il est évident que cette division ne portera tous ses fruits que lorsqu’elle aura pris pour base les différences de capacité chez les travailleurs. Le règlement que nous annonçons pour l’avenir offre une nouvelle, une bien grande garantie de l’ordre moral; le sentiment et la raison s’accordent pour nous montrer les vocations manquées, les inclinations forcées, les professions imposées, et les dégoits, les passions haineuses qui en sont la suite, comme la source de presque tous les désordres du passé; or cette source se trouvera nécessairement tarie par le règlement dont nous parlons. Assurément nous ne prétendons pas dire que l’erreur, les accidents, la partialité même, n’auront jamais place dans celLe distribution nouvelle de l’éducation et des avalitages sociaux nous faisons une large part à l’imperfection humaine; peut-être n’est-il pas donné aux sociétés d’atteindre jamais précisément la limite qu’elles conçoivent comme le but déterminé de leurs progrès, mais par cela seul qu’elles marchent vers cette limite, en faisant 380 EXPOSITION usage de toutes les lumières, de toutes les fories dont elles peuvent disposer, par cela seul qu’elles réalisent des progrès, il est juste de dire, humainement parlant, que la limite véritable est atteinte. Dès lors les erreurs, les accidents, les injustices, ne sont plus que des exceptions; ils ne constituent plus qu’une portion de plus en plus minime, un des aspects les moins frappants de l’ensemble des faits sociaux. Maintenant occupons-nous directement de l’éducation spéciale, quant aux ol)jets qu’elle doit embrasser et aux divisions dont elle est susceptible. Cette partie de l’éducation, avons-nous dit, est celle qui est destinée à approprier les individus aux divers ordres de travaux que comporte l’état de la société; il demeure donc évident, et par définition, que le système de l’éducation spia1e ne peut être conçu que comme le résultat d’une prévision sociale, que comme l’objet d’une foiictionpolitique. Nous ne :nous proposons pas de combattre directement l’opinion de ceux qui voudraient abandonner désormais l’éducation spéciale à une concurrence individuelle sans limites, et qui ne voient en elle qu’une industrie qu’il faut livrer,comme toutes les autres, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE à la lutte, à la guerre, et par conséquent à la fraude, au charlatanisme. Ce que nous aurons occasion de dire sur les conditions indispensables à un bon système d’éducation spéciale suffira pour réfuter complétement cette opinion. Plus on recule dans le passé, plus on trouve les moyens d’éducation spéciale restreints et incomplets. Tant que les hommes ont été divisés en castes, en ordres, en classifications par la naissance, cette partie de l’éducation fut réduite i l’état de simple tradition; elle se transmettait héréditairement de père en fils, dans le sein de chaque famille consacrée à une profession. En se rapprochant des temps modernes, on voit les sociétés tendre de plus en plus à faire de l’éducation spéciale l’objet d’une attribution politique, d’une prévision sociale: cette prévision n’embrasse d’abord qu’un petit nombre de professions; mais peu ù peu on la voit s’étendre. Il suffit de suivre la sérid des progrès déjà obtenus en ce genre pour se convaincre que l’éducation spéciale, en tant que formant une attribution des pouvoirs publics, doit finir par embrasser tous les ordres de travaux, toutes les fonctions aux— quelles l’état de la société peuL donner lieu. 38 EXPOSITION La prévision sociale à cet égard se montre avec évidence au moen ûge, dans les institutions conçues et réalisées par les hommes qui exercent alors cette haute fonction de prévoyance. Nous nous arrêterons avec soin sur cette époque; parce que, malgré les améliorations dont, depuis ce temps, l’éducation a été l’objet, elle n’a donné lieu à aucune conception générale nouvelle, à aucune du moins qui fit susceptible d’une large application politique. A beaucoup d’égards, et même sous les rapports les plus importants, l’ancienne conception domine encore. Si nous parvenons à justifier sa convenance pour le temps où elle i)rit naissance, nous aurons apprécié la valeur qu’elie peut avoir aujourd’hui, et nous nous trouverons bientôt sui la voie des changements, des translrmations qu’elle doit subir. Les premiers établissements d’éducation spéciale, dans le moyen âge, eurent pour unique but de former des sujets pour le clergé, soit séculier, soit régulier, selon la distinction établie alors. Dans ces établissements, qui tous prirent naissance dans les monastères et dans les cathédraies, et dont la fondation régulière ne date que du huitième au neuvième siècle, on ensei DE LA DOCTRINE SAINT-SLMONIENNE 383 gnait tout ce qui formait alors le fonds des connaissances humaines : l’enseignement comprenait la théologie dogmatique et ce que l’on appelait les sept arts libéraux. Au moyen de ces établissements, le fonds des connaissances fut accru, les travaux des anciens et ceux des pères de 1’glise, dans lesquels la doctrine chrétienne se trouvait scientifiquement élaborée, furent repris au point où les avait interrompus le grand travail de la reconstitution politique, qui, pendant plusieurs siècles, avait dû employer les plus fortes capacités le cadre encyclopédique fut alors étendu, et l’on y introduisit la théologie rationnelle, le droit civil et ecclésiastique, et la médecine. Le cercle de l’enseignement reçut une extension proportionnée à celle de la science, et le corps enseignant dut prendre lui—même une nouvelle forme, une nouvelle organisation la révolution, commencée sous ce rapport dans le douzième siècle, fut achevée dans le treizième par l’établissement des universités. C’est alors que le. fonds même et la méthode de l’enseignement furent définitivement arrêtés; ils n’ont reçu, depuis cette époque, que des améliorations de déttil. Dans ce système d’éducation spéciale, les 384 EXPOSITION travaux des moralistes, des légistes et des médecins étaient les seules applications journalières que l’on eût en vue. Toutes les professions industrielles, et la profession militaire elle— même, la plus importante alors dans l’ordre temporel, se trouvaient en dehors de l’enseignement politiquement organisé. Il serait injuste de reprocher au corps savant du moyen âge d’avoir négligé ces professions. Et d’abord, il était tout naturel qu’il ne s’appliquât pas à perfectionner la profession militaire, puisqu’il avait pour mission principale de combattre, de détruire l’état de choses qui rendait cette profession nécessaire. Quant aux professions industrielles, le temps n’était pas encore venu d’apprécier leur importance; et d’ailleurs les théories scientifiques étaient alors trop peu avancées, et les pratiques de l’industrie trop grossières pour qu’il pût y avoir rapprochement entre elles, ou du moins pour que la possibilité de ce rapprochement pût être sentie . 1. Nous aurons d’ailleurs à montrer plus tard comment cette négligence des intérêts industriels et des sciences physiques tenait à une cause profonde, et n’était qu’une conséquence logique du dogme chrétien tout entier, qui n’avait pas pu et n’avait pas dù comprendre le développement de l’activité matérielle de l’homme, parce que, avant DE LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 385 L’éducation spéciale embrassait donc, à cette époque, toutes les professions qu’elle pouvait embrasser. Ici nous avons à parler de l’enseignement de la langue latine, qui a tenu tant de place dans le passé, et qui est aujourd’hui l’objet de tant de discussions, discussions interminables si l’on n’a pas apprécié la raison et l’origine de cet enseignement. Au moyen âge, les peuples de l’Europe, au point de vue temporel, étaient divisés presque à l’infini. Au point de vue spirituel, au contraire, ils étaient intimement unis, et formaient l’association la plus forte qui eût été jusque-là conçue et effectuée: association qui leur assurait une supériorité incontestable sur tous les peuples de l’antiquité. La vaste communauté chrétienne était représentée et réalisée par un corps dépositaire de toutes les lumières du temps, et qui, répandu sur tous les points de l’Europe, y exerçait partout une action identi que. L’unité de ce corps, résultat de l’unité d’amour, de doctrine et d’activité., avait, entre autres conditions extérieures d’exîstence, l’unité tontes choses, il fallait, à cette époque, détruire le mode suivant lequel s’exerçait alors cette activité, la guerre. EXPOSITION de langage. Comment le latin devint-il la langue du corps spirituel du moeii âge? C’est ce dont il est inutile de nous occuper ici. Il nous suffit de reconnaître comme un fait certain que cette langue fut, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’idiome national du clergé catholique; qu’elle lui servit de lien pour rapprocher, par une communication de tous les moments, ses membres dispersés sur la surface du monde chrétien, et que, par elle surtout, se trouva réalisée la grande association de travaux intellectuels du moyen âge. L’éducation spéciale, à cette époque, ne comprenant que les professions savantes, il est évident qu’elle devait avoir pour base l’enseignement du latin, qui était la langue commune de toutes ces professions ; mais on ne trouve point qu’alors le latin ait été, en lui-même, considéré comme une science, comme une connaissance, comme formant à lui seul le but d’un enseignement particulier. Lorsqu’au seizième siècle l’unité spirituelle fut attaquée en Europe, l’unité de langage le fut aussi; et cela devait être: l’unité de langage et l’unité de doctrine n’étaient que le même fait sous deux aspects différents, et c’est ce que l’instinct des premiers réformateurs leur fit dé- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 387 couvrir d’abord. Lorsque l’unité de doctrine fut rompue, l’unité de langage le fut bientôt; on abandonna peu à peu l’usage de la langue latine, et, depuis longtemps déjà, sauf quelques exceplions de peu d’importance, les travaux de la science sont produits et conservés dans les divers idiomes nationaux de l’Europe. Cependant, comme le rapport intime qui existait entre l’enseignement de la langue latine et l’unité catholique s’était établi d’instinct et non par réflexion; comme le clergé n’avait jamais eu une conscience nette de ce rapport, il en fut de même des réformateurs quand iLs attaquèrent l’unité. Malgré les progrès de la réforme, l’empire du latin ne fut pas troublé dans les écoles; non-seulement on continua à l’enseigner à ceux qui se destinaient aux anciennes professions savantes, pour lesquelles il était de moins en moins utile, mais, les classes qui prétendaient à l’éducation littéraire devenant chaque jour plus nombreuses, on l’enseigna encore aux artistes, aux militaires, aux industriels, à tous ceux enfin qui purent en supporter les frais. Un fait remarquable, c’est qu’au moment même où l’usage du latin avait perdu son utilité, sa raison, on s’efforça de mille manières d’en justifier l’enseignement. 3S8 EXPOSITION On le recommanda comme un idiome radical; on vanta sa richesse, son harmonie, la perfection des oeuvres de ses poètes, de ses orateuTs, de ses historiens. Tous ces arguments, pour consacrer dix ans à l’étude d’une langue morte, ne valent pas la peine que nous nous arrêtions à les combattre. D’après ce que nous venons de dire, la question de convenance, quant à l’enseignement du latin, peut être résolue en deux mots. Aussi longtemps que le latin fut en Europe le langage commun des moralistes et des savants, en un mot, du clergé, le clergé dut incontestablement apprendre le latin, c’est-à-dire sa langue, soijs peine pour ses membres de ne pas se comprendre. Mais aujourd’hui que les traités scientifiques écrits en latin sont arriérés, aujourd’hui que les moralistes et les savants se servent des langues nationales modernes, aujourd’hui surtout que les lettrés ne forment plus un seul corps, non— seulement l’étude du latin a perdu toute son importance, mais, sauf quelques exceptions qui se bornent aux travaux purement philologiques, cette étude est devenue plus qu’inutile, elle est encore nuisible, attendu la perte de temps considérable qu’elle occasionne; enfin, il y a longtemps déjà DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE g ïu’eIle n’est plus soutenue que par l’obligation qu’imposent, à cet égard, les règlements universitaires. Cette digression sur l’enseignement du latin doit nous faire constater la fausse voie dans la— quelle l’éducation spéciale est engagée; elle nous donne aussi une preuve nouvelle de ce que nous avons dit plus haut, qu’aucune conception générale sur l’éducation n’a été produite depuis le moyen âge. Certes, nous sommes loin de prétendre que nulle amélioration n’ait été faite dans cette direction; nous reconnaissons que l’enseignement de plusieurs des sciences que l’on professait au moyen êge a été mis au niveau des progrès obtenus dans leur perfectionnement; on a fondé des écoles spéciales pour les beaux — arts et pour les sciences, d’où il est résulté indirectement un enseignement industriel. Sous ce dernier rapport même, quelques tentatives ont été faites récemment en France et en Angleterre; mais comme ces tentatives ne se rattachaient à aucune vue générale des besoins de la société, et de la nature des travaux que ces besoins réclament, elles sont demeurées à peu près sans fruit, et en définitive l’éducation, fausse sur beaucoup 890 EXPOSiTION de points, est restée incomplèe sur tous les. autres. Aujourd’hui nous ne pouvois concevoir de srstème complet et régulier d’édzcation spéciale qu’aux conditions abstraites suvantes: 40 l’enseignement comprendra toutes lds connaissances humaines clans leur état le pllLs avancé; 2° le corps enseignant sera organisé de manière que tous les progrès passent faciIerient de la théorie à la pralique, des mains des ‘savants qui perfectionnent la science dans ce1le des savants qui l’enseignent, et des mains de ceùx-ci dans celles des hommes qui en font l’appliction immédiate; 30 l’éducation spéciale embrasera toutes les professions que nécessitent les lesoins sociaux; 4° enfin, l’enseignement sera dstribué de telle sorte que chaque degré soit, en même temps, la conséquence du degré précéden et l’achemine— ment au degré suivant; alors l’éducation, prise dans son ensemble, offrira, pur chaque iiidividu, une série d’études, régulire et homogène, dont le dernier terme conduira iinédiatement à une profession, à une fonction sciaIe. Aucune de ces conditions n est auj ourd’hui remplie. 4° L’éducation spéciale ne conprendpas toutes DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 39 les connaissances à l’état de perfectionnement où elles sont parvenues; plusieurs des connaissances qu’elle comprend sont, au contraire, inutiles ou arriérées. Inutiles: telles sont, dans la limite des réserves que nous avons faites, les langues et les littératures anciennes, considérées comme formant la base de l’enseignement. Arriérées: telles sont la théologie, la philosophie, l’histôire, et, dans sa partie métaphysique, la législation. Sous ces différents rapports, l’enseignement n’est pas seulement incomplet, il présente encore une lacune importante, puisque chacune des connaissances inutiles ou arriérées qu’il propage est susceptible d’être avantageusement remplacée. 2° Le corps enseignant n’est pas organisé de manière à s’emparer des progrès à mesure qu’ils s’opèrent; ce que nous venons de dire le prouve suffisamment. Pour qu’il remplît cette condition, il faudrait qu’il fût en rapport direct avec les corps chargés du perfectionnement des théories. Or aujourd’hui il n’existe pas de corps semblables: et, quant à ceux que l’on pourrait considérer comme chargés de cette tâche, ils sont sans relation directe avec le corps enseignant. 30 L’éducation spéciale n’embrasse pas toutes 392 EXPOSITiON les professions qu’elle pourr it comprendre. Nous ne parlerons pas des bea x-arts, pour lesquels il existe plusieurs école spéciales, bien que le caractère des beaux-arts n’ait pas encore été compris, et que l’éducatio à cet égard soit aussi imparfaite, aussi vicieu e que possible. Nous ne parlerons que des prfessions industrielles qui restent à peu près $outes en dehors de l’enseignement public. Et ceendaut, au point où en sont parvenus, d’une prt, les théories scientiflques, de l’autre, les proédés industriels, non-seulement on peut conceoir aujourd’hui un rapprochement entre eux, miis il doit encore être évident que l’industrie, dars son ensemble, tend à devenir une application 4irecte des théories scientifiques. Rien n’a été fait néanmoins pour établir ce lien entre la sciençe et l’industrie, rien au moins d’assez imprtant pour qu’on s’y arrête. 4° Enfin l’enseignement, dans ses divers degrés, n’offre aucune suite, aucu enchaînement; il n’existe pas d’enseigneme t primaire, au moins dans l’acception convena le de ce mot. Le premier degré d’enseignement qui se présente aujourd’hui avec quelque régiil nIé est celui des colléges. Or cet enseignement, dont les langues, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 393 les littératures anciennes, forment l’objet principal, n’est, d’après ce que nous avons dit, que l’enseignement primaire du moyen ége. Non- seulement il n’introduit à aucune des applications que comporte l’état de la société, mais il n’achemine même pas les élèves, sce n’est d’une manière légale, aux écoles du degré supérieur. Les connaissances qu’on y acquiert étant à peu près sans fruit pour ce second degré, il faut que chaque individu qui veut y parvenir se refasse à la hâte une éducation spéciale, pour laquelle il est abandonné à ses propres iuspi— rations, à ses efforts personnels. Quant aux écoles du degré supérieur, évidemment trop peu nombreuses pour correspondre même aux divisions les plus importantes des travaux divers de la société, elles sont tout à fait insu ffisantes pour combler l’intervalle qui sépare toujours la théorie de la pratique. A cet égard les i»di- vidus, après avoir reçu l’enseignement de ces écoles, sont abandonnés à leurs propres forces pour combler cet intervalle ; ce qu’41s ne sont presque jamais capables de faire, ou ce qu’ils ne font qu’en payant chèrement l’expérience qu’ils acquièrent. On nous demandera maintenant ce que devra 394 EXPOSiTION être, selon nous, le srstème fréducation spéciale à établir, sou économie, sa distribution. Pour répondre pleinement à ctte question, il nous faudrait rentrer clans des étails, dans des développements que ne coinp rte pas le cadre que nous nous sommes tracé, t qui seraient, à beaucoup d’égards, une anticip tion sur l’avenir D’ailleurs, les critiques auxqu 11es nous venons de nous livrer suffisant en ce ornent pour donner un apercu général des idé s de la doctrine sur l’institution de l’éducatio spéciale, nous n’ajouterons que quelques mo s. L’éducation spéciale a pour nission de mettre les individus à même de remilir les fonctions auxquelles les appellent à la fos, et leur propre vocation, et les besoins de l’étt social. Veut-on concevoir qu’elles seront la matière de son enseignement et ses principales divisions? Il est évident qu’il faut commencer pr constater quels sont les travaux, les fonctions qu’exige l’état de la société; le reste n’est plus u’une combinaison secondaire. Nous avons di que toutes les manifestations de l’existence himaine sont susceptibles de rentrer dans ces tris grands ordres de faits principaux: les BEAuX-4RTs, les SCIENCES et l’INDusnuE. Cette grande division fournit DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE aussi une indication généra’e du but de l’enseignement: ce sont des ARTISTES, des SAVANTS, des INDUSTRIELS, qu’il s’agit de former. D’innombrables subdivisions se rat tachen à cette première division; mais comme celle—ci repose sur une réalité susceptible d’être appréciée par chacun, nous O1lVOflS nous arrêter. Indépendamment de l’instruction spéci1e à laquelle sont appelés les artistes, les industriels et les savants, pour se préparer aux travaux particuliers qui leur sont dévolus, n’oublions pas que tous doivenl préalablement recevoir un en seignemen commun, qui se présente comme la base, le point de départ de toutes les destinations ultérieures. Nous voulons parler ici de l’êduca tio morale dont il a été question précédemment, et qui, pour la génération naissante, se présente comme une sorte de préparation à toutes les destinations individuelles. Alors, en effet, s’opère pour l’enfance une première initia lion aux beaux- arts, aux sciences et à l’industrie, dans les limi te où ces différents ordres de connaisaanees se présentent comme une introduction nécessaire à l’exercice de toutes les fonctions, de toutes les W professions. 396 EXPOSITION Au terme de cette éducation çrimaire que l’on peut étendre, resserrer ou divisr plus ou moins pa la pensée, auraient lieu 1e élections dont nous avons parlé, et dont le bt serait de répartir les individus selon les aptitudes, les vocations diverses qu’ils auraient minifestées. Conformément. à ce premier choixL trois grandes écoles pour les beaux-arts, les sciences, l’industrie, seraient ouvertes aux élèves. Quelque nombreuses que soient les divisi ns particulières auxquelles chacune de ces éc les puisse être soumise, on doit concevoir la nécessité d’une éducation commune pour tous les artistes, en tant qu’artistes, de même que Jiour tous les savants et pour tous les industrils, quelles que soient les subdivisions que cmportent et les beaux—arts, et la science, et l’ndustrie : ce ne serait qu’à la suite de cette seccnde préparation que les jeunes gens, désormai fixés sur leur carrière future, seraient distribus dans les différentes écoles d’application, qui orrespondraient à toutes les subdivisions dont ont susceptibles les trois grands ordres de trav ux désignés ici d’une manière générale, et qui conduiraient les élèves jusqu’au moment où la so iété, les jugeant suffisamment préparés, confierait à chacun d’eux, DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 397 en conséquence, la foncLion à laquelle il serait devenu propre. Nous nous sommes servis tout à l’heure d’une expression qui, sans doute, sera mal comprise, celle d’ARTIsTEs. On a pu voir toutefois que ce mot a pour nous un sens beaucoup plus étendu que celui qu’on lui donne généralement; nous le remplacerons plus tard par un autre que nous n’employons pas dès aujourd’hui, parce qu’il serait certainement plus mal compris encore. Cette considération nous oblige à nous servir provisoirement dii mot artistes pour désigner les hommes doués au plus haut degré de la faculté sympathique, soit que cette faculté s’exeie sur l’humanité tout entière, soit qu’elle se ren•ferme dans le cercle des affections sociales les plus étroites; de cette capacité enfin que nous avons dit devoir présider par.ticulièrement à l’éducation morale. Ceci nous conduit, par une voie nouvelle, à la nécessité de nous occuper du problème religieux, dont les termes ont été posés dans la séance précédente. Toutefois nous devons, avant de l’aborder, jeter un coup d’oeil rapide sur une partie de l’ordre social insépara— hie du sujet que nous venons de traiter, sur la LIkIISLATION. 39 EXPOSITION DOUZIÈME SÉANCE. LÉGISLATION NÉGATIVE OU PÉNALE, — POSITIVE OU RÉMUNÉRATRICE. MESSIEURS, Nos dernières séances ont été consacrées à vous montrer par quels moens la prévorance sociale peut s’exercer sur les générations nouvelles, pour diriger chaque individu vers la fonction que sa capacité lui destine; nous vous avons dit que l’éducation embrassait même un champ plus vaste que celui sur lequel nous portions vos regards; qu’elle accompagnait l’homme depuis son berceau jusque sur le bord de la tombe; développant sans cesse les germes déposés dans le coeur et l’intelligence de l’enfant et de l’adolescent. En nous arrêtant particulièrement sur ces deux premières époques de la vie de l’homme, destinées à sa préparation, à son iniiiatiojz à la vie active, nous vous avons signalé la lacunè qui rendait notre exposition in complète, et que nous aurions bientôt à combler, pour revenir ensuite jeter un coup d’oeil général DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 399 sur le vaste sujet de l’éducation. Il vous a été facile en effet d’apercevoir, d’après la nature des éclaircissements qui nous ont été demandés, et par les discussions que ces questions ont soulevées, que les bases de l’éducation morale de l’avenir devaient être fixées sans retard, pour qu’on n’ait plus à nous opposer ce que nous no craignons pas d’appeler des préjugés, en ce sens que les opinions avec lesquelles on cherche souvent à nous combattre sont puisées dans un ordre de faits, d’idées et de sentiments étrangers à l’ordre social que nous annonçons pour l’avenir. Et ici, messieurs, une observation est nécessaire, qui pourra donner, nous l’espérons, plus d’utilité aux débats auxquels nous consacrons la fin de chacune de nos séances. Si, comme nous le pensons, la doctrine de Saint-Sirnon esI la doctrine sciale de l’avenir, si elle doit produire sur l’humanité tout entière une rénovation semblable à celle qui a été opérée sur quelques peuples par le christianisme, on doit sentir non— seulement que nous ne pouvons employer nos réunions à la discussion détaillée des doctrines du passé, sous quelque nom qu’elks se présentent, mais encore qu’on ne sauraii nous attaquer avec fruit qu’en se plaçant sur notre terrain 400 EXPOSITION même. Une comparaison éclaircira cette idée. Si un philosophe grec ou romain, l’empereur Julien, par exemple (et aucun de nos adversaires ne sera sans doute blessé de ce parallèle), si Julien, disons-nous, discutant avec les premiers chrétiens sur la fraternité humaine professée par l’Évangile, avait puisé ses arguments dans SA CONSCIENCE, éclairée par la philosophie grecque; s’il avait combattu les apôtres au moyen de la distinction des deux natures, la nature libre et la nature escla ve; s’il avait traité d’utopie, de rêve, la doctrine du CHRIST, parce qu’elle prétendait détruire et remplacer le sentiment, qui, jusqu’alors, avait été le plus ferme soutien de l’ordre social, puisqu’il consacrait l’utiLité, la nécessité et même la justice de l’esclavage, la discussion aurait nécessairement été peu profitable; elle aurait pu s’animer vivement, elle aurait pu exciter (non chez les chrétiens qui avaient la ferme conviction qu’ils apportaient quelque chose de neuf à l’humanité, mais chez Julien, dont la conscience se révoltait contre les adver. saires de l’ordre moral dont il était un des plus brillants ornements), elle aurait pu, disons-nous, exciter la haine et la colère, et l’histoire est là pour l’attester; mais elle n’aurait servi les des— DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 401 tinées humaines que par le spectacle de la loi des martyrs, et rendons—en grâce au christianisme, l’homme doit s’éclairer autrement aujourd’hui. C’est en considérant préalablement comme hypothèses les dogmes principaux de la philosophie nouvelle, exposés devant vous, c’est après avoir examiné successivement s’ils satisfont aux divers problèmes de l’ordre social, comme les doctrines du passé ont satisfait aux nécessités des temps où elles ont été pioduites, que vous pouvez vous fixer sur cette première idée : L’organisation sociale SAINT-SIMoNIENNE est-elle ou n’est-elle pas complète? et alors revenant sur les sentiments qui vous attachent à toute autre doctrine, les comparant à ceux que vous éprouverez en présence de celles de notre maître, ou vous conserverez avec persévérance les dogmes que vous a transmis le passé, ou bien vous vous joindrez à nous pour désirer et hâter la réalisation de l’avenir annoncé par Saint-Simon. Arrivons à l’objet qui (loft nous occuper dans cette séance. Nous vous avons dit, tout à l’heure, que nous avions à exposer bientôt devant vous les bases de la SANCTION MORALE dbnt aucune société réellement constituée ne saurait se passer, et que là 19 Vol. 41 400 EXPOSITION se trouverait la réponse à plusieurs doutes qui ont pu s’elever dans vos esprits, soit lorsque nous vous avons parlé de la constitution de la propriété et de sa répartition par droit de capacité, substituée à sa transmission par droit de ziaissance, soit encore lorsque, dernièrement, nous vous indiquions comment la prévoyance sociale préparait la génération naissante à succéder, sans interruption, à la génération active. Cependant, avant d’aborder cette question fondamentale qui répand un nouveau jour sur toutes celtes qui intéressent l’humanité, avant d’arriver au coeur, de rechercher le principe de vie de l’être collectif que nous étudions, nous avone encore à terminer, sur un point important, l’oeuvre pour ainsi dire anatomique que nous avons entreprise, et dont il nous tarde do voir le terme. Oui, messieurs, tant qu’on n’a pas saisi la chaîne sympathique qui attache l’homme à ce qui n’est pas lui, qui le rend fonction obligée du vaste phénomène dont il fait partie, jusque-là on n’a sous les yeux qu’un être sans vie, un cadavre, un fait SANS MORAUT. Mais forcés, comme nous le sommes, de nous placer provisoirement sur le terrain aride où sont, en quelque sorte, immobilisés aujourd’hui les hommes auxquels nôus DE LA DOTR1NE. SALNT$IMONIENNE 403 désirons nous adresser, nous avons dû exami. ner cette matière inerte qu’ils cultivent, ne fût-ce que pour en démontrer l’infécondité. La législation objet spécial des études do plusieurs d’entre vous, messieurs, n’a encore été directement la motière d’aucune de nos séanCOS; et au point où nous sommes parvenus, il serait difficile de la passer sous silence, quoique nous eussions préféré ne toucher à cette partie de l’ordre social que comme déduction de la règle morale dont la défense lui est confiée. Et, en effet, il est facile de concevoir que la législation est toujours déterminée, dans son objet et même dans ses formes, soit par la disposition sympathique ou antipathique de la société, pour ou contre certains ordres de faits, soit aussi par la manière dont (suivant le degré de civilisation) elle exprime cette antipathie et cette sympathie, par les peines qu’elle inflige, ou par les récompenses qu’elle décerne. Cependant, sôus son aspect le plus frappant, la législation est trop intimement liée à l’éducation dont elle est un complément, potlr que nous ne fassions pas au moins un exposé rapide des principales idées de l’école sur ce sujet, nous réservant, ainsi que nous le ferons pour toutes le questions qui ont 404 EXPOSITION été traitées dans les séances précédentes, d’y revenir lorsque nous aurons examiné les idées dans lesquelles la législation elle—même puise la sanction dont elle a besoin pour exercer l’influence positive qu’elle doit avoir, influence qui est purement négative lorsque cette sanction lui manque. D’ailleurs quelques questions qui nous ont été adressées nous engagent aussi à nous arrêter sur ce sujet. Sans attendre que nous nous fussions expliqués sur la nature des sentiments dans l’avenir, on a désiré savoir toute notre opinion sur la répression de certains faits que nous déclarions, à l’avance, devoir être considérés un jour comme immoraiïx, comme nuisibles aux progrès de la société, comme réprouvés par elle. Ou est allé plus loin : on a préjugé notre opinion sur les formes plus ou moins acerbes que revêtirait cette répression, et, oubliant que nous annoncions la fin du règne de la violence, peu s’en est fallu qu’on ait supposé que nous gardions par devers nous et comme arrière-pensée la peine de mort, ou du moins la question et la baïonnette du gendarme. De pareilles méprises, en présence d’un sys— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 405 tème social entièrement neuf, ne sauraient étonner, et nous sommes heureux qu’elles soient faites, puisqu’elles nous donnent chaque fois l’occasion de faire sentir l’immense distance qui sépare la sphère de sentiments, d’idées et d’actes dans laquelle nous sommes placés, de celle où s’agitent les hommes mêmes qui, animés du meilleur sentiment, s’efforcent de corriger les vices du passé, de guérir les infirmités du vieil homme, quand il s’agit de lui donner une nouvelle vie, de créer et d’animer l’homme nouveau. Nous allons examiner rapidement le but et la nature de la législation, les faits qu’elle embrasse et les rnoens dont elle se sert, et enfin les conditions de capacité qui doivent servir de base à l’organisation de la magistrature. La législation a pour but le maintien de la règle morale, et son enseignement, sous une forme particulière. Elle embrasse les faits exceptionnels de la société, c’est-à-dire les faits anormaux, pro gressifs ou rétrogrades; en d’autres termes, les actes moraux ou immoraux qui excitent le plus l’éloge ou le blôme. Elle se divise donc en deux parties distinctes: la législation négative et positive, ou pénale et 406 XP0S1TIUN rémunératrice; cette division lui donne un double caractère, résultant de la crainte et de l’espérance; avec le premier, elle se présente comme obstacle au vice; avec le second, comme un encouragement, comme un excitant pour la vertu. Arrêtons-nous un instant sur cette proposition que nous venons de présenter sous trois formes différentes : nous avons terminé en prononçant deux mots, vice et vertu, qui ont donné lieu, dans tous les temps, à trop de divagations, pour que nous ne nous empressions pas de fixer la valeur que nous leur attribuons. Tout homme peut être déterminé à agir, soit en se considérant comme centre, soit en se plaçant à la circonférence de la sphère où doit se passer son action, ou, autrement, il peut subordonner l’intérêt général, quel qu’il soit, à son intrét particulier, et réciproquement. Le premier cas donne lieu à l’égoïsme, le second au dévouement 1; l’un correspondant aux intéréts 1. Il serait plus exact de dire l’abnégation, le sacrifice, que le dévouement. Ce changement de termes renfermerait la solution du plus grand problème moral que se soit jamais posé l’humanité; mais ceci exigerait des développements qui seront donnés lorsque nous aborderons, dans un second volume, le dogme religieux de l’avenir; qu’il nous suffise de dire aujourd’hui que dans tout le passé le dvouemevt DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 497 proprement dits, et l’autre au dovoii’s. Gos deux moyens conduisent, généralement, au même but, daos les époques que nous nommons orgauiques, parce qu’alors ii y a harmonie entre les intérêts et les devoirs, que les uns et les autres sont également aimés, et que le lien qui les unit est senti par chacun ; ans les époques critiques, au contraire, l’égoïsme domine et se fait, pour ainsi dire, seul entendre, parce qu’il n’existe ni conviction ni amour pour ce que l’on pense pouvoir bien être le DEVOIR OU l’intérêt général. Quel que soit le but de la société, qu’elle soit organisée pour prospérer par la guerre ou par le travail pacifique, qu’elle consacre la domination de l’homme sur l’homme ou l’association., le phénomène précédent s’offre toujours à l’observateur, et l’intérêt général ne se trouve d’accord avec l’intérêt individuel que chez les hommes qui cherchent à mériter, par leurs actions, l’estime et l’amour de tout ce qui ou la dévotion a toujours entraîné l’idée d’abnégation, de sacrifice, tandis que pour l’avenir la dévotion consiste à mettre en harmonie l’intérêt général et l’intérêt particulier, de manière à faire disparaître aussi bien l’abnégation que l’égoïsme, ce qui ne peut avoir lieu que dans une société où chacun, quelle que soit sa naissance, est classé selon sa capacité et rétribué selon ses oeuvres. 408 EXPOSITION les entoure, c’est-à-dire chez ceux qui se plaoent simultanément au centre et à la circonférence. Faute d’avoir examiné l’homme sous ce double aspect, les philosophes du xvui6 siècle ont fait revivre, sous diverses formes, l’égoïsme matérialiste d’picure ou l’égoïsme spiritualiste des stoïciens, mais toujours l’égoïsme; cette confusion est aussi évidente dans l’intérêt bien entendu d’Holvétius que dans les devoirs envers soi-même des métaphysiciens spiritualistes l’un réduiL l’homme à une masse passive, solli— citée par des appétits immédiats et purement individuels; les autres s’efforcent de le relever à ses propres yeux, en prononQant ce mot sacré: DEvom; mais ce devoir, ce ne sont pas les besoins généraux de l’humanité qui l’imposent, ce n’est pas la voix de Dizu, la voix des peuples que les métaphysiciens cherchent à saisir, à comprendre; c’est la leur qu’ils écoutent; c’est à leur conscience individuelle qu’ils demandent des révélations. Aussi, hâtons-nous de le remarquer, tous ces philosophes, rangés sous deux grandes bannières de couleur différente, divisés ensuite par groupes imperceptibles, qui tous se traitent en ennemis lorsqu’ils sont sur le champ philoso DE LA DOCTIIIN•E SAINT-SIMONIENNE 409 pliique, vous les voyez se donner amicalement la main dès qu’ils abordent celui de la morale et de la politique. L’athée d’Holbach, les déistes Voltaire et Rousseau, en un mot toutes les sectes philosophiques ralliées ait protestantisme, disons mieux encore, au gallicanisme,, professent toutes en choeur la même doctrine sociale. Cette formidable unanimité de tous les défenseurs de l’individualisme, dans les questions politiques, devrait suffire pour leur prouver que leurs croyances sociales ne sont pas des déductions logiques de leurs doctrines dites philosophiques, et par cela seul les faire douter de la valeur de ces croyances; et s’il n’était pas contraire aux dogmes reçus dans ces. diverses sectes, de remonter à une source plus haute que la conscience individuelle, nos philosophes, nos publicistes reconnaîtraient sans peine qu’ils sont élèves d’un même maître. Cette digression nous était utile : avant de compléter ce que nous avons à dire sur les mots vice, vertu, nous voulions montrer, par un exemple qui se passe sous nos yeux, que leur signiflcation est déterminée nécessairement, sous peine d’erreurs semblables à celles que nous venons de signaler, non, lorsque tel ou tel mdi- 4!O EXPOaTTIQN vidi.i pé tend fixer leur vaIeu en consultant peu— lement sa conscience (s’appelât-ii Locke, Reid, Condillac ou Kant), mais lorsque cette révélation de la conscience individuelle est confirmée par les besoins généraux de l’humanité, suivant l’état de sa civilisation; besoins que les masses expriment d’abord d’une manière si confuse, qu’ils sont entendus seulement, par les hommes qui éprouvent pour elles la plus vive, la plus généreuse sympathie. Aucun code de morale (car il nous répugne de nommer ainsi les conceptions mystiques de l’égoïsme, aux époques critiques, et l’humanité toxt entière justifie assez notre répugnance), aucun code de morale n’a considéré l’individu comme centre, c’est-à-dire n’a prêché l’égoïsme; toutes les institutions des époques organiques sont faites, au contraire, pour ramener le citoyen à la circonférence, dont il pourrait être distrait par des circonstances particulières; elles ont eu constamment pour but de lui rgppeler ses DEVOIRS, en l’excitant à les remplir, ou bien en lui faisant craindre d’y manquer. Ici, Messieurs, nous n’avons pas besoin de vous faire observer que notre intention n’est pas de ‘commencer aujourd’hui devant vous un cours DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNI .jjj régulier de morale, et que tout ce que nous avons dit jusqu’à présent est indépendant de la nature des devoirs sociaux imposés à l’homme, à l’une ou l’autre des diverses époques de son développement; cependant il est important de vous rappeler à ce sujet quelques-unes des idées générales de notre école sur le développement de l’humanité, idées qui trouvent en ce moment leur application. A chaque rénovation sociale, la sensibilité humaiiio développée écarte de la législation pénale ou rémunératrice certains faits qui ont cessé d’être nuisibles ou utiles; mais en même temps elle y fait entrer d’autres faits, qui prennent alors ce caractère,, c’est-à-dire qui deviennent l’objet de ses répugnances ou de son admiration, Mnsi, sous l’empire du christianisme, ce ne fut pas seulement dans l’enceinte de l’Eglise que la vertu perdit ce. caractère farouche dè violence et de ruse qu’elle avait eu dans l’antiquité mais dans le guerrier lui-même elle revêtit une forme prodigieusement adoucie par l’amour; et les moeurs brillantes de la chevalerie auraient repoussé comme félons et discourtois tous les héros d’Homère, que la 3rôce et Rome 41 EXPOSITION admiraient comme les types sublimes de l’humanité. Aux grandes époques de régénération, il s’opère donc une transformation du système moral comme du système politique; des mots anciens reçoivent une acception nouvelle, et des mots nouveaux apparaissent pour désigner des impressions également nouvelles. Cet avertissement nous paraît nécessaire pour éviter des objections qui tendraient à ce que, sous les mots VICE et VERTU, OU plaçêt des faits que le présent nômme ainsi, mais que l’avenir qualifiera autrement. Il nous suffit de dire que nous entendons désigner par là, d’une part, tous les faits qui paraissent devoir favoriser la marche de la société vers le but qu’elle se propose d’atteindre; de l’autre, ceux qui semblent au con - raire faire obstacle à son développement. Par exemple, se faire un jeu de la mort, la braver en riant, sans passion, sans dévouement; af-. fronter le danger, uniquement pour montrer du COURAGE, vertu par excellence des temps anciens, pourra bien un jour être considéré comme une folle bravade, ridicule, ou plutôt même dangereuse, à une époque où il ne serait plus nécessaire que l’homme fût toujours prêt à la lutte, à DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 413 la guerre. De même encore, on admirera sans doute toujours la FORCE, celle de Watt, par exemple, comme on admirait celle d’Achille, mais ce ne sera réellement plus la même force, car elle s’exercera dans un but touL différent de celui qu’elle avait autrefois. Enfin, on poursuivra certainement toujours la LACHETÉ, par la honte, par le déshonneur; mais ce ne sera plus celle du passé; les oisifs, voilà les lâches de l’avenir; agrandir le domaine scientifique ou industriel de l’homme, perfectionner ses sentiments, n’en doutons pas, Messieurs, voilà la force et.te courage, la VERTU de l’avenir; voilà par quels moyens on pourra un jour mériter encore la noblesse PERSONNELLE et la gloire. La législation, avons—nous dit, se divise en législation pénale et rémunératrice : la double sanction, renfermée dans l’institution des peines et des récompenses, correspond à la division qui s’établit dans les actes humains, selon leur moralité, en vices et vertus Ajoutons maintenant que le corps judiciaire est alors l’organe au moyen duquel la société exprime le blâme ou la louange. Bien que ces deux parties, de la législation semblent devoir être traitées en même temps, 414 SXPOSIT1ON nons tacherons, autant que possible, de borner notre examen à l’tme d’elles, et vous allez facilement en sentir la raison. Tous les travaux des légistes et des publicistes, malgré les efforts de l3eocaria et de Bentham, qui ont osé, sans sue. cès, il est vrai, aborder directement la question sous le double point de vue, n’ont eu réellement pour objet que la législation pénale; ce qui était bien naturel, puisque la seule institution qui, pendant plusieurs siècles, avait eu fine existence morale d’une force prodigieuse, perdait chaque jour de son influence, sans être remplacée par une institution analogue qui pcLt attacher une sanction de quelque poids aux arrêts de la justice humaine, et qui pût surtout prononcer la réhabilitation du coupable, et décerner des couronnes an génie. Tristes divinités de la doctrine de l’individualisme, deux êtres de raison, la conscience et l’opinion publique, reçurent bientôt les hommages que l’humanité refusait à 1’EGLJsE, et alors toute la législation rémunératrice se réduisit à un seul dogme que les métaphysiciens expriment ainsi « L’homme vertueux est récompensé par sa consciolloo; » tandis que les pubIiciste critiques disent « L’opinion publi— DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4I que récompense l’homme de bien. » Ce qui, comme nous l’avons dit plus haut, conduit au même résultat politiques l’opposition à toute tentative d’organisation d’un centre de direction des intérêts moraux de l’humanité, la haine du POUVOIR, Avant de nous renfermer dans l’examen de la législation pénale, seul moren d’ordre quo la politique critique ail; pu concevoir, précisément parce qu’il est privé, autant que possible, de moralité, arrêtons-nous un instant, Messieurs, sur cette lacune immense que présente l’organisation sociale de nos jours, et qui donne tant d’avantage aux attaques des hommes rétrogrades qui rêvent le retour vers les institutions du passé; nous y reviendrons ernYbre, après vous avoir indiqué nos vues sur l’avenir moral de l’humanité; mais un coup d’oeil sur la dégradation sociale, sous ce rapport, préparera, dès à présent, ce que nous aurons à vous dire plus tard. Remarquez, Messieurs, que cette lacune dont nous vous parlons, ce veuvage de la société, privée de la force morale qui soutient le faible, qui double la puissance du génies qui seule peut réconcilier le coupable repentant avec la société qu’il a blessée, remarquez, disons-nous., que 416 EXPOSITION cette lacune ne se fait pas sentir seulement par l’absence de la partie de la législation que nops avous nommée rémunératrice. La distinction généralement admise entre la justice et l’équité nous en donne la preuve; après avoir répudié l’ordre moral, l’ordre légal, privé de son appui, est. resté sans force pour repousser l’injure que renferme cette distinction. Mais ce n’est pas tout: une nouvelle injure, une injure plus patente lui était réservée; cette injure, compensation sévère des efforts faits par les légistes pour détruire les fondements politiques de l’ordre moral du passé, mais juste punition de leur imprévoyance à reconstruire un nouvel édifice, l’institution du jury est venue la prononcer. Et en effet, Messieurs, le jury n’est-il pas une conséquence de la défiance inspirée, soit par l’immoralité présumée de la loi, soit par la crainte de la corruption ou du moins de l’ignorance dans la magistrature? On a voulu être jugé par ses pairs, aussitôt qu’en morale, comme en politique, on n’a plus reconnu de supérieur. On a voulu alors, par un heureux instinct dont l’homme ne se dépouille jamais entièrement, redonner aux paroles de la loi la puissance d’opinion qu’elles avaient perdue. Vains efforts l’urne DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 411 d’où sortent régulièrement quelques noms inconnus n’est que la source pure d’où s’écoulent les eaux de la réconciliation, ni même celles de la réprobation sociale. Et cependant, Messieurs, telle est la seule garantie réclamée aujourd’hui en faveur de l’ordre moral, dans la législation; peu d’esprits s’abusent assez pour ne pas reconnaître que de pareilles institutions sont bien pauvres, bien froides, bien décolorées. Pour peu qu’on ait réfléchi un seul instant, ne fût-ce que pour les critiquer, aux jugements prononcés par l’Église uhrétienne, à l’époque de sa puissance, à cette canonisation qui recommandait à tous les fifièles, à toute la postérité, les vertus du chrétien; à cette excommunication qui mettait le coupable, même pendant sa vie, dans un douloureux purgatoire; et, osons-le dire, aux indulgences, tant que l’Église n’en fit pas un honteux trafic, on ne saurait se défendre d’un sentiment de pitié pour la société qui ne craint pas de célébrer la destruction de ces grands mo,rens d’ordre, sans songer à les remplacer dans l’avenir, et l’on conçoit le regard de mépris ou de désespoir que jettent sur elle les fortes intelligences de nos jours; on comprend de Maistre, rappelant le 418 EXPOSITION passé de tous ses voeux, de tous ses efforts, comme on sent Goethe ou Biron, couvrant d’un suaire de mort, entourant d’une atmosphère empoisonnée les ruines sur lesquelles noUs v6gé tons misérablement. Non, messieurs, l’humanité n’est pas à jamais côndamnée à cet état de nullité morale, et par cons&luent d’immoralité; car l’homme ne peut rester longtemps livré à lui-même, sans tomber dans l’égoïsme. Un jour viendra où les paroles prononcées par les organes de la justice sociale porteront dans tous les coeurs une véritable joie ou bien une profonde douleur; un jour viendra où les hommes dévoués à l’humanité pourront prétendre à une nouvelle «mronne de sainteté, où le vice sera puni par le douloureux spectacle des souffrances qu’il fait éprouver à la vertu; un jour viendra enfin où le repentir pourra connaître l’espérance. Que cette dernière idée soit surtout présente à vos esprits, messieurs, et vous apprécierez à leur juste valeur les efforts impuissants des légistes philanthropes, lorsqu’ils cherchent ù rétablir le calmedans les coeurs que leur imprévoyance a laissé pervertir. C’est par les bagnes qu’ils semblent vouloir commencer la régénération DE L• DOCTRINE SAINT - SIM0N1ENNI 419 morale de la société; tous s’élèvent avec force contrel’éternité des souffrances qui accompagnent l’homme, une fois flétri par le terrible et misérable instrument de la justice sociale, flétrissure qui lui ferme pour toujours les voies du repentir et de la réconciliation ; tous gémissent de l’état d’abjection auquel l contact continuel du crime entraîne des hommes faibles, sans soutien contre le spectacle des désordres de l’égoïsme ; et aucun d’eux n’a pensé que ces êtres, dont ils dci— plorent le malheur, sortent eux-mêmes de nos villes civilisées, où ils manquaient aussi d’appui, et où ils ont laissé une foule d’ùmes, faibles com me les leurs, qui viendront bientôt à leur suite, se perdre, s’abîmer dans les prisons, et peut- être dire leur dernier adieu à la terre du haut de l’échafaud. Mais rentrons dans la question spéciale que nous avons promis de traiter ; nous voulons parler de la théorie des peines, et de l’organisation du corps institué pour appliquer cette théorie aux divers faits sociaux. Nous vous avions déjà dit plusieurs fois, mais nous ne saurions trop le répéter, que l’une des grandes lois du développement de l’espèce humaine consiste dans la décroissance constante ao EXPOSLTION du règne de la force, ou mieux encore ( pour que ce mot de force ne produise pas une contradiction apparente avec la croissance politique de l’industrie), du règne de la violence et de l’exploitation de l’homme par Ph ornme. A ppliquée au sujet qui nous occupe, cette loi nous montre, d’une part, que le vice revêt des formes de moins en moins l)rutales, et de l’autre, que la pénalité prend un caractère plus humain. Sous ce rapport, quels que soient les progrès qui aient été faits jusqu’à nous, on tomberait donc dans une grave erreur, si eu nous entendant prononcer le mot répression, on se figurait que nous entendons par là les formes employées, soit par les Chinois ou les Grecs, lorsqu’ils réprimaient, par exemple, les progrès de la popiilation , en exposant les enfants ou en faisant la chasse aux esclaves, soit par l’lgliso chrétienne, lorsque, sur son déclin, elle réprimait l’impiété rar des auto—da—l. Non, messieurs, quoiqu’il nous soit impossible de déterminer à l’avance le détail des moyens répressifs employés dans l’avenir, on flous prêterait gratuitement mie contradiction manifeste avec nos principes mêmes, si l’on supposait que dans un ordre social où la moralité, la capacité DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 41 et le travail, donnent seuls droit au pouvoir, nous pussions admettrA l’existence d’une magistrature qui n’éprouverait pas, à un haut degré, la sympathie même pour le coupable, et qui 110 verrait, pas, dans sa punition, une correction salutaire, un véritable moyen d’DucATIox, plutôt qu’une vengeance. Cette méprise serait d’autant plus impardonnable, si elle s’appliquait à la répression des délits moraux, et par exemple à ces questions si inflammables aujourd’hui, u la liberté de l’enseignement, à celle de la presse, et plus encore à celle des cultes ; mais, puisqu’on désire savoir toutes notre pensée à cet égard, la voici Nous pensons que, dans une société constituée comme nous prévoyons que le seront celles de l’avenir, les peines infligées aux propagateurs de doctrines antisociales auront surtout pour but de les soustraire à l’animadversion publique: en sévissant contre eux, le pouvoir ira, pour en atténuer la rigueur, au-devant de la haine populaire, si facile à s’exalter contre les hommes, contre les choses qui blessent les sentiments des masses. Mais, pour comprendre cette idée, n’oubliez pas, messieurs, que notre première hypothèse, comme notm seul but; est EXPOSITION de parvenir à l’organisation d’un pouvoir aimé, chéri, vénéré. Or, quelles que soient vos préoccupations mentanées, pourriez-Vous penser, en présence du dogme de la perfectibilité, généralement senti, que l’espèce humaine, après avoir si longtemps éprouvé le respect qui attache le faible au fort, l’admiration qui courbe l’intelligence devant le génie, l’amour qui se dévoue avec joie pour l’homme à la vie duquel semblent liées les destinées d’un peuple, celles du monde entier; pourriez-vous penser, disons— nous, que l’humanité fût à jamais déshéritée de ces nobles éléments de son bonheur? S’ils avaient dû périr, c’était sans doute au moment où l’anarchie révolutionnaire semblait les avoir chassés pour toujours du coeur de l’homme ; et n’est-ce pas alors que nous les avons vus revivre, du moins en partie, pour donner à la France cette force prodigieuse qui, pendant vingt années, a autant étonné qu’effrayé l’Europe? Rassurez-vous donc, messieurs, sur la rigueur des peines.dans l’avenir; lorsque le pouvoir qui les inflige jouit, de la confiance et de l’amour des peuples, soyez-en sûrs, on célèbre plus souvent sa clémence qu’on ne gémit de sa sévérité. Maintenant que vous connaissez toute nôtre DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE s pensde sur la gravité des peines, nous fixerons voire attention sur le but social qu’elles doivent atteindre, c’est-à-dire sur l’utillté que la société peut attendre d’elles, et, par conséquent, sur le caractère dont elles doivent être revêtues. Dans un moment où, comme nous l’avons déjà dit, tout moyen direct d’éducation est à peu près nul dans les mains du pouvoir, c’est-à-dire aux époques où il n’a réellement ni capacité ni mission pour enseigner les peuples, la législalion pénale est la seule arme qu’il possède, non pour entraîner la société dans la route du bien, c’est-à-dire vers son avenir qui est ignoré ; non pour l’empêcher, par une sage prévoyance, de prendre celle du ma), c’est-à-dire de retourner vers la barbarie dupasse, mais uniquement pout effrayer le vice (que l’on ne conçoit alors que sous ses formes les plus grossières), par le spectacle de la punition des coupables. Ce moyen d’éducation, le plus faible de tous aux époques organiques, puisqu’il n’agit qu’iidirectement, est le seul qui reste aux époques critiques; aussi a-t-il paru d’une grande importance aux modernes publicistes qui ont cherché à découvrir la valeur morale de la législation. Ces publici: tes, il .esl vrai, sont peu nombreux aujourd’hui, et Bentham, 424 EXPOSITION qui se place sans contredit aupremierrangparmi eux, n’a pu s’empêcher de reconnaitre que, sous ce rapport, nous n’étions pas plus heureux que les Grecs et les Romains dans le choix des peines, et que le catholicisme seul avait su tirer parti de ce terrible moyen de frapper les esprits. Cette remarque aurait pu le mettre sur la trace d’une foule de vérités que ses dispositions critiques lui ont fait négliger, et que nous allons essayer de développer devant vous. Oui, l’Église catholique a su employer, même la législation pénale, comme moyen d’éducation populaire; elle l’a su, parce que tout fut pour elle moyen d’éducation, tant qu’elle eut foi dans la mission que le CHRIsT lui avait donnée d’enseigner le monde; et quoiqu’elle ait laissé aux puissances de la terre le soin d’appliquer les peines temporelles, là encore elle exerçait son influence en leur donnant le caractère moral qui. leur manque aujourd’hui. Ces lugubres cérémonies, réduites maintenant, pour ainsi dire, à l’appareil d’une opération chirurgicale, semblent aussi brutes, aussi privées de vie, qu’il est possible de les concevoir. Eh bien ! non, messieurs, un soufle les anime encore. Voyez cet homme ‘qui apparaît sur l’échafaud, entre le bourreau et liE LA DOCTIUNE SAINT-SIMONIENNE 423 la victime ; il porte avec lui, sur le théâtre de la mort, l’espérance et l’amour; n’est-ce pas là toute la vie? Ne nous étonnons donc pas, comme Bentham, de la nullité morale de notre pénalité; disons avec lui que la plupart des châtiments de notre législation, ceux du moins où le sang ne coule pas, sont de vraies parodies judiciaires. Nous connaissons maintenant la cause de cette pauvreté, par conséquent nous sommes bietiprès des moyens de la faire disparaître; nous savons que là où il n’existe pas de croyances morales communes, représentées par les hommes qui en sont le plus vivement animés, là aussi la force brutale est le seul moyen d’ordre à l’usage du pouvoir. Ainsi, et chose digne de remarque, c’est au moment où les peuples sont éblouis par la crainte du despotisme, de l’arbitraire, qu’ils consentent le plus facilement à laisser, dans les mains d’une autorité dont ils se défient, l’arme la plus terrible du despotisme,. la force matérielle! Nous signalons cette inconsquence pour faire sentir encore une fois le vice de logique qui préside heureusement à tous les actes d’une époque critique. Disons-le donc hautement, et avec une n20 Vol. 41 EXPOSITION tière franchise, lorsque l’enseignement des sentiment sociaux es L réduit à une action repressive, c’est—à-dire, lorsqu’il n’existe que dans la législation pénale; quand le OunREAu est le seul professeur de morale breveté par l’autorité, alors seulement peut régner le despotisme, alors seulement la société petit être soumise au plus réel, au plus avilissant de tous les esclavages. N’abandonnons pas ce sujet sans tirer une leçon importante de l’opinion du grand légiste anglais. Vous entendez chaque jour répéter à sati,été que l’esprit humain no doit plus se parer dç solutions incomplètes, de faits contradictoires avec les principes, de ces explications incompréhensibles d’effets sans cause, en un mot, que tout ce qui lui paraît prodige, miracle, n’est que l’expression de son ignorance, et entin, que cela n’est pour liii que l’indication des travaux à faire pour découvrir la vérité, obscurcie par des phénomènes mal observés. Nous exprimons ici une croance scientifique trop populaire aux époques critiques pour que nous puissions craindre d’être contredits sur ce point. Eh bien! messieurs, comment Bentham s’explique-t-il que les Grecs, les Romains et nous, soyons également impuissants à tirer un parti utile de la DE LA DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNI pénalité, tandis que le ca•tholicisnie, au contraire, s’en servait avantageusement pour inspirer la crainte ou les espérances dont il voulait pénétrer les âmes? Le problème eût été intéressant pour lhomme qui aurait voulu établir un lieu entre Uantiquité et nous; Bentham passe à côté sans l’examiner; et il est impossible de ne pas être convaincu, connaissant ses opinions politiques, qui sont, avec un peu plus de logique, celles de tous nos publicistes, que cette supériorité du catholicisme, par rapport à nous et aux Rornain, est un véritable miracle incomprêhensi bi e pour lui comme pour tous les hommes soumis à l’empire de la critique. Comment s’avouer, eu effet, que ce moyen âge, si barbare, connaissait les grands secrets de la conduite des peuples? Comment s’avouet qu’il se svait avec art des moyens qui produisaientsûr les masses un effet, pour ainsi dire, calculé à l’avance, tandis que nous, prodiges de civilisation, nous ignorons ce que c’est que la civilisation, ou du moins, nous ne savons rien faire pour faciliter son développement? Le même embarras se présente, nos expériences personnelles nous permett ntde l’a fumer dans tontes les questions générales, pour peu 48 EXPOSITION qu’on essaye de résister à l’aveuglement de l’éducation que nous a hguée le dix-huitième siècle; abandonnez pour un instant les antipathies qui vous éloignent du moyen âge; oubliez provisoirement que la doctrine des directeurs sociaux à cette époque de la vie humaine vous répugne, et il vous sera impossible de ne pas reconnaître une harmonie très-remarquable entre cette doctrine et les actes du pouvoir à cette époque; or c’est précisément l’harmonie entre la pensée et les actes qui constitue l’état sain de l’esprit humain, comme leur désaccord est l’attribut de la folie; et l’aveu de Bentham, sur la comparaison du moyen âge avec l’époque actuelle, est une des preuves les plus claires du cercle vicieux dans lequel les docti’ines critiques tiennent l’humanité renfermée. Il nous reste à vous entretenir de la magistrature, c’est-à-dire du choix des hommes chargés de faire application de la doctrine morale aux cas exceptionnels vicieux, car nous ne flous occupons ici que de la législation péjiale. Établissons d’abord une sous-division qui nous permettra de négliger une partie de la question dont nous ne pourrions utilement nous oc- flE LA DOCTRINE SAiNT-SiMONIENNE 49 cuper qu’après vous avoir exposé directement les idées de l’école sur l’avenir moral ou plutôt sentimental de l’humanité. Les cas exceptionnels vicieux se divisent en trois classes qui correspondent au triple point de vue sous lequel l’homme et l’humanité peuvent être envisagés. Nous voulons parler de ces trois aspects que nous désignons par ces trois mots beaux-arts, science et industrie. II y a donc trois espèces de délits, délits1 contre us SENTIMENTS, ou contre les relations MORALES des hommes entre eux, délits l’égard de la science, et délits contre l’industrie; la même division existe dans les actes vertueux qui se présentent comme progrès des sympathies de sociabilité, découvertes scientifiques, et enfin conquêtes de l’industrie; mais, sous ce dernier rapport, nous n’avons, pour le moment, aucun développement à donner. D’après cette classification, la magistrature, 4. Rappelons, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, que commettre un (lélit, c’est toujours commettre un acte dont a tendance est rétrograde; c’est reproduire une habitude du passé; c’est, en d’autres termes, prouver que l’éducation n’a pas atteint son but: le coupahie n’est donc, pour nous, qu’un fils du passé, et tous les efforts du présent doivent tendre à en fafre un enfant de l’avenir. 4W SXPOSITION au point de vue de la pénalité, est donc divisée en trois ordres, aussi bien que le code pénal, et ces trois ordres correspondent aux trois grands ordres sociaux, qui ne sont pas, pour nous, la monarchie, l’aristocratie et la dêmocratie, mais bien les ARTISTES, les savants et les industriels; et, nous le répétons, nous nous servons provisoirement de ce mot artiste, parce que celui que nous voudrions employer serait sans doute mal compris aujourd’hui. Maintenant : dans ces trois grandes classes de la socité quels sont les individus qui doivent juger si certains faits sont vicieux, c’est-à-dire g’il blessent les sentiments, s’ils nuisent aux progrès ou à l’enseignement de la science, enfin s’ils sont contraires au développement de la richesse et à la répartition suivant la capacité dè.s travailleurs? Vous sentez, messieurs, que le degré d’abstraction auquel nous venons de nous livrer ne suppose pas qu’il n’y ait point de faits anormaux complexes; certaines causes, dans les formes de l’ordre judiciaire actuel, sont du ressort de deux degrés différents de juridiction; il en sera de même de l’avenir; mais l’abstraction n’en était pas moins nécessaire, précisément pour DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4M établir les attributions spéciales de chaque tribunal. D’après ces préliminaires, vous voyez que nous devons élaguer, pour le moment, ce qui est relatif à l’ordre sentimental, et nous borner à l’examen des deux autres classes. Nous aussi, messieurs, nous dirons, avec les publicistes critiques, qu’on doit être jugé par ses pairs, pourvu qu’on entende uniquement par là qu’un délit industriel doit être jugé par les in. dustriels, un délit contre la science par les savants; mais de là au jury par le sort, il y a loin, et pour éviter qu’on ne nous y conduise, nous flous Mtons d’ajouter : que si l’on doit être jugé par ses pairs, c’est à condition que, parmi ces pairs, ce seront les supérieurs qui jugeront; sans cela ce premier principe est plutôt une cause de désordre qu’une garantie d’ordre; puisqu’en l’adoptant on déclare qu’on peut laisser au hasard le soin de décider si l’immoralité, l’ignorance, l’incapacité jugeront. Pour juger un fait particulier, il faut être placé à un point de vue plus élevé que celui où se trouvait l’auteur de ce fait; il faut embrasser plus de choses, plus d’intérêts que liii: pour EXPO S J T I O N apprécier si un fait est anormal, il faut connai— tre le fait général qui y correspond. Qui donc pourrait exercer la magistrature scientifique,par exemple, si ce ne sont les hommes qui connaissent le mieux les besoins généraux de la science? Et ne vous hâtez pas de conclure de ces paroles que notre désir soit de voir à l’Académie française, à celle de médecine, ou à la Faculté de droit, ou enfin à quelque institution actuelle que ce soit, une pareille préro— gative; non, messieurs : si nous attendons une génération sociale, ces institutions, qui ne sont que des spécialités, infiniment petites même, de notre organisation, en subiront radicalement la conséquence. Toutefois nous reconnaissons que les hommes s’élèvent souvent au niveau des circonstances pour lesquelles ils ne se croyaient pas faits, et cela arrive surtout lorsque les habitudes de toute leur vie les conduisent naturellement, instinctivement, pour ainsi dire, à la nouvelle mission qu’on leur confie. Un exemple récent vous fera sentir toute la vérité de cette proposition; nous voulons parler des tribunaux de commerce. Aucun des principes que nous avons émis tout à l’heure n’est contraire à la composition DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 433 des tribunaux de commerce : cette institution flous paraît même, ainsi que la création tout enti re du code de commerce, la seule manifestation de l’élément progressif renfermé dans notre législation : et nous n’entendor.is pas dire par là que le code et les tribunaux de commerce ne recevront pas de grandes modifications dans l’avenir, mais seulement qu’ils contribueront eux- mêmes, plus efficacement que toute autre partie de notre appareil judiciaire, à ]a réforme générale de notre législation aussi a-t-on vu, chose miraculeuse pour un légiste! des hommes, livrés d’ailleurs à des travaux étrangers, en apparence, à la législation, prononcer sur les questions les plus délicates d’intérêt commercial, avec une promptitude et en même temps une justesse inconnues aux autres tribunaux. L’étonnement, au reste, était bien naturel, puisqu’il tient à la fausse idée que doit faire naître nécessairement dans les esprits le spectacle d’une législation qui (le droit commercial excepté), se rapporte à des faits qui sont en dehors des connaissances et des habitudes de chaque citoyen. On a donc reconnu que la magistrature commerciale pouvait être confiée à des industriels, 434 EXPOSITION en considérant, toutefois, ce tribunal comme un premier degré de juridiction; mais, il faut l’avouer, ou s’est conduit à leur égard comme si OT1 s’était défié de leur force; on peut s’en convaincre en iéfléchissant à l’importance des faits qui se rapportent cependant d’une manière directe, soit à la production, soit à la répartition de la richesse sociale, o-u., e-n d’autres termes, aux opérations et à l’organisation de la société, envisagée au point de vue industriel. Ainsi les questions relatives à la propriété foncière, celles qui servent à régler la distribution et la transmission des instruments de travail, c’est—à-di.ie les baux, actes de vente, héritages, dots, n’étant encore résolues que comme conséquence des doctrines sociales du passé, sont restées dans le domaine de la législation dite civile. Mais si vous vous rappelez les séances dans lesquelles nous vous avons parlé de la constitution de la propriété, vous concevrez comment la législation d’une société INDUSTRIELLE embrasserait aussi bien le règlement de la propriété Jbncière que les actes relatifs à la propriété commerciale, particulièrement mobilière aujourd’hui. Et alors, profitant de l’essai qii aurait été fait de tribunaux de commerce, pour en instituer DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 433 d’autres plus élevés et revêtus d leur véritable nom, tribunaux industriels, tous les faits nuisibles au progrès de la richesse, c’est-à-dire au développement de l’industrie, seraient jugés précisément par les hommes qui contribuent efficacement à ses progrès; et qi’on ne nous oppose pas l’ignorance dans laquelle sont aujourd’hui presque tous les industriels, quant à ce qui concerne les lois civiles, puisque cette ignorance ne prouve pas autre chose, si ce n’est que le code civil ne convient pas à la cité actuelle, et qu’il n’a pas été conçu d’après une vue générale des besoins réels de notre époque, ni surtout de ceux de l’avenir; mais, d’ailleurs, ne faisons pas sonner trop haut la science des légistes t l’ignorance des industriels, car s’il s’agissait de prononcer sur l’utilité de la presque totalité de nos lois, en ce qui concerne la prospérité matérielle de la sociéLé, Je jugement des industriels aurait au moins autant de poids que celui des légistes, puisque ce sont eux qui souffrent à chaque instant des vices de la loi, tandis que ces vices sont précisément l’élément dans lequel vivent les légistes, et où ils trouvent une réputation et surtout une clientèle. Mais ce qui caractérise particulièrement le 43G 5NPOSITt0N progrès dont flous voyons une preuve dans la législation commerciale (heureux développement des efforts faits par l’industrie, depuis les premiers établissements des communes, pour se constituer un jour puissance sociale), c’est l’aspect sous lequel les juges industriels envisagent habituellement toute contestation; autant la forme est importante devant dautres juges, autant ceux-ci s’attachent au fond: là où les légistes cherchent à mettre en saillie les faits de division, les juges commerciaux s’efforcent de découvrir les éléments de conciliation; enfin, l’arbitrage amiable, le renvoi devant experts, et les connaissances personnelles des juges sur les matières en discussion, sont des garanties beaucoup plus grandes de la bonté des jugements commerciaux que la faculté d’appel; et ceci nous semble vrai à tel point, qu’on aurait, sans contredit, sur les matières industrielles, plus de jugements équitablement infirmés, si l’appel avait lieu contrairement à ce qui se fait aujourd’hui, c’est—à-dire des juges civils aux juges commerciaux. Remarquez encore, messieurs, que les motifs qui servent de base à l’institution (lu jury ne sauraient avoir ici leur application DE L DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 437 précisément parce que les juges de commerce ne prononcent que sur un ordre de faits qu’ils doivent, selon toute probabilité, connaître beaucoup mieux que des jurés nommés au hasard. Nous nous sommes étendus sur les tribunaux de commerce, pour répondre à un doute qui doit s’élever dans presque tous les esprits auxquels on expose une doctrine sociale nouvelle, car la chose la plus difficile à concevoir dans ce cas, c’est l’opération qu’il faudrait faire subir au présen 1, pour lui donner le caractère qu’on annonce devoir être celui de l’avenir; et cependant Leibnitz et bien d’autres l’ont dit Le présent est gros de l’avènir; par conséquent si le nôtre doit se réaliser, c’est qu’il existe un germe, mais inaperçu, dans les faits qui sont sous nos yeux; nous l’avons déjà découvert devant vous, sous le rapport de l’organisation industrielle, dans les développements du crédit, par les banques et la mobilisation de plus en plus rapide des titres de propriété, même immobilière; clans la baisse constante de l’intérêt; dans la chute, lente il est vrai, mais inévitable, des préjugés commerciaux qui séparent les peuples; enfin dans la part de plus en plus importante que prennont à la gestion des affaires politiques les 438 EXPOSITION hmrnes qui sont à la tête (le l’industrie; il nous restait donc à vous entretenir, sous le même rapport, du germe progressif quo renferme la partie de la législation actuelle, destinée au règlement de la propriété et à la répres-. tion des atteintes dont elle peut être l’objet. Nous avons dit que, poùr juger un fait, pour le qualifier comme délit, il fallait connaître cc qui n’est pas dêlit, c’est-à—dire le règlement d’ordre, ou , si l’on veut, le code industriel, ou scientifique, ou sentimental (le la société, et nous en avons déduit cette Conséquence qu’on devait être jugé par ses supérieurs dans la hiérarchie à laquelle on appartenait. Nous dirons de la même manière que toutes les modifications à ces divers codes ne sauraient être faitês que par ces hommes supérieurs, et nous aurons exprimé par là ce que nous entendons par le pouvoir iéisia1i4 fait si important aujourd’hui, et cependant si mal compris. La détermination des conditions de capacité, pour faire ls lois comme pour les appliquer, est la base de toute bonne législation et de tout ordre social, puisqu’elle suppose qu’on veut confier la redaeiion du règlement d’ordre, et le soin de le faire observei, aux individus qui sont DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE le plus capables d’eu apprécier la justice et l’utilité. $i cela est vrai., messieurs, il est difficile de ne pas s’étonner, lorsque nous voyons nos publicistes nous vanter la profondeur de leurs doctrines politiques, et chercher en rnme temps la garantie de la capacité législative, dans le fait que l’on peut considérer comme étant, on lui- même, le plus étranger à cette capacité, et en général à toute capacité. De ce que certains hommes ont, d’après les conditions de l’état de barbarie où nous sommes encore, le pouvoir de vivre largement sans rien produire, sans travail1er, dans la plus complète oisiveté, nos publicistes paraissent en conclure que c’est parmi ces oisifs que doivent se trouver nécessairemen.t les hommes qui connaissent le mieux les intérêts d’une société que le travail seul fait vivre; nous sommes loifi de dire qu’ils se trompent en mesurant, aujourd’hui, au mètre des contributions la capacité législative; mais il faut avouer, qu’on noqs passe l’expression, que c’est jouer debonhèur. Lorsque la guerre était le véritable soutien du corps social, et que la terre était la propriété du guerrier;. lorsque les habitudes militaires étaient celles qui convenaient le mieux à tout le monde et que les seigneurs étaient les plus EXPOSITION parfaits modèles de ces habitudes, un comte était le juge naturel de ses vassaux, et la logique était aussi satisfaite que la société tout entière de ce dogme de la législation féodale; mais aussitôt que les comtes et les barons eurent détruit leurs tourelles et laissé rouiller leurs épées, dès que la propriété de la terre ne fut plus qu’un brevet d’oisiveté lcuJtative, et non celui d’une fônetion sociale obligatoire, les conditions de capacité législatives durent bientôt se déplacer. Cependant, avant qu’elles aient trouvé leur nouvelle base, nous avons vu un moment où des législateurs improvisés se précipitèrent de toutes parts sur le fauteuil du tribun, restauré involontairement par les parlements qui avaient détruit la justice seigneuriale ou militaire ces envahissements ne furent pas de longue durée, et bientôt il suffit d’un homme et de quelques baïonnettes pour forcer ces législateurs intrus à abandonner la place. Mais cet hqmme, ignorant aussi l’avenir, se reporta violemment vers le passé, et replaca la législation sur les fondements de la féodalité, c’est-à-dire sur la propriété par droit de naissance. Depuis lors, quelques heureuses innovations ont été faites, qui coiitirmeront ce que nous vous DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE ni avons déjà dit sur le germe d’avenir que renferme le présent. La patente, c’est—à-dire le seul brevet que la société sache délivrer aujourd’hui à l’homme qui la nourrit, a été comptée dans le sens électoral; et sur les listes du jury figurent maintenant les professeurs, médecins, avocats, ce qui introduit une condition intellectuelle et personnelle, très- vague, il est vrai, là o il n’y avait qu’une condition purement matérielle, complétemeht indépendante de l’individu. Si la terre était aujourd’hui l’apanage de l’industriel, selon le degré de la capacité personnelle, comme elle a été celui du guerrier, selon son titre héréditaire, on concevrait comment une société pacifique pourrait adopter un principe qui était à l’usage d’une société niiitaire, parce que, dans ce cas, comme dans celui de la féodalité, il y aurait réunion d’hommes ayant un but commun, il y aurait, en un mot, société; et les comtes et barons de l’industrie, organisés hiérarchiquement d’après le mérite, seraient les juges naturels des intérêts matériels de cette société, comme les seigneurs, au moyen âge, étaient les juges naturels de la société militaire. En vous reportant à ce que nous vous avons 44 EXPOSITION dit dans d’autres séances sur la constitution de la propriété, il vous sera maintenant facile de concevoir l’organisation de la magistrature industrielle. — Chacun des ateliers spéciaux (et par ce mot d’atelier nous n’entendons pas une chambre, ou même une maison à quatre étages, mais bien une commune, un village, une ville, une nation tout entière, puisque la société, quelque nombreuse qu’elle soit, a toujours une fonction industrielle à exécuter), chacun des ateliers spéciaux ou chaque municipalité industrielle a besoin d’un règlement d’ordre, et par conséquent d’hommes chargés do le faire observer ou de le moduler, sidvant les exigences dii travail c’estii-dire d’hommes capables d’apprécier si certains faits nuisent à la production, et quels sont ceux qui lui sont avantageux. Voilà les hommes qui composent la magistrature industrielle. N’oubliez pas, messieurs, pour que ce mot de magistrature ne fasse pas naître dans vos esprits de fausses idées, ou plutôt ne réveille pas celles que l’état atOEel de la société y a mises, que l’avenir, suivant nous, ignorera ces discussions interminables et pleines de haine relatives à la propriété. Si une contestation s’élevait en- DE M DOG’fflJE SAiNT-SIMONIENNE Ire des industriels, sur leurs droits à l’emploi de tel instrument, de tel atelier, l’institution chargée de la direction des travaux matériels serait l’arbitre naturel qui explicjuerait les termes obscurs dc la charte d’in fodation, délivrée par elle à chaque producteur à l’époque de son investiture industrielle. De même, le sort des veuves et des minei.irs, assuré par la protection communale, et non par la prévoyance directe et si souvent aveugle des individus, n’exigera aucune garantie contre des tiers. Enfin, la traiis mission de la propriété, soit entre vifs, soit après décès, n’ayant lieu alors que sous la forme d’un bail nouveau, consenti en faveur d’un nouveau gôrarit, les ventes, licitations, testaments, transferts, nantissements, hypothèques, expropriations, etc., seront inconnus. Ainsi disparttront de l’état social futur cette nuée d’archivistes, les notaires, et etLe armée de combattants, les avocats, avoués, gens d’affaires, occupés aujourd’hui sans relâche à maintenir, attaquer, défendre des droits qui ne donneront plus lieu qu’à une dôcision iu’bitrale des chefs de l’industrie; car c’est à cela seul qu se réduiront la législation et la procédure relalivos à la propriété, puisque l distribution des 444 EXPOSITION produits, de même que les discussions sur la propriété des ateliers d’industrie, c’est-à-dire sur l’administration et l’exploitation des immeubles, ne pourront jamais ressortir d’un autre tribunal. Mais ici, messieurs, se reproduira, nous le savons d’avance, cette objection formidable dont nous nous sommes déjà occupés en vous parlant de l’organisation des banques: formidable parce qu’elle emploie des termes qui produisent J’effet d’une tête de Méduse et jettent l’épouvante dans tous les esprits. Voici venir, dira-t—on, les coiporations et tout leur cortége, la jurisprudence consulaire, syndicale, les prud’hommes et toutes les vieilleries dont la Révolution nous a délivrés à jamais. Songez, messieurs, qu’avec une pareille manière d’argumenter, il n’y aurait aucun moyen d’ordre possible aujourd’hui; car tous ceux que l’hoffime peut concevoir ont eu leurs analogues dans le passé, quoiqu’ils aient été employés alors dans un autre but. Nous coniiaissons fort bien les entraves dont les anciennes corporations entouraient l’industrie; mais ces entraves, véritables lisières des industriels dans l’enfance de leur existence sociale, n’empêchent pas, lorsqu’ils ont gagné leur majorité, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4 qu’ils ne doivent se soutenir les uns les autres; car tous ne sont pas également forts, également éclairés. De ce qu’il r a eu des institutions nommées corporations, dont les formes nous répugnent, il ne faut donc pas en conclure que les industriels doivent nécessairement ne pas former colpa; enfin, de ce que l’ancienne association des travaux ne convient plus, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’un sauve qui peut général, nommé concurrence, soit le superlatif du bien-être industriel. Remarquez que cette disposition à ne pas entendre un homme, parce qu’il est vêtu d’une manière qui paraît gothique au premier abord, est de tous les préjugés celui qui est le plus à craindre, lorsqu’on porte soi—même un vêtement, non pas gothique, ais taillé sur le patron antique; non pas féodal, mais grec ou romain. Repoussons donc ce dangereux préjugé, messieurs, et tâchons de regarder d’abord sans pas— sion aussi bien l’ordre ancien que la liberté actuelle; et si, comme nous, vous vous décidez pour l’ordre Saint-Simonien, c’est parce que vous aurez reconnu, comme nous, qu’en lui seul peut exister la vraie liberté. Cette promesse de notre part ne vous suffira 446 IXPQS1T1ON pas, sans doute, et vous attendez de nous des assurances plus positives de notre peu d’affection pour le passê: en effet, nous pourrions, en toute conscience, vouloir le rétablir sans nous en douter, et en croyant faire du neuf. Eh bien! mes— sieurs, Saint—Simon a fait du neuf; il nous a réellement annoncé une bonne nouvelle; vous en serez persuadés comme. nous, en examinant si le but qu’il assigne à la société future est réellement neuf, c’est-à-dire, si le principe régénérateur ou coordonnateur de tous les faits de cette société renouvelée est différent des principes qui ont présidé à l’organisation du moyen âge et à celles des sociétés antiques. Si cette différence existe, quand bien même nous annoncerions pour cet avenir des corporations, une hiérarchie, des directeurs, de l’activité morale, scientifique ou indusrie1le; quand nous parlerions de noblesse, dussions—nous même articuler ces mots terribles, clergé, prêtre, comme nous avons déjà osé prononcer devant vous ceux de confession, excommunication, canonisation, vous ne voudrez pas vous laisser prendre à l’écorce des choses; vous chercherez à pénétrer jusqu’au fond, et vous verrez alors qu’il ne s’y trouve ni corporation fiscale du dix- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 447 septième et du dix—huitième siècle, ni hiérarchie féodale fondée par la guerre et pour la guerre, ni fiefs, ni fonctions, ni blason héréditairement transmissibles; enfin vous n’y trouverez pas surtout des directeurs sociaux, prêtres et gu.er riers, constamment en lutte, et portant involontairement la confusion dans une société qui hésitait encore à se dépouiller de sa barbarie primitive, c’est-à-dire de l’antagonisme, de l’esclavage et de la guerre, pour embrasser franchement et sans retour la ligne pacifique de l’assoôia tion universelle. Tout ce que nous vous avons dit jusqu’à présent devra donc être reproduit sommairement devant vous, en donnant aux idées déjà énoncées une couleur générale, reflet du PRINCIPE le plus large sur lequel sont fondées toutes nos vues d’avenir. Ce PRINCIPE, c’est celui qui, à chaque époque de civilisation, détermine l’affection du citoyen pour la société, pour l’univers entier, dont il fait partie, et les lui fait chérir partout, parce que partout il retrouve ce PRINCIPE manifesté sous mille formes différentes; c’est à lui que l’industriel, que le savant et l’artiste rapportent tous leurs actes, toutes leurs pensées, parce que lui seul sanctionne ou condamne définitivement; EXP0SITIOr parce que lui seul nous présente le monde et l’humanité, non comme un obscur chaos, mais comme l’exécution d’un plan, d’une volonté harmonieusement conçue, qui impose à l’homme des devoirs dont l’accomplissement doit faire son bonheur. Oui, messieurs, le PRINCIPE social de l’avenir, découvert par Saint-Simon, l’A1E de la société nouvelle, en d’autres termes, ses SENTIMENTS seront différents de ceux du passé; et pour eu donner une preuve qui seule suffira pour vous en convaincre, dites—nous si nous ne blessons pas constamment, par nos paroles, les consciences des hommes du passé; examinez si la guerre que nous faisons à tous les priviléges de la naissance, par exemple à la transmission de la richesse par héritage, de même que notre opposition si prononcée contre le régime militaire, ne sont pas des condamnations directes, non-seulement de la féodalité, mais des sentiments qui semblent seuls aujourd’hui devoir unir les hommes? Nous ne craignons pas de le dire, messieurs, les défenseurs de l’héritage, quand bien même ils condamneraient le droit d’aînesse et les ma— jorats, sont encore soumis à l’empire des doc- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 449 trines dont nous avons été complétement affranchis par Saint-Simon. Mais, nous le répétons, ce ne sera qu’après vous avoir parlé des sentiments, et de la morale qui en est la théorie, que nous pourrons aborder directement les antipathies nées de la position critique où se trouve notre siècle; antipathies qui portent à voir le despotisme et l’arbitraire par- tout où il y a une direction: comme si nous ne savions pas nous—mêmes, par notre propre expérience, quon se laisse toujours conduire, entraîner avec joie, quand on marche sur les traces des hommes qu’on vénère et qu’on aime. L’humanité ne tirera-t-elle jamais des âmes privilégiées, des coeurs. brûlants, des hautes intelligences, tout le parti qu’elle peut en attendre? Les laissera-t-elle surgir au hasard, au risque de les voir s’éteindre dans les langueurs dune oisiveté héréditaire, ou dans les travaux abrutissants auxquels condamne la misère? Non, messieurs, nous nous lasserons de tous les principes politiques qui n’ont pas direclemeni et uniquement pour but de remettre dans les mains du. dévouement et du génie la destinée des peuples. Nous repousserons notre craintive défiance, quand nous réfléchirons un seul ins21 Vol. 41 4O EXPOSITION DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE tant, avec ca1rn, aux pitoyal1es résultats qu’elle produit; et nous reviendrons avec joie cette haute vertu, si méconnue, nous pouvons urne dfte si méprisée aujourd’hui, à cette vertu si facile et si douce, enti’e des êt,s qt’i ont un but commun qu’ils dsjrut tous atteindre; si pénible, si révoltante, lorsqu’elle plie devantl’ôgoïswe: UQUS reviendrons avec arno à PouIssrcE. OEUVRES DI: SAINT-SIMON & D’EFANT1N PkcÉDEs 1W DEuX NOTIGRS NiSTO111QUIS XLW VOLUME OEUVRES SAINT-SIMON & D’ENFANTIN PUBLTÉES PAR LES MEMBRES DU NSE1L INSTITUE PAR ENFANTIN POUR L’EXÉCUTION DE SES flEHNIj5I:S VOlONTÉS QUARÂNTE-I)KIJ\lI4E VOLIME IJE L GOLLETlON (ÉNlRÀLE Réimpression photoméchanique de l’édition 1865-78 AALEN OTTO ZELLER 1964 UN COUP D’OEIL HISTORIQUE SUR L PR1b SOIÂb T L’ULTRÂIONTkNISME EN FRANGE flEPUIS LE MOYEN ÂGE 3USQU’A LI FEN UU xtxe sIcLE I. La servitude an tique avait protégé, à sa manière, et nourri ses victimes. La sollicïtude intressée du maître avait été pour l’esclave une providence dure et pesante sans doute, mais la seule que pût lui donnêr le système des dèux natures consacré par les prêtres et par les philo— COLI’ D’OEiL HISTORiQUE SUIt LE I’EIIiL SOCiAL sophes du paganisme. La servitude féodale, en plein christianisme, avait maintenu les gens de la glèbe sous la protection, ou plutôt sous le joug de cette providence payenne. Le serf, comme l’esolave, avait sa subsistance assurée par ceux qui avaient intérêt à le faire vivre pour le faire servir. A l’heure de L’émancipation, l’affranchi chrétien avait rendu grâces â Dieu pour sa délivrance, mais le plus souvent il avait trouvé la pauvreté et l’indigence à côté de la liberté. C’était là que l’usure était venue lui offrir, lui faire accepter. sous peine de le laisser mourir d faim, sa ruineuse assistance. Le travail n’avait échappé à la tutelle oppressive du seigneur que pour passer sous la tyrannie dévorante de l’usurier. Ce n’est pas tout de remettre l’individualité humaine en possession d’elIe•rnême, il faut lui fournir aussi les. moyens de s’alimenter, de se mouvoir, de se développer dans l’indépendance, mieux qu’elle n’a pu le faire dans la sujétion. Si l’affranchissement ne devait aboutir qu’à. laisser le travailleur isolé et manquant de tout, à la discrétion du propriétaire des instruments de travail, c’est-ajdire du capitaliste, la liberté pourrait devenir un lléau pire que l’esclavage. C’est ce que les Capé ET L’ULTRAMONTANISME EN FRANCE vii’ tiens, depuis PhiJippeAuguste, s’étaient efforcés de prévenir par les’ mesures qu’ils avaient prises à l’égard des usuriers ‘Louis IX, à l’exemple de son aïeul et de son père, se préoccupa vivement du sort des débiteurs. Il ne voulut pas que la classe labôrieuse ne fût ‘délivrée des chaînes féodales que pour rester exposée aux exactions usùraires. N’ayant pas en face de lui des.docteurs prêts à l’accuser d’attentats à la liberté civile et de tendances anarchiques, s’il tentait d’intervenir au profit de l’ordre général et par un double sentiment de religion et d’humanité, dans les relations du capital et du travail, iI se crut le droit et s’imposa le devoir de prendre garde aux malheurs privés, de chercher et d’appliquer un remède aux souffrances domestiques de la classe la ‘plus misérable et la. plus nombreuse de ses sujets. Loin donc de considérer comme une hérésie politique et un danger social toute immixtiôn du pouvoir suprême dans les affaires particulières de ses sujets et: de les abandonner tous, pauvres ou riches, faibles ou forts, à leurs propres et seules’ ressources, il donna aux faibles et aux pauvres, en échange de laprovidence païenne du fief, la providence chrétienne de l’état incarnée dans le roi, considéré comme le fils ainé de viii COUP DIL HISTORIQUE SUR LE PÉRiL SOCIAL 1’Eglise. Parune ordonnance, rendue à Melun, dans une assemblée des Barons, en I3O, le prêt fut absolument interdit aux juifs, et leurs débiteurs obtinrent un terme de trois ans pour se libérer. L’ordonnance annula de plus les créances dont ces usuriers n’auraient pas produit le litre leurs seigneurs avant la Toussaint prochaine. Mais comme les juifs n’étaient plus les seuls préteurs du royaume, et que leur rapide enrichissement avaiL excité le goût des trafics d’argent et l’amour du gain parmi les bourgeois et jusques au milieu des seigneurs chrétiens, la prohibition de l’usure s’étendit à toutes les sortes de prêts et à toutes les classes de sujets. II. La sollicitude royale embrassait d’ailleurs les besoins intellectuels, et moraux aussi bien que les intérêts matériels de la nation. La même sagesse qui avait réprimé l’usure vint au secours de la science dont l’enseignement et la propagation étaient suspendus à Paris depuis la querelle des bôurgeois et’ des étudiants ET LULTIiAMONTANISME EN PIiÂNCE « Le roi saint Louis, dit Guillaume de Nangis, s’affligeait grandement de ce que l’étude des lettres et de la philosophie, par où s’acquiert le trésor de la science, qui excelle et l’emporte sur tous les autres, s’était retiré de sa capitale.. Ce très-pieux roi, craignant qu’un si grand et un tel trésor ne s’éloignât du royaume, parce que la sagesse et le savoir font le bonheur du salut, manda auxdits clercs de revenir à Paris, les reçut à leur retour avec une grande clémence et leur fit faire une prompte réparation par les bourgeois de tous les torts qu’ils avaient eus envers eux. « Ce beau règne, dit le président Henrion de Pansey, fut l’aurore du jour qui nous éclaire aujourd’hui, et peut être regardé comme la véritable époque de la renaissance des lettres parmi nous. » Mais Louis IX, qui prit toujours conseil de sa mère, après comme avant sa majorité, ne se borna pas à s’occuper du bien-être et à favoriser l’instruction de ses peuples9 il s’appliqua constamment aussi à leur assurer par d’importantes innovations les avantages d’une administration paternelle et d’une bonne justice, en subordonnant le p1u possible l’autorité et la juridiction x COUP D(EIL HISTOnIQIJE SUR LI PELiIL SOCIAL des seigneurs à l’action du pouvoir royal. L’institution des baillis, des sénéchaux et des prévots tut confirmée et améliorée. Le duel judiciaire cessa dans le domaine de la couronne. Les guerres féodales, soumises à la quarantaine, devinrent de simples litiges qui devaient être portés à la cour du roi, dont la compétence souveraine en matière d’appel fut étendue à toutes les causes. Peu â peu, la féodalité se trouva dépouillée de ses prérogatives les plus tyranniques. Les Barons eurent perdu le droit de vider leurs propres querelles par les armes et de soumettre les différents de leurs vassaux à l’épreuve des combals singuliers. La souveraineté locale de la terre, immobilisée dans le fief et personnifiée dans le seigneur disparaissait insensiblement pour faite place à la souveraineté de la raison publique et de l’intérêt général, représentée alors faute de mieux par l’autorité royale. Les grands feudataires n’accédèrent pas sans quelques tentatives de résistance à ces nouveautés sociales. Mais le hardi et sage révolutionnaire qui annulait, par les habiles combinaisons de son pacifique socialisme, les principaux attributs de .l’on]nipotence seigneuriale, possédait les vertus militaires aussi bien que les qualités civiles et ET LULTRA3IONTANISME EN FRANCE xi politiques. En lui, le soldat égalait le législateur. Les Barons indociles furent toujours promptement ramenés à l’obéissance et toutes les fois pie les Anglais se jetèrent dans la querelle, l’épée du royal novateur les força incontinent à la retraite et àla paix. III. Mais les réformes. sociales. de Louis 1X exci— Lèrent le blâme et provoquèrent l’opposition d’une classe de mécontents dont les armes étaient plus dangereuses que celles des châtelains et des chevaliers. Les prélats, se croyant soumis exclusivement à la juridiction pontificale, avaient la prétention de placer la justice ecclésiastique au- dessus de celle des Barons et au-dessus même de celle du Roi. Les bourgeois de •Reims avaient été frappés d’excommunication pour avoir voulu porter devant le monarque des griefs qu’ils arliculaient contre leur archevêque. Cet abus des foudres spirituelles dans les conflits temporels. s’était tellement multiplié et enraciné que les seigneurs xii COUP D’EiL HISTOMQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL laïfues ne pouvaient y échapper à chacune de leurs contestations avec des clercs. Las d’être ainsi menacés d’interdit à tout instant, faute de reconnaître la supériorité des tribunaux ecclésiastiques, et tenant, d’autre parte à user le moins possible du recours à la suprématie royale, méconnue trop souvent par le clergé, la plupart des grands vassaux s’adressèrent directement au Saint-Siège et lui demandèrent d’exhorter ou même de contraindre l’épiscopat à respecter les droits souverains de leur justice seigneuriale, et à ne pas troubler incessamment la conscience des peuples de leurs domaines. Le rôi, informé de cette démarche des seigneurs laïques aurait pu se montrer blessé de ce que ses vassaux semblaient décliner son intervention; il préféra, malgré sa vive et profonde piété, prévenir la décision du pape et se prononcer formellement contre les prétentions du clergé. Les évêques pourtant n’avaient pas négligé de le circonvenir pour le disposer en leur faveur et le rendre hostile aux Barons. « Je vy une journée, dit Joinville, que tous les prélats de France se trouvèrent à Paris, pour parler au bon saint Loys et lui faire une requeste... Ce fut l’évêque Guy d’Auscure qui cornmena à dire au roi, par le ET L’ULTBAMONTANlSME EN .PRÀNCK commun accord de tous les autres prélats t Sfre, sachez que tous ces prélats qui cy sont en vôtré présence me font dire que vous lessez périr toute la chrétiéneté et qu’elle se perd entre vos mains... Pourtant, sire, ils vous requièrent tous â une voix pour Dieu, qu’il vous plaise commander à tous vos baiLlis, prévots et autres administrateurs de justice, que, où il sera trouvé aucun en votre royaume, qui aura esté an et jour continuellement excommunié, qu’ils le contraignent à se faire absoudre par la prinse de ses biens. — Et le saint roy répondit que très-volontiers le commanderait de faire de ceuix qu’on trouverait estre torçonnés à l’église — Et l’évêque dit qu’il ne leur appartenait à cognoistre de leurs causes. — Et à ce répondit le bon roy, qu’il ne le ferait autrement, et disait que ce serait contre Dieu et raison qu’il fist contraindre à soy faire absoudre ceuix à qui les clercs feraient tort, et qu’ils ne ffissent oïz en leur bon droit. » Quoique bien jeune encore et dévot, Louis IX avait sa conviction bien formée et sa résolution fermement arrêtée à cet égard. Dans une assemNée des Barons, tenue à Saint—Denis, en 1235, il défendit. auz laïcs de reconnaîfre la compétence des tribunaux ecclésiastiques en matière civile., et xi COUP I)’(EIL }ftSTORIQUE SUR 1K PÉRIl SOCIAL il ordonna de plus que si les clercs continuaient d’abuser des armes de l’église, des censures, des excommunications et des interdits, ils seraient contraints de les lever par la saisie de leur -temporel. Louis IX avait déjà recouru à cette mesure extrême contre l’évêque de Beauvais et l’archevêque de Rouen: «Anno 4227, rex per con fihium baronum uorum con fiscai1 omnes archiepiscopi possessionnes seculares. » (Gal lia christiana, XI, 61.) « Anno 1233, saisivit dominus rec regalia dornini Rotomagensis archiepiscopi. » (Id., 68.) lv. Grégoire IX occupait alors le trône pontitical. 11 prolèssait, comme Innocent III et tant d’autres de ses prédécesseurs, que la suprématie spirituelle des papes impliquait la subordination temporelle des rois. Irritê de reconnaître dans le royaume très—chrétien et chez le fils aîné de Vlglise une négation si formelle et si hardie de sa toute-puissance universelle, qu’il croyait app rtenir sans conteste au Saint—Siége par inves El’ LULTftAMONTANISME EN FRANCE xv titure divine, il maintiut rigoureusement tous les anathèmes lancés par le chef de l’église gallicane, et menaça de frapper d’excommunication à leur tour, et le roi et le peuple français, si l’ordonnance relative aux tribunaux et aux censures ecclésiastiques n’était pas promptement abrogée. Louis IX était ardent, sévère et inébranlable dans son catholicisme. li avait pris au sérieux le mot de sa mère, et il aurait préféré la mort au péché. Mais la ferveur et l’austérité religieuse s’alliaient en lui à la fermeté et à l’énergie politique. Sûr de sa foi, il était d’autant moins disposé à céder aux exigences illégitimes de l’autorité spirituelle, qu’il lui était plus soumis et plus dévoué quand elle restait lans les limites de l’ordre divin et qu’elle se manifestait par la sagesse et par la justice. Il croyait sincèrement au Dieu des chrétiens, au Dieu pur espril, au Dieu dont le royaume n’était pas de ce inonde, et, après avoir rendu pleinement à Dieu ce qui était à Dieu, il entendait faire rendre à César ce qui appartenait à César. Spiritualiste conséquent autant que fervent, il regardait la papauté comme détournée dé sa sainte voie lorsqu’elle se jetait- à la poursuite de la domination temporelle. Pour COUP LV(E1L. HIsTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL. lui, le progrès de l’vangile consistait à ce queCé. sar devînt le premier des croyants laïques, comme il s’appliquait à le devenir lui-même, et non pas à ce que le vicaire de Dieu sur la terre se fit le premier des Césars. Le dogme de la spiritualité divine formant la base de la théologie chrétienne, le chef du pouvoir spirituel, aux yeux ‘du roi très- chrétien, démentait sa doctrine et déchirait le sublime mandat qui lui avait été donné de se consacrer à l’extirpation du matérialisme payen, lorsqu’il cherchait à s’emparer de la puissance temporelle et à rendre son intervention suprême incontestable dans le gouvernement du monde matériel. Le pontife qui, au moyen âge, aspirait à se faire le premier des Césars et à disposer souverainement des empires et des couronnes, devait finir par se laisser entraîner dans le courant matérialiste du paganisme, en s’abandonnant aux passions violentes et aux Jouissances mondaines, en se livrant aux appétis et aux goûts sensuels, en tombant fatalement dans les excès et les abus qui avaient caractérisé jusqu’alors la possession de la force brutale et l’exercice de la puissance publique, sous le régime de la féodalité chrétienne, comme dans les monarchies et les républiques payeiines de l’antiquité. El’ L’ULTRAMONTANISME EN FRACE xvii C’est ce que vérifia trop souvent l’histoire de la cour de Rome; c’est ce qui avait fait dire à. Bérenger, des pères du concile qui jugea Abay— lard, qu’ils ressemblaient beaucoup plus à des prêtres de Bacchus qu’à des ministres du Christ; c’est ce qui provoqua plus tard le génie réformateur de Luther. après avoir suscité le rationalisme prématuré d’Arnaud de Brescia et attisé la verve satyrique de Dante et de Bocace. L’autorité spirituelle, sous la loi évangelique, avait pour mission de modifier, de régénérer les souverainetés temporelles, selon les principes de paix, de charité et de liberté apporlés au monde par le Verbe de l’esprit divin. En se constituant elle—même puissance politique, et en cherchant à étendre sa suprématie religieuse sur le domaine de l’ordre temporel, elle s’altérait, elle se déna-. turait, elle répudiait son origine et sa destinée célestes, pour n’être plus que l’ambitieuse rivale des puissances terrestres, et trop souvent leur scandaleuse plagiaire, en vanité, en cupidité, en impureté, en tyrannie; elle rendait enfin applicable aux successeurs de saint Pierre, le reproche que l’autre grand apôtre, saint Pani, adressait aux chrétiens de Corinthe : Ad/,w cirnales estis. COUP D’IL JUSTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL Autant la papauté perdait à sortir de la sphère du spiritualisme évangélique, pour tenter de se faire la maîtresse des rois, au lieu de rester chrétiennement la première servante des servantes du Seigneur, .autant la royauté gagnait à christianiser sa politique et à humaniser le glaive de César, selon la parole du Christ. Le matérialisme pontifical, inconséquence scandaleuse et funeste, menait à Alexandre VI; le spiritualisme royal, déduction logique du baptême de Clovis, conduisait à saint Louis. V. La question sociale cl l’ultramontanisme au xixe siècle. La royauté, en devenant chrétienne dans ses actes, comme e1e l’était dans ses croyances. s’était épurée. et élevée sans doute, mais ce triomphe du christianisme sur le paganisme politique, qui avait survécu au paganisme religieux, ne rendait pas les princes spiritualistes plus aptes que les papes maLérialistes à réunir et ET L’ULTRAMONTANISME EN FRANGE xix à identifier en eux les deux puissances qui avaient jusque—là gouverné concurremment les nations. La divinité étant essentiellement immatérielle dans le monothéisme chrétien, et la matière, domaine du péché, formant une espèce de fief de Satan sur la terre, le vicaire de l’esprit pur ne pouvait toucher aux choses de l’ordre matériel, en rechercher la gestion suprême et la jouissance, sans démeniir sa doctrine, sans renier la nature de son Dieu, sans s’exposer à devenir, non pas le maUre légitime du monde spirituel, mais l’usurpateur de l’empire du mal et le vassal flétri du démon. En poussant son ambition sur la pente des convoitises temporelles, c’était bien moins à l’élévation qu’à l’abaissement de son souverain pouvoir. sur les âmes qu’il devait fatalement aboutir. Le roi le plus sincèrement converti au spiritualisme et le plus exact à y conformer pieusement sa vie publique et privée, comme avait fait Louis iX, n’était, dans toute la rigueur de sa logique chrétienae, ni plus fondé, ni plus apte, que le pape ne l’était par ses inconséquences payennes, à personnifier la double souveraineté des âmes et des corps, à opérêr en lui la fusion t COUP D(IL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCL.L de la suprématie religieuse et de l’omnipotence politique. 11 aurait été inconséquent, à son tour, s’il eût voulu confondre, à son profit, ce que le christianisme avait distingué, et faire du royaume de Dieu une annexe de l’empire de César. Le monde temporel, matériel, sur lequel il exerçait sa domination, était toujours, à ses yeux, le domaine du péché, l’apanage du tentateur; et tout ce qui était attaché à l’exploitation de cette glèbe maudite, dans l’intérêt et pour la plus grande satisfaction de ses possesseurs privilégiés, heu— reux héritiers de la force ou enfants gâtés du hasard de la naissance; tout ce qui vivait, à la sueur de son front et faisait vivre les autres aux dépens de sa propre chair, tout cela était consciencieusement voué à la misère, à l’abrutisse-. ment et au mépris. La terre était un champ d’expiation, le travail un châtiment. Ce que le prince chétien devait à la masse des travailleurs, qui portait presque toute seule la peine prononcée religieusement contre la race entière des hommes, c’était un simple mouvement de pitié et de charité, des soulagements, des secours, l’assis— tance, l’aumône. Le spiritualisme puissant et compatissant affranchissait ses serfs, qu’il reconnaissait pour ses frères devant Dieu; il s’jntéres— ET L’ULTRAItorqTANISME EN FRANCE xx’ sait vivement au sort des malheureux et s’oeu— pait d’améliorer leur existence. C’était beaucoup, sans doute, mais ces affranchis, laboureurs, ouvriers ou marchands, chargés de nourrir la cour, la noblesse et le clergé, ne formaient qu’une caste infime et avilie, devant leur royal libérateur, paré du titre de très-chrétien, et ne retiraient, après tout, de leur contact perpétuel avec la matière, pour en extraire le pain universel, qu’une large part dans l’anathème dont elle était irrévocablement frappée par une interprétation de la parole divine. Le vilain émancipé avait beau prendre rang parmi les hommes libres, il restait assujetti, dans la liberté, au même labeur que dans la servitude. Les fatigues et les privations formaient toujours son lot héréditaire; et cette application, incessante et forcée par le besoin, à la tâche matérielle dont les grands attendaient et recueillaient leur délicate et abondante pâture, ne valait à ce nourricier social, produisant tout et consommant peu, que la qualification d’homme de rien que lui prodiguaient dédaigneusement ses frères en Jésus-Christ, les privilégiés des hautes classes. La matière, rejetée du sein de Dieu, entachait les mains qui l’appropriaient aux besoins de l’homme. Le travail abaissait, xxii COUP D’EIL HISTORiQUE SUR LE PÉHIL SOCIAL l’oisiveté relevait: le paysan, l’artisan et le commerçant étaient, nous le répétons, gens de rien pour les seigneurs ecelésiasliques ou laïques; et la logique chrétienne n’en était point froissée. Les théologiens auraient fcilement démontré que les nécessités matérielles du passage de l’humanité sur la terre ne pouvaient affecter l’ordre spirituel et éternel, le seul qui intéressât les âmes; et ils n’auraient pas manqué de rappeler, en justification de la sagesse et de la bonté divines, que la dégradation temporelle des masses laborieuses ne faisait que leur offrir une occasion permanente de mériter le ciel par la résignation et l’humilite, en même temps qu’elle donnait aux classes supérieures le moyen de travailler sans cesse à l’oeuvre du salut par la charité et la bienfaisance. Le paganisme avait sanctionné l’esclavage en supposant deux natures dans l’humanité : l’une libre, l’autre servile. Le christianisme, qui avait consacré l’unité de nature, accepta néanmoins le servage et maintint les charges et les humiliations imposées héréditairement aux affranchis, en prôclamant un autre dualisme dans l’homme et dans l’univers; en établissant un antagonisme essentiel entre l’esprit et la matière, en Ïisant de ET L’ULTRAM0NTMISME EN FRANGE xxiII l’esprit la substance essentielle et impérissable; en réduisant la matière à n’étre pour l’esprit, invisible, insaisissable et éternel, qu’une modalité passagère, originellement flétrie et devant communiquer cette flétrissure aux inombrables malheureux que le hasard de la naissance condamnerait à se mettre en perpétuel contact avec elle. Les inégalités sociales, dont l’Evangile n’avait pu qu’alléger le poids sans en détruire les causes enracinées dans la tradition païenne, n’étaient donc conservées rigoureusement dans les états chrétiens, républicains ou monarchiques, que parce qu’elles trouvaient leur appui et leur raison d’être dans le dualisme introduit comme base fondamentale du christianisme. Il y a là de quoi appeler et fixer l’attention des libres-penseurs qui se préoccupent de la nécessité d’améliorer le sort du peuple immense du travail manuel, selon le mot de Robert Peel à M. Guizot, et qui s’étonnent et s’irritent de rencontrer leurs plus ardents, plus obstinés et plus influents contradicteurs dans les derniers apôtres du spiritualisme romain. Tant que les philosophes réformateurs n’auront que des négations à opposer aux affirmations surannées de la vieille théologie, ils 22 Vol. 41 xxiv COUP Ii 4ÏIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL seront impuissants à délivrer pleinement la société moderne des conséquences oppressives du dogme qui condamne la matière à une radicale subalternité. Oui, s’il est une vérité qui soit incontestablement revêtue du double sceau de la raison et de l’expérience, c’est que le génie réformateur, réduit à l’emploi de levier politique tt privé de l’appui d’une synthèse théologique, quoique toujours habile et puissant pour démolir et abattre, ne parvient Jamais à rien édifier de grand, de complet et de durable; c’est que les institutions sociales destinées à améliorer la condition de la nature humaine, et dont la logique n’indiquerait pas un lien intime avec le dogme régnant, avec la science sacrée, avec la croyance commune sur la nature divine, manqueraient absolument de base, de sanction, de solidité. Vienne donc vite le jour où les amis du progrès social se montreront pleinement convaincus de celte vérité fondamentale et salueront avec cm— pressem ent l’apparition d’une nouvelle synthèse qui remplace le dualisme biblique et qui consacre l’unité dans la nature humaine, comme dans l’être infini et suprême qui vit et se sent vivre (lans tout ce qui est t De l’unité de l’essence divine et de l’unité de la nature humaine découlera ijé ET L’ULTRAMONTANISME EN FRANGE xxv cessairement l’unité dans la constitution de l’autorité sociale! Tant que les libres-penseurs qui se préoccupent de la nécessité d’améliorer le sort du peuple immense du travail manuel; tant que les réformateurs socialistes n’auront que des négations à opposer aux affirmations de la vieille théologie, ils seront radicalement impuissants à délivrer la société moderne des conséquences du dogme qui condamne la matière à une subalternité essentielle et indélébile. Aussi, voyez avec quelle persistance, à travers tant de siècles, les gardiens sacrés de ce dogme maintiennent et aggravent les prétèntions hautaines du papisme du moyen âge. Sous les rois de France de la troisième race, l’ultramontanisme avait été contenu, réprimé, comme nous l’avons dit, par Louis IX, (iont l’exemple fut suivi par ses successeurs. La religion catholique se maintint ainsi en France, alors que le protestantisme lui. enlevait la plus grande partie de l’Europe, et elle finit par se déclarer inaccessible au virus ultramontain, dans la déclaration solennelle du cierge de 1682, oeuvre monumentale de Bossuet. • La Révolution française, l’niç des crises les plus fécondes du génie de l’avancement, ne pou- COUP D’(EIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL vait que confirmer et développer largement les franchises gallicanes fermement accentuées et énergiquement défendues par la monarchie capétienne, avec le concours des parlements et de l’épiscopat. Mais cette révolution, fille de la philosophie du xvlne siècle, était destinée à pousser la puissance temporelle au delà des limites.:fixées par l’Eglise gallicane dans ses rapports avec la cour de Rome. La constitution civile du clergé réserva, en effet, au pouvoir temporel une large part dans la formation et la discipline de l’autorité spirituelle, en France. L’attitude hostile du clergé français, en face de l’abolition de la dtme et des droits féodaux, justifiait cette grave innovation. La grande ma jorité de ce clergé refusa de prêter le serment civique, et provoqua par ses démonstrations réactionnaires cette apostrophe que Mirabeau lui adressa, à la séance du 14 janvier 1 791: « Pasteurs et disciples de l’Evangile, vous qui calomniez les principes des législateurs de votre patrie, savez-vous ce que vous faites Vous consolez l’impiété des insurmontables obstacles que la loi avait opposés au progrès de son désolant système, et c’est de vous-mêmes que l’ennemi du dogme évangélique attend aujourd’hui l’abolition ET LULTRAMONTANISME EN FRÀNE xxvu de tout culte et l’extinction de tout sentiment religieux! Figurez—vous que les partisans de l’irréligion, calculant les gradations par où le faux zèle de la foi la conduit à sa perte, prononcent dans leurs cercles ce discours: « Nos représentants avaient reporté sur ses bases antiques l’édifice du christianisme, et nos mesures pour le renverser étaient à jamais déconcertées; mais ce qui devait donner à la religion une si graiide et si imperturbable existence devient maintenant le gage de notre triomphe et le signal de la chute du sacerdoce et de ses temples. Voyez ces prélats et ces prêtres qui soufflent dans toutes les contrées du royaume l’esprit de soulèvement et de fureur; voyez ces protestations perfides où l’on menace de l’enfer ceux qui reçoivent la liberté; voyez cette affectation de prêter aux régénérateurs de l’empire le caractère atroce des anciens persécuteurs des chrétiens; voyez ce sacerdoce méditant sans cesse des moyens pour s’emparer de la force publique, pour la déployer contre ceux qui l’ont dépouillé de ses anciennes usurpations; voyez avec quelle ardeur il égare les consciences alarme la piété des simples, effraye la timidité des fibles, et comme il s’attache à faire croire an xvin COUP D’IL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL peuple que la révolution et la religion ne peuvent subsister ensemble! Or, le peuple finira par le croire en effet, et balancé dans l’alternative d’être chrétien ou libre, il prendra le parti qui coûtera le moins à son besoin de respirer de ses anciens malheurs; il ne voudra plus connaître ni adorer que le Dieu créateur de la nature et de la liberté; il ne voudra plus sacrifier que sur l’autel de la patrie! « Ah! tremblons que cette supposition de l’incrédulité ne soit fondée sur les plus alarmantes vraisernblance3 t» Le tribun fut prophète. Bientôt le sacerdoce réfractaire, émigré, insurgé ou conspirateur, soutenu et poussé par les princes de l’gIise infidèles à l’alliance antique du christianisme et de la démocratie; bientôt le sacerdoce insermenté se fut tellement associé à la pensée liberticide et à la guerre à outrance des aristocraties et des nionarchies européennes contre la démocratie française, que le peuple, autrefois très—chrdtien, comme ses rois, laissa fermer les temples et proscrire les prêtres du christianisme, pour aller entendre, dans des fêtes civiques, les apdtres de lt raison, les ordonnateurs du culte de l’e4tre supréme et les fondateurs de la t/iéophilanthropie., tous pontifes ET LUL’F1ÀMONTANiSME EN FRANUE xxix improvisés de la révolution que la démence et la rage de ses ennemis devaient rendre passagère - ment folle à son tour. Mais, au milieu des extravagances qui se produisirent sous son drapeau et qui étaient provoquées par les fureurs de ses adversaires, la révolution française garda la puissante vitalité qu’elle tirait de la concordance de ses principes fondamentaux et de ses réformes capitales avec les exigences irrésistibles de l’esprit moderne, avec les nécessités nationales devenues manifestement souveraines. Le parti de l’ancien régime (noblesse et sacerdoce) eut beau remuer l’Europe en sa faveur, s’appuyer sur la guerre étrangère et la guerre civile, il fut vaincu par le genie d’un soldai, qui devint bientôt le conquérant de l’Italie et qui réalisa le programme prophétique de Mira— beau, en faisant flotter partout le drapeau tricolore et en rétablissant les libertés gallicanes en France, par un concordat avec le pape, suivi d’ar.ticles organiques dans lesquels la déclaration d.u clergé de 1682 et l’édit de Louis XIV de la même année étaient remis en vigueur. Malheureusement, Pie VIl, qui s’était proclamé bof] démocrate en tant que bon chrétien, sur son siége épiscopal d’lmola, était accessible xx COUP D’E1L HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL aux insinuations perfides d’une société ambitieuse, condamnée et dissoute par Clément XIV, après avoir été expulsée de la plupart des Etats européens. Les jésuites, partout repoussés, étaient parvenus à s’introduire dans les conseils du Vatican pour y exercer une influence omnipotente dont ils usèrent Lout d’abord pour faire prononcer par le Saint-Siége le rétablissement de leur ordre qui eut aussitôt d’habiles et ardents émissaires pour reprendre partout l’enseignement de sa morale et de sa politique, naguère universellemeiil condamnées. Dès les premiers jours de leur rentrée en grâce au Vatican, leur souffle malfaisant s’était fait reconnaltre dans les embarras que la cour de Rome suscita obstinément autour de la diplomatie française, sur toutes les questions relatives à l’interprétation du concordat et des articles organiques que l’ultramontanisme repoussait plus violemment que jamais comme trop favorables aux libertés gallicanes. Napoléon s’irrita vivement des obstacles que son gouvernement rencontrait dans les rapports de 1’Eglise et de 1’Itat, de la part du Saint-Siége envahi par l’esprit de Loyola. Il demanda un exposé de l’un des actes d’opposition de la cour K’l’ LUI.TRAI1ONTANISIE E’, FRANIE xxxi de Rorne concernant l’administrateur du siége de Florence, et quand il l’eut obtenu, il ordonna qu’il fût imprimé avec le bref du pape, et sur les observations d’un membre du conseil d’tat qui lui représentait cette publication comme dangereuse, il s’écria: « Je désire au contraire cette publicité. Il faut que toute l’Europe connaisse ma longanimité, la provocation du pape et le motif des mesures que je me propose à prendre pour réprimer et prévenir désormais des actes semblables. C’est un crime de la part du chef de l’Eglise d’attaquer un souverain qui respecte les dogmes de la religion. Je dois défendre ma couronne et mon peuple, l’univers entier contre ces entreprises téméraires qui, trop longtemps, ont avili les rois et tourmenté l’humanité. L’audace par laquelle le pape se signale aujourd’hui ne vient que de la trop grande bonté avec laquelle il a été traité. Dans le temps que la religion était dans cet état d’agonie d’où je l’ai tirée, les papeset leur conseil, dominés par la crainte, cédaient à toutes les mipulsions. Pie VI et ses cardinaux firent chanter un Te Deum pour le rétablissement de la République romaine. Peu après Chiaramonti, alors évêque d’Lmola, prêchait, publiait des mande- xxxi, COUP D’EIL HISTORIQUE SUR LE PÉRIL SOCIAL ments, se transportait partout, pour seconder le général de la République et les armées francaises. Pie VII, trop ménagé, enhardi par trop de condescendance, ose lutter contre le chef de l’Empire. Sa déloyauté, ses liaisons perfides avec les Anglais, lui ont fait perdre ses Etats. En le reléguant à Savone, j’avais bien voulu lui laisser la correspondance avec les diverses églises : il a encôre abusé de cètte liberté. La foi jurée, les traités, le Concordat, qui doit naturellement s’étendre aux pays qui passent sous la domination française, rien n’est sacré pour lui. II voit, de sang—froid, plusieurs églises de France privées de pasteurs, la capitale même de l’empire n’a pas d’archevêque. Qu’est ce bref, adressé au chapitre de Florence, sinon un ordre de ne pas reconnaître l’empereur des Français? Un pape, qui prêche la révolte aux sujets n’est plus le chef de l’église de Dieu, mais le pape de Satan. Il est temps de mettre un terme à tant d’audace, d’usurpation et de désordres.. . D’ici à huit jours, un projet sera présenté au Sénat poui rétablir le droit qu’ont toujours eu les empereurs de confirmer la nomination des papes, et pour qu’avant son installation le pape jure entre les mains de l’empereur des Français soumission ET L’ULTRAMONTANISME EN FRANGE aux quatre articles de la Déclaration du clergé de 1682. Si ls articles sont orthodoxes, pourquoi les papes les repoussent-ils? S’ils ne sont pas conformes à la croyance des papes, les papes et les Français ne sont donc pas de la même religion! » La chute de Napoléon ne pouvait donc qu’enhardir de plus en plus les ultramontains dans la guerre par eux entreprise contre les libertés gallicanes. Les princes de la maison de Bour bon, dégagés de tout lien à l’égard du Concordat, en offrirent l’abolition au pape qui leur redemandait Avignon. La vieille royauté et l’antique papauté s’accordèrent facilement sur l’abandon du traité qui avait relevé le catholicisme en France sous le frein du gallicanisme, et un nouveau concordat, sôigneusement préparé par les ultramontains, fut conclu entre M. de Blacas et le cardinal Consalvi, tandis que la Chambre des députés adoptait la proposition suivante (.POS1TI0I conceptions philosophiques, et c’est ce qui est aisé de vérifier en parcourant les préfaces des principaux ouvrages publiés récemment sur diverses théories physiques. Mais qu’entend-on par véritier un jour le principe, l’hypothèse admise provisoirement? Si l’on avançait seu1emen que l’hypothèse et la théorie qui en découle seront ébranlées le jour où de nouveaux faits observés sembleraient en contradiction avec elles, et qu’alors, après avoir épuisé tous les moyens de justification dont la théorie sera susceptible dans ses diverses applications, il. faudra s’occuper de découvrir une théorie plus générale, de concevoir une hypothèse plus large, rien ne serait plus vrai et plus conforme à tous les faits qui témoignent des prGgrès de la science humaine, aussi bien qu’à la nature même des procédés de l’esprit dans l’ind$vidu. Mais si les faits observés ne peuvent être liés que par un principe, susceptible lui-même d’être un jour vérifié de la même manière (lue les faits auxquels il préside (et c’est bien là que M. Comte voit une différence entre les principes naturels et les principes surnaturels), on confond, sans le vouloir, le domaine de l’expérience avec celui de l’observation, on finit par réduire la certitude DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 73 à la sensation immédiate et extérieure, et l’on iie trouve le moyen de lier, même provisoirement, que des faits susceptibles d’être expériin entés. Ainsi, par exemple, nous croyons, avec tous le savants, que les phénomèmes des marées sont causés par l’action combinée du soleil et de la lune, et c’est effectivement avec cette donnée q’on arrive aux formules consignées dans la mécanique céleste; mais n’est-il pas évident que oette hypothèse ne pourra jamais être vérfflée.de la même manière, par exemple, que la hauteur de la marée dans le port de Brest, à un jour indiqué? N’en est-il pas de même du mouvement de la terre, dont la découverte excita une si grande alarme au sein d’un clergé sur son déclin, dont l’autorité êLait ébranlée depuis plus d’un siècle? L’expérience prouve bien que cette hypothèse s’applique aux tits qui, se passent sous nos eux; mais l’hypothèse elle-même peut-elle s’expérim enter? N’en est-il pas de niènie, surtout, des observations transmises par le passé, surIes divers états de la sociét humaine.? Et si le globe presente, sur plusieurs points, les analogues de ces 74 EXPOSITiON divers états qui se sont évanouis, qui sont inverifiables pour nous actuellement, cette analogie que nous acceptons pour nous aider à perfectionner les relations humaines, devrait-elle être repoussée, par cela seul qu’elle est invérifiable par l’observation ? A mesure que le champ de chaque science s’étend au delà de l’expérience immédiate, la conception qui lui sert de lien devient, de moins en moins vérifiable, dans le sens positif du mot; et quand au provisoire qui est son caractère, ce provisoire, à son tour, disparaît devant l’étendue de la généralité des faits compris dans l’hypothèse, étendue et généralité qui deviennént sans ljmjtes, lorsque aucune science n’est concue isolée, lorsque toutes les sciences aboutissent à un seul dogme qui assigne un rang à chacune d’elles, lorsque tous les phénomènes des oorpsbruts et des corps vivants sont conçus comme rattachés ‘à une destination commune; alors l’hypothèse suprême devient le premier de tous les axiomes, et l’homme dit: DIEU EXISTE. Mais ce qu’il faut surtout remarquer avant d’l1er plus loin, c’est que l’hypothèse, dont on ne peut sé passer poul’ raisonner sur les faits àhseivés, quel que soit d’ailleurs son caractère, liE LA BOtTRlNE SAINT-SIMONIENNE est toujours une conception qui précède le raisonnement’, et qui ne le suit pas. On iie peut raisonner sur les faits observtis qu’au moyen d’une idée préalablement adoptée, à laquelle ou au moyen de laquelle on veut les comparer; on ne cherche à démontrer que les théorèmes qu’on s’est posés. Ainsi ce n’est pas le rang que tient à chaque époque, dans la science, l’hypothèse, par rap1 iort à l’observation, qui caractérise les divers titats de la science; mais c’est le CARACTàRE DE L’HYPOTHÈSE ELLE-MlME. Chaque science a pour tendance de rapporter tous les faits de la spécialité qu’elle embrasse à un seul principe, c’est- à-dire à une seule hypothèse, au moyen de laquelle ces faits sont coordonnés; or, tantôt toutes ces hypothèses spéciales se rattachent à une hypothèse générale dont elles sont des dépendances; elles sont alors des expressions variées de l’hypothèse générale qui sert de dogme, ô’est-ù-dire I. Nous disons qui précède le raisonnement cf non l’observation, parce qu’à toutes les époques la perception des faits, ou en d’autres termes le milieu dans lequel nons ;ions, est’ bien une condition indispensable de la production des hypothèses, des, raisonnements, aussi bien qu des actes; mais là n’est pas la difficulté (Voir la troisième séance.) 16 EXPOSITION de base à la science générale, au savoir humain; elles la reflètent dans les routes diverses que l’esprit de l’homme doit parcourir, pour que l.es Iravaux les plus individuels convergent toujours vers le but social: c’est ce qui arrive à tous les états organiques ou reliqieux de l’humanité; lantôt, au contraire, [‘anarchie qui existe dans la société apparaît dans le champ scientifique; l’arbre de la science est mort, toutes ses branches se détachent du tronc qui leur donnait la Vie : les sciences spéciales, isolées, n’ont plus de liens qui les unissent; de même les savants s’isolent, ils ne réalisent plus de travaux généraux qui exigent le concours de nombreux efforts; l’égoïsme enfin les domine, parce qu’ils ne se sentent plus de destination commune; chaque spécialité se fractionne de plus en plus; autant d’hommes, autant de sîstèmes, et par conséquent pas de science; et de même encore, sous un autre aspect, autant d’hommes, autant de croyances religieuses, et par conséquent pas (le religion. Aux époques organiques, disons—nou s, toutes les sciences se rattachent à la science génerale, au dogme; du moins telle est la tendance du de— veloppement scientifique de lhumanité; mais les DI LA D(CTRINI SAfNT-SIMDNIENNE dogmes qui se sont succédé jusqu’à ce jour ont. été progressifs, puisque c’est par Saint-Simon euI que l’humanité acquiert la conscience de sa destinée. Il eh est résulté que de tous ces dogmes successifs il n’en est aucun qui ait eu toute la généralité, l’universalité qu’il prend aujourd’hui. Aucun d’eux, après avoir régné sur les esprits assez longtemps pour que la société, sous son abri protecteur, se soit mise en mesure de faire un nouveau progrès, n’a donc pu comprendre et régir des faits imprévus par sa loi, des sciences entières qui s’étaient développées hors du temple qu’il habitait. Bientôt les croyances générales sont troublées, et le dogme, déjà vieilli, ne sait plus les charmer, car elles marchent en avant de lui, sur un terrain qu’il n’a pas exploré; au trouble succède la résistance, la haine, la Lutte, et dans cette lutte c’est encore au nom d’une nouvelle hypothèse, mais d’une hypothèse anarchique, que se réunissent d’abord les assaillants; c’est par un sentiment d’independanco que les défenseurs du vieux dogme sont attaqués. Cependant une séparation s’opère entre les savants du dogme attaqué et les savants qui se réunissent sous la bannière de l’indépendance, Ici le fougueux Luther lève l’étendard de 78 EXPOSITION la révolte, et, plus lard, Gaulée donne un démenti formel au langage scientifique que le clergé ôhrétien ne croyait pas pouvoir abandonner sans déserter la foi du Christ. Alors les sciences spéciales tendent à s’organiser séparément; l’académie comme l’Église est en proie à l’hérésie, au protestantisme; le savant n’a plus de maître, comme le croyant n’a plus de pape. En vain les chefs de cette science moderne, ceux qui l’enrichissent des plus grandes découvertes, tenteront-ils une transaction avec la croyance de leurs pères; en vain un Leibnit,z passera-t—il une partie de sa vie à correspondre avec un Bossuet l’ancien dogme est épuisé; il lui faut une transformation nouvelle; il doit subir directement l’épreuve d’une nouvelle conqepLion générale, systématisant toutes ces sciences éparses, tous ces travaux isolés, qui s’éloignent de plus en plus de tout rôlesoeial, en enLrananI. inévitablement leurs auteurs dans l’abîme de l’égoïsme. Tel est, en eflèt, le dernier terme que la critique rencontre toujours. Parvenues à ce terme, ce serait en vain qu’on chercherait dans les sciences dites positives , et dans la 4. Elles sont ainsi nommées alors par opposition avec l’anoien dogme, qui o cessé d’(re considéré comme ‘ei. DE LA L)OCTRINE SAINT-SIMONIENNE 9 méthode qui a facilité si puissamment leur désunion, la conception régénératrice qui leur rendra l’ensemble de la vie, et domera aux savants une conscience nouvelle du haut ministère qu’ils doivent remplir. Et cependant, à la fin de ces époques d’anarchie que nous venons de dépeindre, quelques esprits, fatigués du désordre, mais ignorant l’oidre nouveau que l’humanité n’appelle pas encore, essayent de ramener l’unité dans les travaux de l’intelligence; leurs efforts sont impuissants, car ils ne révèlent pas à l’homme ce qu’il cherche; ils ne savent que lui rappeler ce que jadis il a déjà su. Ainsi des théories matérialistes ou spiritualistes renouvelés d’Ipicure et de Lucrèce, de Platon et de Proclus, de véritables réimpressions, augmentées de quelques commentaires que des progrès de détail ont rendus nécessaires, sont les pro - duits de ces vaines tentatives; mais elles annoncent au moins que le génie des découvertes ne tardera pas à paraître. Où prend-il naissance, ce génie? Dans l’inspiration des destinées sociales; c’est à elles seules qu’est réservée la glorieuse mission de révéler aux hommes ce que tous désirent, ce que tous appellent, ce qu’un seul, parmi eux, sait exprimer LE PREMIER. Profondé EXPOSITION ment ému des douleurs de l’humanité, brûlant. d’y mettre un.terme, il l’entraîne hors d’un monde qu’elle ne conçoit plus, qu’elle ne comprend plus, qui la blesse, où elle se déchire elle-même. A sa parole, ce monde, déjà réduit eu poussière, disparaît; un monde nouveau est créé, car dans ces régions nouvelles règnent Uordre et l’harmonie: tous ces phénomènes, qui chaque jour s’isolaient, s’individualisaient de plus en plus unis par une chaîne commune, concourent à un même but; tous sont dépendants les uns des autres, tandis que tous, naguère empreints des passions qui agitaient lès savants eux-mêmes, semblaient marcher, comme eux, vers l’indépendance. Messieurs, que notre rationalisme se confonde d’dmiratjon et d’amour devant cette divine facuité de l’homme, au moyen de laquelle il lie ce qui était désuni, rappelle l’amour et l’ordre là où régnaient la discorde et la haine; qu’il adore cette faculté qui crée des relations nouvelles, des rapports d’attraction, d’affinité, là où l’homme ne voyait que répulsion, antagonisme; cette fa— cuité vraiment génératrice, primordiale, qui se manifeste à nous dè toutes parts dans les progrès de l’humanité. DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 81 Ainsi les hommes ont été tous ennemis les uns des autres, mais un jour ils seront tous frères; chaque phénomène a eu sa cause, ou, mieux encore, a renfermé en lui la propre cause do son être: mais tous n’auront un jour qu’une seule cause, qu’une seule fin; les familles, les cités, les nations ont été isolées, mais il n’y aura qu’une seule famille humaine, qu’une seule cité, qu’une seule patrie; de même, chaque phénomène a eu sa science, chaque groupe de phénomènes sa spécialité; mais il y aura une science universelle, lien de toutes les sciences spéciales, de tous les phénomènes, donnant à tous une cause et une fin communes. Eh bien! ces progrès dans l’ordre politique, çomme dans l’ordre scientifique, sont dus à la même faculté, au génie, à l’inspiration, à l’amour de l’ordre, de l’unité, c’est-à-dire à la sympathie, car c’est elle qui nous attache au monde qui nous entoure, c’est elle aussi qui nous fait découvrir le lien qui existe entre toutes les parties de ce monde dans lequel nous vivons, et nous révèle ainsi en lui une vie semblable à la nôtre. Telle est la mission des hommes que, par égard pour les préjugés ‘lu siècle (lui flous EXPOSiTION ecoute, nous avons nommés artistes lés artistes, pour nous, sont les hommes qui ont sans cesse imprimé à l’humanité le mouvement progress f qui l’a fait parvenir de l’état de la plus grossière brutalité jusquau degré de civilisation que nous avons atteint; et, en ce moment même, les hommes qui méritent ce nom sont ceux à qui a été dévoilé le secret des destinées sociales, et ce secret ne leur a été dévoilé que parce que leur amour pour l’humanité leur faisait un besoin impérieux de le découvrir. Mais c’est seulement lorsque les artistes ont parlé, lorsqu’ils ont percé le voile qui nous sépare de l’avenir, que la science, partant de cette révélation comme d’une grande hypothèse, la justifie par l’enchatnement auquel, sous l’empire de cette hypothèse, 1 Si l’on a lu avec attention les diverses parties de la doctrine, déjà exposées dans ce volume, on concevra que deux noms conviennent particulièrement, dans le passé, à la fonction dont nous parIons ici; ces noms sont ceux de poètes et de prêtres, correspondant, l’un aux époques critiques, l’autre aux époques organiques; et en effet, la mission du poéte, comme celle du prêtre, a toujours été d’en— traîner les masses vers la réaliéation de l’avenir qu’il ehantait ou qu’il prêchait, dont ils étaient l’un et l’autre les plus puissants interprètes, parce qu’ils en étaient le plus fortement animés: l’avenir confondra ces deux fonctions en une seule; car la plus haute podàie sera en même temps la prédic tion la plus puissante. liE LÀ DOCTRINE SAiNT-SIMONiENNE 83 elle soumet les faits du passé, et par les prévisions que cette nouvelle conception d’ordre universel lui permet de formuler pour l’avenir. M. Comte n’envisage point ainsi le rôle des artistes. Ce sont les savants qui, selon lui, transmettent aux artistes le plan, froidement combiné, de l’avenir social, pour le faire adopter par les masses. Alors, dit—il, les artistes peuvent employer tous les moyens que leur imagination leur suggère: leur allure peut être, et doit être, dès ce morent, dégagée d’entraves. Il ajoute même que le secours des artistes est indispensable, parce que l’oeuvre impartiale des savants, qui doivent chercher et trouver la loi du développement de l’humanité, d’après les faits historiques, ne produirait dans leur esprit qu’une conviction opiniâtre, sans pouvoir toutefois refouler l’ÉGOÏSME, qui n’est pas moins prédominant chez eux que sur tout l reste de la société. Il est difficile, dans ce système, de comprendre comment les artistes pourront. d’abord, eux-mêmes, se passionner pour les démonstrations g’aciales de la. science, et toutefois, c’est bien là la première condition qu’ils doivent remplir, pour ôommuniquer ensuite aux masses le feu ui 84 EXPOSITION les embrasera D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi les industriels ne saisiraient pas, au moins aussi promptement que les artistes, les résultats obtenus par l’élaboration des savants, puisqu’ils doivent les réaliser dans la pratique; mais dès lors que deviendrait l’intervention obligée des beaux-arts? Il est temps de résumer notre opinion sur le travail de M. A. Iomte. Ce savant a parfaitement représenté le développement de la science, dans la transition de chaque époque organique à l’époque critique qui la suit immédiatement. Il aurait pu dire que les sciences, religieuses lorsqu’elles sont unies par une conception générale de la destinée humaine, ce qui a lieu dans la vigueur des époques organiques’, deviennent peu à peu complètement religieuses, lorsque la critique est parvenue à son maximum; mais cette remarque ne s’applique en aucune t. Nous verrons plus tard pourquoi le catholicisme a considéré certaines sciences comme profanes : il ne faudrait pas en conclure que la manière même dont ces sciences étaient envisagées ne fût pas une conséquence du dogme; au contraire, cette conséquence est facile à constater, lorsqu’on réfléchit que les sciences physiques devaient être exclues d’un temple où chaque jour résonnait l’anathème contre la chair. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE façon aux transformations que subissent les doctrines organiques elles-mêmes, c’est-à—dire aux progrès des sympathies ou de la sociabilité humaine. Envisagée sous ce point de vue, la science, comme l’humanité tout entière, a passé successivement par le fétichisme et le polythéisme, pour arriver au monothéisme, qui lui-même signale dans son développement trois grandes époques organiques, le judaïsme, particulièrement matériel, le christianisme, particulièrement spirituel, et celle que nous annonçons, où la matière et l’esprit, l’industrie et la science, le temporel et le spirituel, seront soumis l’un et l’autre à l’empire d’une loi d’amour. Cette dernière époque, devant unir tous les éléments du passé,. entre eux et avec l’avenir, par une seule et même conception, est vraiment définitive, èt par conséquent à l’abri de toute critique future, considération qui répond à la dernière partie de l’objection qui nous a été faite. Quant à la subalternité des hypothèses, nous croyons avoir fait asez comprendre combien sont vaines, à cet égard, les prétentions des raisonneurs les plus positifs; mais quelle plus grande preuve, en cc moment, que le livre même de M. Comte? — Il conçoit (ou plutôt il accepte, 86 EXPOSITION car. son maîLre le lui a révélé) un nouvel aperçu des sociétés humaines, une nouvelle c1asifica— tion des faits historiques, c’est-à—dire des di— fers modes de l’activité de l’homme et de la ooiété; Saint-Simon lui fait voir tous les éléments de la civilisation, divisés en beaux-arts. ciences, industrie; M. Comte proolame, après lui, que l’espèce humaine, dans son développement, est assujettie à une loi invariable; il ajoute même que si l’on n’admet pas cette idée, il faut renoncer à se rendre compte du développement de la société. Ce n’est pas tout, cette loi même, cherche-t-il à la démontrer? Non, il ce contente de l’exprimer ainsi: « Lorsqu’en sui« vaut une institution et une idée sociale, ou « bien un système d’institutions et une doctrine « entière, depuis leur naissance jusqu’à i’épo— « que actuelle, on trouve qu’à partir d’un cer— (C tain moment leur empire a toujours été en diminuant, on peut conclure que cette insti« tution, cette idée, est appelée à disparaître; « et réciproquement. » On peut conclure? Mais pourquoi cette conclusion? Pourquoi ce qui a diminué jusqu’ici ne va-t-ii pas prendre une marche ascendante? Pourquoi encore ne serionsnous pas arrivés à DE LADOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 8 un moment de repos, où cette décroissance s’arrêtera? Pourquoi enfin cette foi dans la persévérance des efforts de l’humanité? Ah! ne craignez pas de la confesser cette foi; dites hautement que vous êtes confiant dans votre amour pour vos semblables, dans leur amour pour vous; dites que vous croyez è la volonté progressive de l’humanité; dites que vous croyez que le monde, où votre volonté s’exerce, en favorise hii—méme les développements; dites encore que vous croyez qu’un lien d’amour unit étroitement, et d’une manière indissoluble, l’homme à ce qui n’est pas lui, et que ces deux parties d’un même tout, s’avançant ensemble vers une commune destinée, s’aident mutuellement de leur amour, de leur sagesse et de leurs efforts. Alors flette loi que vous venez d’exprimer; cette loi que le savant n’a pas créée, et qu’il ne saurait même justifier que par sa foi en elle; cette hrpothèse d’ordre que conçoit le génie, et qui sert de base à la science; cette loi universelle qui régit l’homme et le monde; cette volonté puissante qui entraîne sans cesse vers un meil4- leur avenir, nommez-la sans crainte : c’est la vo. buté de Dieu. 88 EXPOSITION SEIZIEME SÉANCE. LETTRE SUR LES DIFFICULTÉS QUI S’OPPOSENT AUJOURD’HUI A L’ADOPTION D’UNE NOUVELLE CROYANCE lOELIGIEUSE. Je souffre avec toi, mon ami, des difficultés que tu éprouves, quand tu t’efforces de délivrer ton frère des préjugés critiques qui enveloppent sa forte capacité : c’est une conversion bien digne d’exciter ton zèle, car elle aurait. certainement d’heureux résultats pour la doctrine, et aussi pour ce cher frère qui jouirait comme nous des espérances que Saint-Simon nous a fait concevoir, du bonheur qu’il nous a donné. Dis-moi tout ce qne tu feras pour atteindre ce but; de mon côté, je vais essayer de te donner quelques avis sur la manière dont tu dois diriger tes attaques, parce j’ai fait tous les pas que ton frère serait obligé de faire, pour quitter la route étroite dans laquelle j’ai été engagé comme lui. En te parlant de moi, ce sera ton frère que j’aurai en vue. DE LA. DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 89 Tu le sais, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir de l’insuffisance des études polytechniciennes; je sentis assez promptement leur peu d’étendue; et l’économie politique, la philosophie, les travaux de Cabanis, GalE, Destutt de Tracy, Bentham, me firent reconnaître que les mathématiques, et en général les sciences dites positives, n’étaient que des préparations à de plus hautes études. Mon admiration presque exclusive pour les hommes que notre siècle appelle les savants par excellence, ceux qui s’occupent de la matière et du mouvement, fut ébranlée; ou du moins, abandonnant les corps bruts, je me mis avec ardeur au courant des idées générales sur les étres organisés. Là encore j’étais au milieu des brutistes; je pris comme eux un scalpel, et je me mis à anatomiser, à disséquer le corps social. Les économistes surtout m’avaient séduit; ils travaillaient sur la matière, j’avais toujours du positif sous les yeux. Cependant je sentais une lacune, un vide immense à remplir: les rêveries de M. Say sur les produits immatériels, l’effort malheureux qu’avait tenté Storch pour analyser ces produits et composer une théorie des richesses morales et intellectuelles, m’avaient dérouté; EXPOSITION d’ailleurs je voyais avec quelque défiance les écarts d’une science qui, jusque—là, n’avait guère eu la prétention d’embrasser que les faits qui se résolvent en produits matériels Je fis alors tous mes efforts pour raccorder ces vues bâtardes d’économie morale, avec celles de la physiologie, également morale, et celles de la philosophie toujours morale, professées par les hommes que je t’ai nommés tout à l’heure; mais je m’aperçus sans peine que les principes ou les do grnes auxquels j’arrivais ainsi n’avaient pas le pouvoir de m’inspirer une généreuse confiance, et que j’étais insensiblement conduit au doute sur presque toutes les questions fonda-. mentales. Le doute ou l’indifférence est une maladie de langueur qu’il est impossible de supporter longtemps; car l’homme est un être éminemment sympathique qui ne saurait, sans mourir, rester complétement froid à l’égard de ce qui l’entoure: il n’aurait, dans un pareil état, aucun motif de relation, aucun mobile d’action, que ceux qui sèraient nécessaires à l’entretien de es forces phrsiques il serait réduit à l’état de bête brute, ou mieux encore, il serait désorganisé, et complétement semblable au minéral; sa vie DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 91 présenterait irn phéhomène aiinloue à celui de la cristallisation. Le doute me. pesait donc; je m’en débarrassai, en renonçant (â mon insu) aux habitudes scientifiques qui m’y avaient conduit. 1evé par nos brzztistes dans une indifférence complète pour la recherche des causes; je niai l’existence de ces causes. Me maîtres m’avaient dit, et moi- même je répétais sans cesse, que la science de‘ .rait s’arrêter là où les phénomènes ne sont plus observés; eh bien j’oubliai ce grand principe, et je cherchai. à démontrer la non-existence des choses qu’il m’était impossiNe d’expérimenter. Je nie rappe]le avec quelle complaisance j’o sais crôire que je prouvais l’absurdité de toutes les croyances qui établissent un lien entre l’existence finie de l’homme et l’existence infinie de l’univers; avec quelle rigueur mathématique je croyais pouvoir nier l’immortalité par- exemple, omrne si mon compas géométrique ou mon scalpel avaient prise sur l’éternité, enfin comme si un cadavre m avait répondu: Tout est fini. Heureusement je m’arrêtaI : pour mon bonheur Saint-Simon me retint sur les bords du guffre où je me plongeais; il vint m’arracher à EXPOSITION la dissolution morale complète dont j’étais menacé. Peut-être ne comprendras-tu pas dabord, mon ami, pourquoi je dis qu’un gouffre s’ouvrait sous mes pas, et qu’en abandonnant le doute de l’impossibilité, pour nier une des deux hypothèses qui le résolvent, tandis quej’adoptais l’autre, je m’avan&ais vers une dissolution complète: rien n’est plus vrai cependant, et ma démoralisation aurait été d’autant plus grande, que j’aurais eu une plus grande capacité. Les hommes vulgaires sont les seuls qui puissent obéir à de bons sentiments que leur raison repousse; ils ont, si je peux m’exprimer ainsi, le coeur organique et l’esprit critique; ils éprouvent des sentiments qui les unissent, qui les lient à tout ce qui les entoure, et ils obéissent en mêmé temps à un rationalisme qui les en détache, qui les isole, qui les ramène toujours à leur individualité. Nous les voyons parents dévoués, amis assez sûrs, citoyens presque chauds, patriotes tièdes; ce sont des philanthropes qui ont besoin de bals et de spectacles pour faire l’aumône. Oui, mon ami, l’athéisme conduit à l’immoralité, parce que cette sublime synthèse, Dieu existe, est de la même nature que celles qui ser DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 93 vent de base à toutes les idées morales; d’où il résulte qu’en la niant, avec un peu do rigueur logique et de persévérance, on doit aller fort loin dans les voies de l’égoïsme. Si tu n’aperçois pas, du premier coup d’oeil, l’uinon intime qui existe entre le grand axiome de la science de l’univers et ceux de la science de l’homme, si tu crois que la morale repose sur des bases plus solides, plus matérielles que le sentiment religieux, examine les ouvrages des hommes qui ont analysé la morale, calculé le dévouement, et dis-moi si ces rigoureux logiciens, si ces sévères matérialistes, qui se moquent des rêveries du sentiment, ne se sont pas aussi payés de pures hypothèses : demandez- leur à quoi sert la morale. A resserrer le lien social, répondront-ils mais pourquoi une société unie? pourquoi même l’état sauvage, célébré par Rousseau? pourquoi enfin l’espèce humaine? Que me fait à moi la force du lien qui unit les hommes? que me fait leur existence, la mienne? que m’importe de donner le jour à des enfants qui, bientôt sans doute, le verront se lever avec la même indifférence que j ‘éprouve en le regardant finir? Ainsi parlerait un être qui se serait fermé le 94 EXPOSITION vaste champ de l’hypothèse; mais cet être impassible, froid comme marbre, existe-t-il? L’imagination, le sentiment lui manquent; rien ne l’émeut; il n’aime, il ne désire, il n’espère rien; est-ce donc là un homme? Maintenant, écoute les faiseurs d’hypothèses: l’un, c’est Byron, Goethe, ou tout autre démon critique; ce n’est pas dans le chaos, c’est dans l’enfèr qu’il se plonge; ce n’est pas la monotone uniformité des choses humaines qui le frappe; sou âme n’est pas assoupie dans l’indifférence; les ennuis du doute ne l’ont; pas engourdie; son choix et fait entre les deux liopothèses.; c’est le désordre qu’il chante; c’est pour peindre le vice, le crime, que son imagination trouve des couleurs. L’autre, au contraire, croit à un heureux avenir; il espère et il brûle de communiquer ses chères espérances: c’est l’ordre, c’est l’harmonie qui fait battre son coeur; il la désire, et ce désir domine tellement ses espérances, qu’il donnerait jusqu’à sa vie, si cefte harmonie vers laquelle tendent ses voeux le lui ordonnait. Oui, mon ami, ces mots, ordre, religion, association, dévouement, sont une suite d’hy pothèses oorrepondaates à colles-ci : désor DE LA DOCTRINE SAINT.-SII1ON1ENNE dre, athéisme, individualisme, égoisme. Tu trouveras peut—être que je traite. bien mal la série organique, en lui donnant le même fondement qu’à la série critique, en les rattachant l’une et l’autre à deux conjectures; rassure-toi. Si je dis que deux hypothèses existent, j’affirme au même instant que l’humanité repousse l’une avec horreur, et embrasse l’autre avec amour; j’affirme qu’elle s’attache, irrésistiblement à celle de ces deux hypothèses qui lui promet un heureux avenir; j’ose dire enfin qu’elle réserve aux élèves de Saint-Simon, s’ils lui rendent l’espérance, une couronne plus belle encore que celle dont elle a paré la tête des premiers chrétiens. Mais que viens-je de dire? Une couronne., la gloire, l’immortalité, voilà notre religion, s’écriera ton frère, avec tous les athées de notre époque; et ils se précipiteront avec ardeur pour témoigner de leur croyance: tous les sentiments généreux, comme l’a dit Chateaubriand, se réfugieront sous les drapeaux; le soldat républicain mourra aussi pour sa foi; il saura aussi ce que valent les souffrances du martyre. Telle est l’heureuse contradiction que je te signalais tout à l’heure onrenie Dieu, le grand 27 Vol. 41 96 EXPOSITION Dieu, le seul Dieu, celui qui VIT en toutes choses; mais on se voue au culte des divinités secondaires; on se dit athée, on est paieri; la liberté, la raison, la patrie, ont dos autels, ou du moins règnent au fond des coeurs; tandis que la grande patrie, la seule où réside une liberté véritable, parce que l’inteiiience et la force y sont soumises à l’AMOuR, ne reçoit aucun culte. Mais revenons à moi, mon ami; je veux dire aussi revenons à toi, à ton frère, à nous tous, enfants du dix-hutième siècle, car les mêmes épreuves nous sont réservées. J’avais donc quitté le froid scepticisme poul’ faire des hypothèses; involontairement les causes m’occupaient; je voyais qi’elles avaient éternellement intéressé les hommes : qu’ils avaient toujours dit avec Virgile : Feux qui potuit rerum cognoscere causas; enfin que l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, sans cesse adoptées ou rejetées, ne pouvaient être considérées comme des questions oiseuses, indifférentes au bonheur de l’humanité. Sans doute les esprits faibles, les hommes médiocres, ceux surtout que d’étroites spécialités absorbaient, ont pu passcr, sans s’y arrêter, devaut DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 97 ces immenses problèmes, mais les grands hommes, au contraire, sous les noms philosophjques de spirtualistes ou materialistes, ou bien sous les noms religieux de croyants ou d’athées, n’en ont-ils pas fait, pour ainsi dire, l’occupation t le but de toute leur vie? Ont-ils pu échapper à la nécessité de se prononcer pour l’affimative ou la négative? Eh bien! je fis môn choix; Leibnitz, Pascal, Newton, ne m’arrêtèrent pas; je ne me bornai pas à dire avec Montaigne : Que suis-je?je répétai le fameux post mortem nihil, et je me débattis [tant que je pus pour en donner des preuves. Relis les lettres que je t’écrivais à cette époque; comprends-tu, mon ami, comment moi, qui crois dire ce que je pense, ce que je sens, j’ai pu faire des plaidoyers aussi vides de conviction et de foi? La raison en est simple, c’était dans la science que je cherchais mes preuves; et,. je te l’ai déjà dit, ce qu’on appelle la science, aujourd’hui, n’a pas prise sur ces questions; elle ne peut considérer leurs solutions que comme des axiomes, car elles sont au-dessus d’elle. Au reste, ces efforts d’athéisme me rendirent service, car je ne tardai pas à reconnaître l’im 98 EXPOSITION puissance des vérifications de la science pour ou contre les idées Dieu et immortalité. SaintSimon acheva ma conviction; et lorsque, pénétré de sa doctrine, je me sentis assez fort pour prouver à tous les savants du monde qu’ils ne sauraient rien dire de satisfaisant contre les croyances religieuses, et qu’ils se mettent eux- mêmes en révolte contre leur propre méthode, dont ils font tant de bruit, lorsqu’ils osent faire la guerre à Dieu, le grand pas était fait, j’avais reconquis ma qualité d’homme, j’avais donné à la science sa véritable place, je pouvais croire aux inspirations de mes sympathies. Admirable progrès! dira ton frère; se féliciter d’entrer dans le domaine des illusions, de croire à ce qui ne saurait être matériellement vérifié, de se bercer de rêveries, de s’efforcer dans le vague; les savants airorxt-ils donc aussi leur romantisme! Eh! qu’est-ce donc que la science classique? Malgré ses progrès qu’on nous vante, a-t-elle su, depuis dix-huit siècles, faire un traité de morale qui approchât, même très-faiblement, de l’Évangile? Pour nous reprocher de nous abandonner aux illusions !e. nos sympa thies il faudrait qu les savants nous prouvassent que DE LA DOCTRINE SMNT-S1MONIENNE 99 l’homme, s’il est calculateur, raisonneur, n’est pas aussi une créature sympathique, susceptible du dévouement le plus passionné, le plus irréfléchi même nous, au contraire, nous disons qu’il se passionne et réfléchit, qu’il prévoit, invente, d& couvre, imagine et vérifie; qu’il conçoit des dé.. airs et calcule les moyens de les satisfaire. Mais allons plus loin pourquoi parler avec dédain, avec mépris, de ces illusions? « Parce qu’elles ont fait le malheur du monde, disent les critiques; parce qu’elles ont imposé d’ab— surdes, d’horribles croyances; parce qu’elles ont donné la puissance à quelques fourbes privilégiés, qui s’en servaient pour exploiter les masses; parce qu’elles ont excité des guerres cruelles entre les peuples. » Eh bien,. soit!. repoussons donc tontes les croyances du passé; elles ont, dites-vous, maintenu l’antagonisme; elles ont permis l’exploitation de l’homme par l’homme; elles ont sanctifié l’esclavage et la guerre; c’en est assez pour qu’elles nous fassent horreur; car nous croyons à l’association définitive du genre humain, nous espérons cet heureux avenir, nous sentons qu’il nous est destiné, et nous ferons tout pour l’atteindre. Poursuivez dono les smpathies égoïstes qui établissent la lutte 100 EXPOSITION et le désordre, nous nous joindrons à vous pour les combattre; mais respectez, adorez celles qui font croire aux hommes qu’ils ne trouveront le bonheur que là où régneront la paix et une délicieuse harmonie. Tu le vois, je passe condamnation à l’égard des croyances du passé pour faire plus beau jeu à nos adversaires; mais est-il possible que ceux qui s’élèvent contre les illusions soient eux-mêmes aveugles à ce point? Et qui donc a combattu constamment l’antagonisme? Qui a détruit les habitudes sanguinaires de l’enfance de l’humanité? Qui a soutenu le faible, aidé le pacifique à briser le joug de fer qui pesait sur lui? Quoî! nous nous plaisons à célébrer la gloire d’Aristote et la puissance du syllogisme, les travaux d’Archimède, les découvertes de Gaulée et de Kepler, les calculs de Newton et de Laplace, et nous ne saurions trouver dans nos coeurs que l’injure et la haine pour ces rêveurs sublimes, pour ces hommes divins qui n’ont eu qu’à proclamer leur foi dans un meilleur avenir, leur croyance à de plus pures destinées, pour les entendre répéter avec enthousiasme par l’humanité entière, pour l’arracher à la barbarie, pour la rapprocher sans cesse de l’avenir DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 101 Essayez donc, superbes contempteurs de rêveries religieuses, de rédiger, si vous pouvez, votre acte de foi, ou plutôt d’incrédulité, votre théorie morale, cathéchisme des égoïstes; voyez si cent personnes seulement consentent à les apprendre par coeur, à les réciter et commenter chaque jour avec joie; faites encore un effort, entonnez un Te liberlatem laudamus, mais tremblez si votre hymne a trouvé des échos! C’est à toi seul, mon ami, que. je peux dire de pareilles choses; Dieu me garde de parler aujourd’hui du Credo, du Pater et du Te Deum à ton frère! à ton frère qui connaît Homère et n’a pas lu la Bible; à ton frère qui sait par coeur Virgile et plusieurs passages de Cicéron, mais qui n’a pas ouvert saint Paul ou saint Augustiu; à ton frère enfin qui a lu Helvétius, Dupuis, Vo!ney et même Dulaure, mais qui ne connaît l’Évangile et le Cathéchisme que par Voltaire, et se glorifiait l’autre jour devant toi de n’avoir jamais jeté les yeux sur de pareils livres. Sourions à notre tour de pitié, ou plutôt gémissons ensemble en voyant les tristes fruits de notre éducation classique, et l’orgueilleuse suffisance de ces hommes, si savants sur le passé de l’humanité, qui connaissent à fond un EXPOSITION ou deux siècles de la Grèce et de Rome, et leur dix-huitième siècle, et qui n’ont, sur les raons de leur bibliothèque (comme dit De Maistre en parlant de Voltaire) aucun des GRANDS Livas des destinées humaines. N’est-ce pas le cas de dire comme saint Augustin, lorsqu’il répondait à Dioscore qui le consultait sur quelques passages obscurs, de Cicéron « Thémistocle ne craignait pas de passer pour malhabile lorsque, dans un fesl,in, il s’excusa de jouer de quelque instrument, déclarant qu’il n’en savait pas jouer; et, comme on lui demandait ce qu’il savait donc, il répondit : Je sais d’une petite république en fûire une grande.» Eh bien oi sont les républiques plus fortement constituées quo celle de Moïse; plus étendues que celle qui a ét6 conçue par le Christ et réalisée par les travanx de son Église? Qu’on nous montre, dans les in - nombrables constitutions recueilles par A ristote, dans l’utopie politique de Platon, dans celle de Cicéron, des dogmes qui aient su commander l’enthousiasme et le dévouement, non pendant quelques jours, pendant quelques années, et à quelques hommes studieux, ermites retirés du monde, mais pendant une longue suite de siècles, mais partout, comme le su— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 103 rent les prières do l’1glise là où elles se firent entendre. Pauvres médecins de l’humanité, vous ne l’avez jamais vue saine, et vous voulez la guérir! Vous l’étudiez privée de chaleur, laissant échapper quelques cris de désespoir, derniers accer ts du génie; mais vous êtes sourds, vous êtes aveugles, lorsque pleine de force et d’avenir, elle vous montre elle-même les sources de la vie, l’espérance et l’amour. Ton frère, me dis-tu, vient de faire un prodigieux effort; il a consenti à ouvrir De Maistre; il t’a promis de lire Lamennais, et, dans l’intervalle de la loi départementale et du budget, qui l’absorbent, il a consacré quelques instants à feuilleter Bal1ancho C’est beaucoup, et je t’en félicite; mais je me trompe fort, ou cette première lecture laissera de bien faibles traces dans son esprit: ses préjugés conserveront presque toute leur force, si tu n’aides pas de quelques commentaires un travail qu’il fait avec répugnance, et qui, tu le sais, ne peut être que préparatoire, puisque la vue d’avenir manque presque entièrement chez tous les écrivains que je vÎens de nommer. Que l’esprit de Saint-Simon, nôtre mattre, soit donc toujours, par tes soins, 1o EXPOSiTION entre ces auteurs et lui. Déjà, pius d’une fois, tu as été témoin de cette grossière méprise dont nous sommes l’objet; tu as bien vu des gens qui, nous entendant parler, comme nous le fai-. sons, des idées religieuses et du christianisme, nous ont pris pour des chétiens du treizième siècle. Parce que nous savons apprécier les prodigieux fondateurs de l’Église romaine et ses derniers défenseurs, peu s’en faut qu’on ne nous foudroie des noms de papistes, ultramontains, jésuites. Cette méprise, il est vrai, parait inévitable, si nous en jugeons par l’expérience du passé, puisque les disciples du Christ et ceux des apôtres ont été longtemps encore nommés juifs avant d’être désignés par le nom de chrétiens: nous devons aller toutefois au—devant de cette erreur, parce qu’elle tient à une mauvaise manière d’envisager et le christianisme et l’avenir saint—simonien. Efforce-toi d’empêcher ton frère d’ tomber en fixant son attention sur quelques-uns des points capitaux qui différencient les deux doctrines; fais-lui sentir... Mais je m’éloigne du but que je m’étais proposé en commençant à t’écrire, ou plutôt j’intervertis l’ordre que j’aurais dii suivre pour te raconter les combats que j’ai eus à soutenir contre le vieil DE LA DO(TR1NE SAINT-SIMONIENNE 105 homme pour me régénérer; je reviendrai au lectures de ton frère, et surtout à la méprise que je te signalais tout à l’heure, à la confusion entre la doctrine de l’avenir et celle du moyen âge, parce que moi-même j’ai failli en être quelque temps victime. Reprenons au moment où j’ai reconnu la nullitd des vérifications scientifiques pour ou contre l’idée de Dieu. Alors je commençai à faire un retour sur moi- même; je me demandai Si une faculté nouvelle venait de m’être donnée, ou bien si simplement elle sommeillait et avait été tirée de sa léthargie par Saint-Simon. Je voulus savoir si, au moment où je faisais une guerre acharnée aux idées religieuses, à mon insu je n’étais pas religieux; si je n’étais pas déjà aussi ABSURDE que me le paraissaient les hommes qui croyaient bo nement à l’immortalité, à un principe d’ordre, de vie, d’amour, indestructible, éternel. Bientôt se présentèrent à mon esprit tous ces grands mots qui avaient eu si souvent le pouvoir de faire battre mon coeur : liberté, devoir, patrie, conscience, gloire, humanité. Humanité! d’où vient qu’en prononçant Ïe nom de ce grand être collectif, en songeant à son EXPOSITION heureux avenir, en voyant ses souffrances passdes, en pesant les chaînes dans lesquelles il se débat encore, ma main tremblait, m on coeur brûlait d’agir? Quoi! je me passionnais pour un être qui vit dans le temps et dans l’éternité, dont l’origine et la fin m’étaient inconnues, qui ré- skie partout et nulle part, pour un gre qui a un inépuisable tréor do récompense pour les bons, c’est-à-dire pour ceux qui l’aiment, et qui punit les méchants, les égoïstes, par la malédiction de tôus les. siècles! Comment l’homme qui croyait au néant, nu retotr éternel à la terre, au sommeil sans réveil, sentait4l cependant palpiter son coeur en songeant à la manière dont la postéi’ité pourrait un jour prononcer son nom? Que lui faisait donc la gloire? Pourquoi aurait-il voulu mourir comme Socrate? Pourquoi lé sort du Christ crucifié pour le salut de l’humanité barbare, pour l’émancipation de l’esclavage, faisaitil couler ses pleurs? Devait-il rougir de sa faiblesse et cacher ses larmes?Devait-il craindre le sourire du sceptique et de l’athée? Non, mon ami, l’athée ne sourit pas en voyant cette chaleur, cet amour pour la divinité que j’adorais; mais l’homme vraiment religieux sourit, il regarde presque en pitié la petitesse de nos sen— DE LA D0CTRI1E MtNT.SIMONIENNE O1 tirnents, I’autèl mesquin de la philanthropie. « Ouvrez les yeux, nous dira-t-on, voyez les limites bornées qui renferment votre Dieu. Qui! vous avez un monde immense, jnfirtj, devant vous, et votre vue reste fixée sur la terre! Que dis-je, sur la terre? Sur l’une des espèces orga nisées qui la couvrent. Oui, certes, la roble créature au culte de laquelle vous vous êtes voués est digne de compter siw votre amour; vous l’aimez, sans doute, parce que vous éprouvez une sainte admiration, en voyant la générosité des sentiments qui l’animent, la régula. rué de marche progressive, la grandeur de ses actes : vous trouverôz en elle AMOUR, scmwcs et FORCE. Eh bien! examinez comment elle exerce ce triple attribut de sa puissance. La SCIENCE, elle l’emploie k découvrir, de siècle en siècle, quelques-unes des lois du monde; et, chaque pas, dans cette route sans limites, lui fait de plus en plus sentir l’étendue immense du champ qui reste ouvert devant elle. Sa FoRcC, elle s’en sert pour modifier, combiner, transporter la matière; et ici encore, plus elle s’avance, c’est-à-dire plus elle semble se rapprocher de l’impénétrable secret de la création, plus elle sent son impuissance à le découvrir. Son 10$ EXPOSITION AMOUR, la science et l’industrie viennent de vous montrer l’objet sur lequel il doit inévitablement s’exercer. Oui, c’est la SAGESSE ÉTERNELLE qui possède le secret du monde et nous appelle sans cesse à le coNNAÎTRE; c’est la REAUTé PARFAITE qui se révèle à nous, en donnant à l’homme la force d’EMBELLm le monde, et au monde la propriété d’EMEELuR l’homme; c’est l’ÉTRE dont la RONTÉ INFINIE nous rapproche d’elle chaque jour, en nous faisant aimer de plus en plus TOUT CE QUI EST c’est enfin la souveraine science, la souveraine force créatrice, le souverain AMOUR que votre Dieu lui-même, que l’humanité adore. Prosternez-vous donc avec l’humanité aux pieds de son Dieu, il est aussi le vôtre, chantez avec elle les louanges du maître aux lois duquel elle obéit avec amour. » Que mon langage est faible, mon ami, quand je veux faire parler l’homme religieux! Ma parole, je le sens, n’est plus imprégnée des vapeurs empoisonnées de la critique; mais la crainte de frapper des orilles contractées par les accents du glacial syllogisme vient sans cesse la refroidir. Longtemps encore, peut-être, serons—nous obligés de traduire ce que je viens de te dire en un idiome plus vulgaire, en langue dite scient iii- DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 109 que; longtemps encore, quand nous voudrons prononcer ce nom qui a fait tressaillir de joie, de crainte, d’espérance, l’humanité tout entière, pendant plusieurs milliers d’années, ce nom que Newton n’entendait qu’avec un saint respect, nous serons contraints, pour éviter le rire de notre siècle moqueur, de démontrer MATHI MATIQUEMENT, pour ainsi dire, et par un froid calcul de probabilité, que nos croyances sont celles que professera l’avenir. Garde-toi donc de répéter à ton frère ce que je viens de te dire sur la philanthropie, ou du moins sers-toi d’une autre forme qui conviendra mieux à ses habitudes intellectuelles, et qui n’est d’ailleurs qu’une autre expression de la même idée. Fais—lui comparer le fétichisme, le polythéisme, la religion juive et le christianisme; montre-lui enfin que le Dieu des philanthropes, l’humanité, a toujours reconnu et adoré un Dieu de plus en plus supérieur à lui. Qu’il réfléchisse un seul instant de bonne foi, en conscience, au genre d’émotions que lui fait éprouver son amour sincère pour l’humanité; soisen sûr, il lui sera impossible de ne pas reconnaître qu’elles sont aussi hypothétiques, mais beaucoup moins larges que les émotions HO €XPOSIT1ON dites religieuses. Alors le philanthrope lui apparaîtra tel qu’il est, dévôt de second ordre, à qui la poésie est refusée, qui est privé du sentiment des beaux-arts, et surtout de la parole s’mpathique qui électrise l’humanité. Non, mon ami, ton frère n’r résistera pas accable-le d’exemples que lui-même ne pourra récuser, car il aime la poésie, la musique, la peinture,, l’architecture; le théétre l’émeut; et la tribune populaire, animée par flémosthène, Cicéron, Fox, Mirabeau et Foy, est le plus beau spectacle que son imagination puisse concevoir. Acéable-le d’exemples, te dis-je, ils ne te manqueront pas; demande-lui ce qu’ont fait Virgile, Ovide, Lucrèce, pour le bonheur du monde quels sont les sujets qui ont inspiré Handel, Mozart, Haydn, Chérubini, Rossini lui-même, quand ils ont fait leurs plus beaux ouvrages; quels sont ceux pour lesquels Raphaèl, Michel— Ange, ont trouvé leurs plus belles couleurs; qu’il L’indique un seul monument profane qui ne soit écrasé par nos pieuses basiliques; et s’il ose se réfugier sur le théâtre, s’il te nomme Talma, avec l’enthousiasme de CicérGn pour Roscius, ménage-le, ne l’écrase pas en lui opposant ces sublimes acteurs ces grands maîtres DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE ni de la parole, ces divins orateurs qui révélaient aux peuples barbares les espérances chrétiennes; ne profane pas les noms des sainl Paul, saint Augustin, saint Chrysostome; prends le plus obscur des curés de village, pénétré de la morale évangélique, et parlant à des croyants comme lui; alors, comptez ensemble, ton frère e toi, les actes moraux produits par l’influence de la chaire, ou par celle du tréteau décoré. Ah! mon ami, combien cette dernière idée me peine, ou plutôt, combien elle excite en moi de regrets, et surtout de désirs! Moi aussi, comme ton frère, ému, tremblant, troublé, je pleure aux accents de Desdérnone, de Tancrède ou d’Arsace; mais des larmes coulent encore de mes yeux lorsque les siennes sont déjà taries. — Que font ici toutes ces femmes qui m’entourent? Parées comme en un jour de fête, viennent-elles, dans cette salle brilLante, assister au triomphe de l’une d’elles? Est-ce la plus aimante que l’on va couronner? Oui, c’est la plus aimante, c’est la plus passionnée, c’est, de toutes les femmes, celle qui a la plus grande puissance sur les cœurs.. Voilà donc la Syhille de nos jours; voilà l’être qui possède le secret des nobles inspirations! Est-ce là, nous dirait un chrétien, la Vierge pure 112 EXPOSITION que vous adorez? Grand Dieu! dans quel temple l’avez-vous placée!!! Quittons ce sujet, il fait mal. D’ailleurs, ce n’est pas sur ce triste terrain que tu auras le plus rude combat à soutenir; je t’ai parlé de la tribune plébéienne, et des orateurs dont la puissante voix, répétée par des échos fidèles, anime un nombreux auditoire, ou se répand au ioin pour agiter les peuples: c’est là que ton frère, confiant dans la victoire, se défendra avec le plus de chaleur; c’est de là qu’il croira avoir foudroyé tous nos bataillons, en lançant sur Bossuet, Bourdaloue, ou Massillon, noble, mais impuissante arrière-garde du catholicisme en déroute, le colosse du xvii siècle, Mirabeau. Ne t’arrête pas à le faire rougir de l’arme empoisonnée dont il se sert contre nous: non, ne t’attaque pas d’abord aux personnes; plus tard ton frère sentira qu’il existe un lien entre la moraLité des actes et celle des doctrines va donc droit à celles-ci, et place-toi sans crainte sur le terrain de ton adversaire. Eh bien! quelles sont les oeuvres de Mirabeau? Quelles sont celles de son siècle, qu’il représentait en tous points si dignement? Ils ont brisé le joug du passé; ils ont détruit l’empire de la DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 113 théologie chrétienne et la féodalité. Pour accomplir une pareille tâche, quelles passions ont-ils excitées dans les coeurs? La défiance, la HAINE, la VENGEANCE; que dis-je? la soif du sang même; voilà les échos que l’orateur devait fatiguer de ses cris, et qui répéteraient bientôt liberté, é,qalité, fraternité, ou LA MORT. Voyons actuellement les chrétiens. Eux aussi avaient un passé à détruire; eux aussi ont,fait la critique amère d’une théologie antique et des puissances de la terre. L’oeuvre qu’il venaient accomplir exigeait-elle moins de force, moins de génie? Était-il plus facile aux héritiers du siècle d’Auguste qu’à ceux du siècle de Louis XIV de démolir le vieil édifice? Ah! les apôtres avaient encore bien d’autres ennemis à combattre. Toutes ces innombrables sectes philosophiques, qui se disputaient l’empire du monde, et dont une seule touchait aux portes de l’avenir, devaient disparaître à leur voix; toutes devaient perdre leurs noms, pour se rallier à celui du CHRIST, en conservant toutefois, dans les hérésies, la marque de leur origine, jusqu’à ce que l’unique chaire de saint Pierre s’élevât sur les ruines du Lycée, du Portique et de l’Académie. XPOSIT1ON Écoutons donc ces citorens rebelles, ces ardents révolutionnakes; eux aussi veulent la paix des chaumières! mais, pour l’obtenir, ils élèvent le palais du seigneur, eux aussi prêchent la lutte et la guerre; mais quel est l’ennemi qu’ils apprennent à l’homme à redouter et à combattre? C’est l’homme lui-même, c’est l’égoïsme; et, pour nous e faire triompher, les armes qu’ils mettent en nos mains ne sont pas la défiance et la flAIN, ils ne nous excitent pas à la VENGEANCE; c’est dans la foi, l’EsPinANca et l’AMOUR qu’ils nous enseignent à trouver des forces. Arrêtons-nous ici, mon. ami, nous venons de découvrir le secret de la puissance chrétienne, et la cause du règne éphémère de la critique. Nous savons pourquoi la destinée des orateurs athées est de passer du Capitole à la Roche Tarpéienne, de la montagne à l’échafaud, de l’apothéose à l’oub]i; nous connaissons la véritable cause de l’ingratitude, si bien avouée et si peu comprise, des républiques; nous savons pourquoi elles immolent tant de victimes, autour desquelles résonne encore l’écho de la faveur populaire; mais flous sentons aussi pourquoi le jour de gloire du chrétien, le jour où il assurait à son DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE H nom l’immortalité, où il conquérait l’amour de la postérité, était celui où il cueillait la palme du martyre. Quoi! dira-t-on, c’est eu prêchant la foi, l’Oh béissance aveugle, qu’on renverse un pouvoir détesté, une autorité despotique t c’est en pros. fessant des dootrine si favorables au puissant qu’on prétend affranchir le faible I Arrive-t-on la liberté, par l’esclavage? Mrstère incompréhensible pour nos philosophes, qui étudient si soigneusement l’homme dans leur conscience, et qui n’écoutent pas la voix de la conscience humaine! paradoxe monstrueux pour nos publicistes, apôtres do l”iadê— pendence, qui oublient que l’homme, que l’être social, dépend nécessairement de la soCiété dont il fait partie I miracle pour tOus, puisque tous savent, n’en pas douter,que la parole soumise, humble et pacifique du GrnusT a réellement brisé les chaînes de l’esclave I Pour nous, au contraire, plus de miracle, plus de mTstère dans cette sublime manifestation de la bonté divine; nous remontons à la source pure où la philosophie et la politique chrétiennes ont puisé leur supériorité sur celles de la Grèce et de flome, à cette source où Saint-Simon a su 116 EXPOSITIOt trouver de nouvelles eaux, cachées aux chrétiens mêmes, et qui nous donnent le pouvoir et le droit de condamner toutes les doctrines de nos jours, comme celles du passé. Oui, mon ami, c’est en prêchant l’obéissance à la volonté d’un DIEU d’amour, qu’on détruit en môme temps et l’anarchie et le despotisme, c’est— à-dire l’égoïsme de l’ignorance comme celui de la science, les désirs impuissants, et cependant destructifs de la faiblesse, comme les prétentions orguilleuses de la force. Toute doctrine philosophique qui ne se propose d’atteindre que l’un de ces deux buts, est fausse, incomplète, inappli— ‘cable dans l’état organique de l’humanité; c’est de l’épicuréisme ou du stoïcisme, de l’égoïsme matérialiste ou spiritualiste; mais, je te l’ai déjà dit, c’est toujoirs de l’égoïsme : celui-ci n’envahit jamais les masses; il reste à l’usage de quelques individus concentrés en eux- mêmes, dont il charme les contemplations soutaires; l’autre s’écoule à pleins bords sur l’humanité malade, à ces époques de crise, où, lasse d’une existence caduque, sans foi dans une vie meilleure, elle semble demander à la mort même un remède à ses maux. Tu te rappelles la joie que nous éprouvâmes DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 111 le jour où nous découvrîmes le vide de ces deux philosophies, et leur impuissance à gouverner le monde alors Saint-Simon ne nous avait pas encore éclairés; et, serviles imitateurs des Grecs et des Romains, lorsque, dégoûtés d’Épicure et de Zénon, ils volaient vers Alexandrie, faire de l’éclectisme avec les néoplatoniciens, nous quittâmes Helvétius et Rousseau pour Stewart, Reid et Laromiguière. Certes, nous faisions là un grand pas, puisque nous cherchions à nous détacher de l’égoïsme, et cependant nous marchions encore dans ses voies: en effet, à force de travail, prenant par-ci, par-là, quelques débris de toutes les doctrines, sans principe pour les choisir, sans lien pour les combiner, nous étions à peu près parvenus, l’un et l’autre, à des compUations informes, que nous appelions des doctrines; et ce n’était pas celles de Descartes ou de Malebran— che, de Locke, de Condillac ou de Kant; ces grands philosophes n’étaient plus nos maîtres; tu étais l’élève de ta conscience, moi de la mienne, et nous pouvions dire ce mot si doux pour l’égoïsme, ma doctrine. Eh bien! nous avons encore fait alors comme l’école d’Alexandrie; après avoir’ longtemps (18 1XPOS1TIGN battu l’un par l’autre les épicuriens et les stoïciens de nos jours; méprisant, comme les pla— tonieiens, suivant l’expression de saint Augustin, le bruit des faux philosophes qui allaient aboyer après nous, nous passâmes avec amour sous les étendards de l’homme par qui s’était manifestée à nous la volonté divineq Notre personnalité philosophique s’effaça devant le génie; nous ne craignîmes plus de reconnaître un chef, un guide, un maître, et quel maître! L’homme que son sjècle méconnaissait, délaissait, méprisait; celui dont la vie, toute de devoucinent, avait dû être un mystère pour l’égoïsme; celui qui, sur le bord de la tombe, au moment où tous les heureux du siècle se livreut au désespoir et appellent des consolations, au moment où les hommes, fatigués d’une vie inutile, témoignent tout au plus une stoïque indifférence; celui, dis- je, qui, de son lit de suffrance et de mort, excicitait notre ardeur en nous révélant les espérances de l’humanité, et nous imposait, par son exemple, le devoir de tout sacrifier pour réaliser ces espérances; celui, enfin, qui pouvait dire, comme Siméon : « Rfen n’empêche plus, grand Dieu., que je m’en aille en paix, piliaque mes yeux ont vu l’instrument par le- DE LA DOTlNE SAINT-SIMONIENNE 119 quel vous avez résolu de sauver le monde. » Le disciple bien-aimé de Jésus l’a dit, mon ami, on ne craint plus quand on aime; l’obéissanco est douce, la foi facile, lorsque le maître qui commando nous ordonne de croire aux nobles destinées de l’espèce humaine, lorsqu’il nous force de diriger toutes nos pensées, tous nos actes, vers un but qui sourit autant à nos coeurs. Apôtres de la liberté, nous répéterez-vous longtemps encore que la révolte est le plus saint des devoirs? Ne craignez-vous pas que l’arme terrible dont vous vous êtes servis en aveugles, parce quo vous ne vouliez que détruire, ne se tourne un jour contre vous? Ne tremblez-vous pas, en songeant que, bientôt peut-être, l’humanité, instruite par vous, se révoltera contre le joug pesant que, depuis deux sièoles, vos doctrines lui ont imposé? Vous qui nous citez sans cesse l’acharnement des premiers chrétiens contre les ennemis de l’Église, vous qui nous parlez de leurs cruelles vengeances, en oubliant que c’était dans les écoles où se professaient vos principes qu’ils avaient appris à se venger; vous qui savez, enfin, que ce n’était pas comme chrétiens, mais comme barbares qu’ils agis- 28 Vol. 41 120 EXPOSITION saient, puisque le Christ avait commandé le pardon des offenses, croyez-vous que les sociétés humaines n’auront jamais à leur tête des hommes dont elles chériront le pouvoir, dont elles voudront défendre l’autorité? Quoi! toujours des chefs détestés, toujours des maîtres qui complotent notre ruine, qui s’engraissent dans l’oisiveté de notre travail et de nos sueurs; toujours des monstres qui vivent de nos douleurs et de nos larmes! Votre avenir, c’est donc l’enfer? et vous voulez qu’on suive vos pas!!! Non, non, le son du tocsin, ce cri funeste, ux ARMES! doivent cesser de se faire entendre; ce n’est plus de sang qu’il faut abreuver nos sillons; l’incendie et la guerre ont assez longtemps dévoré le monde; cessez de nous enivrer de défiance et de haine; le moment est venu où l’humanité s’écriera comme Salomon: Retirez-vous, « aquilons furieux; doùces haleines du midi, « soufflez sur nous! » DE LA DOCTRTNE SAiNT-SIMONIENNE it DIX-SEPTIÈME SFANCE. DIVELOPPEMENT RELIGIEUX DE L’HOMME. FrIcrnsME, POLYTHISME1 MONOT1dtSME JUL ET CI1RTIEN. Le problème religieux sur lequel nous avons appelé votre attention est aussi vaste qu’il était inattendu: la solution que nous en avons donnée dogmatiquement a inspiré plus de répugnances, provoqué plus de contradictions que ne l’avait fait encore aucune autre de nos prévisions sur l’avenir de l’humanité; souvent même les vues que nous avions présentées jusqu’alors, quelque radicalement opposées qu’elles fussent aux idées reçues, avaient été recueillies, dès leur début, avec une faveur marquée. Tel n’a pas été le sort de nos prévisions religieuses. Ici, dès les premiers mots, nous avons vu le dix-huitième siècle, dont peut—être nous étions parvenus à ébranler le crédit sur une foule de points importants, ressaisir tout à coup son empire, et se lever en quelque sorte tout entier devant nous, avec toutes ses antipathies, toutes ses terreurs et toute sa dialectique dissolvante. EXPOSITION Ce phénomène, messieurs, n’était point imprévu de notre part; et, si vous vous rappelez quelques-unes des idées que tant de fois déjà nous vous avons préseutées, sur le caractère essentiel des époques critiques, vous verrez que nous devions nous y attendre. II serait superflu de revenir sur ce que nous avons dit à ce sujet nous vous rappellerons seulement ce point important, c’est. que le grand objet des époques critiques ou de destruction (et celle où nous vivons vous donne tous les moyens de faire l’observation que nous provoquons de votre part) est l’anéantissement des idées religieuses; que c’est à ce résultat, comme à leur dernier terme, que, sous mille formes diverses, et par toutes les voies possibles, viennent aboutir tous les efforts. Regardez, en effet, au fond des discussions scientifiques les plus profondes, des débats littéraires les plus graves qui s’engagent à ces époques; considérez avec soin le caractère des réorganisations politiques qui sont tentées, des théories sociales qui se produisent, et vous verrez que partout le but principal est d’exclure Dieu et du gouvernement du monde et de la pensée humaine. On comprendra sans peine qu’il ne peut en être autrement, puisque l’idée DIEU, n’est, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE j3 pour l’homme, que la manière de conoevojr l’u nité, l’ordre, l’harmonie; de se sentir une desti-. nation et de se l’expliquer; et qu’aux époques critiques, il n’y a plus pour l’homme ni unité, ni harmonie, ni ordre, ni destination. L’irréligion est donc le trait moral caractéristique des générations qui préparent les époques critiques, comme elle est le résumé général de l’éducation, de celles qui naissent et se développent dans leur cours. Parvenus, comme nous le sommes aujourd’hui, aux limites extrêmes de la critique, et lorsque tant de calculs ont été trompés, tant d’espérances déçues, la foi critique peut; bien, sans doute, être devenue chancelante à l’égard •de plusieurs des dogmes qu’elle avait consacrés; aussi concevra-t-on facilement que les esprits, dépouillés de leur ancienne ferveur, puissent, sur quelques questions particulières, se laisser séduire par une pensée organique d’avenir, dont d’ailleurs le caractère et la portée leur échappent, mais ce n’est pas sur la question religieuse qu’une pareille surprise est possible. Comme, dans le développement des idées critiques, c’est toujours elle, au fond, qui a été débattue; et comme la solution négative qu’elle a reçue alors EXPOSITION a été la base, la sanction de toutes les autres négations, il s’ensuit que, dès que cette solution vient à être attaquée, les esprits sont aussitôt instinctivement avertis qu’il s’agit du système entier des idées dont ils se trouvent en possession, et de toutes leurs affections générales; il est donc inévitable alors, comme nous le disions à l’instant, que le génie critique se réveille dans toute sa force, car, dans ces termes, la question devient directement pour lui une question de vie et dc mort. Or l’expérience de tous les temps prouve que l’humanité ne se laisse pas ainsi facilement déposséder, et qu’elle ne peut subir de transformation complète qu’après une lutte longue et pénible. Cette lutte, nous n’avons pas craint de la provoquer c’était risquer, nous le savions, de faire perdre aux idées que déjà nous avions produites la faveur dont elles avaient pu s’entourer; mais une telle considération n’a pas dû nous arrêter; car, aussi longtemps que la solution que nous avons donnée du problème religieux ne sera point admise, il n’y aura rien de définitivement établi quant aux idées que nous avons exposées, attendu que ces idées ne sauraient être comprises dans toute leur étendue qu’en les rappelant à DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE cette solution qui en forme le lien et la sanction. La discussion est maintenant engagée, il faut la suivre. Aujourd’hui que la première sensation d’étonnement qu’elle a nécessairement produite doit être dissipée, que les explications déjà données peuvent avoir suffi pour ôter à nos propositions leur caractère d’étrangeté, nous pouvons espérer d’être écoutés avec plus d’attention, avec moins de préventions que nous ne l’avons été d’abord. En proclamant que la religion est destinée à reprendre son empire sur les sociétés, nous sommes loin de prétendre assurément qu’il faille rétablir aucune des institutions religieuses du passé, pas plus que nous prétendons rappeler les sociétés à l’ancien état de guerre ou d’esclavage. C’est un nouvel état moral, un nouvel état politique qne nous annonçons; c’est donc également un état religieux tout nouveau, car, pour nous, religion, politique, morale, ne sont que des appellations diverses d’un même fait. Ce problème, bien que plus vaste qu’aucun autre, puisqu’il les comprend tous, bien que plus propre à intéresser les passions, puisque de sa solution doit dépendre le sort du système entier des idées, des affections dominantes, et des intérêts 126 EXPOSITION généraux de l’humanité, n’en est pas moins susceptible d’être posé et résolu dans des termes à la fois simples et clairs; les voies d’investigation à suivre, les moyens de démonstration à employer à son égard, sont les mêmes que pour tous ceux qui nous ont occupés précédemment; sous ce rapport, nous ne nons sommes point écartés des rôgles tracées au commencement de cette exposition : nous avons avancé, mais nous n’avons point dévié. Avant d’aller plus loin, nous croyons nécessaire, et de rappeler les termes généraux, préparatoires, dans lesquels nous avons présenté déjà la solution de ce problème, et de revenir succinctement sur les considérations auxquelles nous nous sommes livrés pour disposer les esprits à la recevoir. L’humanité, avons-nous dit, a un avenir religieux; la religion de l’avenir ne doit pas être conQue comme étant seulement, pour chaque homme, le résultat d’une contemplation intérieure et purement individuelle, comme un sentiment, comme une Idée, isolés dans l’ensemble des idées et des sentiments de chacun : elle dcit être l’expression de la pensée collective de l’humanité, la synthèse de toutes ses con’ DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE i2 c.eptions, la règle de tous ses actes. Non-seulement elle est appelée i prendre place dans l’ordre politique, mais encore, à proprement parler, l’institution politique de l’avenir, considérée dans son ensemble, ne doit être qu’une institution religieuse. Telles étaient les importantes propositions que nous avions à justifier; mais auparavant nous devions avoir à combattre des arguments, et en quelque sorte des axiomes critiques qui se présentaient à nous comme des fins de non-recevoir à l’examen même du problème que nous proposions. Ces arguments. étaient principalement tirés des progrès des sciences, de la considération des mrstères qu’elles avaient éclaircis, des habitudes de positivisme qu’elles avaient inculquées aux esprits, et du dégoit qu’elles leur avaient inspiré pour les hypothèses. Nous avons dû peser la valeur de ces argu ments. Et d’abord, énumérant les sciences, nous avons trouvé qu’aucune d’elles, soit par son objet, soit par sa méthode nécessaire d’investi. gation, ne pouvait rien prouver contre les deux idées fondamentales de toute religion : Providence et destination. Nous avons montré que si EXPOSITION les sa’ants avaient concôuru à la destruction des croyances religieuses, c’était surtout en qualité de disciples fervents de la philosophie critique et de ses croyances, et qu’il ne leur avait rien moins fallu qne la foi vive qui leur était inspirée par cette philosophie, c’est-à-dire par une hypothèse sur l’homme, sur le monde, et sur la relation qui existe entre l’un et l’autre, pour trouver dans les faits au moyen desquels ils contestaient l’existence de Dieu les preuves que, selon eux, ces faits étaient destinés à donner. Examinant ensuite les sciences dans leur objet et dans leur méthode, nous avons établi que ces sciences, non-seulement ne pouvaient rien contre la religion, mais encore qu’elles-mêmes prenaient leur source et trouvaient leur puissance dans une idée essentiçllement religieuse, savoir: qu’il y a constance, ordre, régularité; dans l’enchaînement des phénomènes. Partant de ceLte idée., nous avons fait entrevoir uti temps, qui ne pouvait être éloigné, où les. sciences, dégagées: de l’influence des dogmes d la oritique, et envisagées d’une manière plus large, plus générale qu’elles ne le sont aujourd’hui, bien loin de continuer à être regardées cômme destinées à combattre la religion, ne sé présen DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE teraient plus comme le moyen donné à l’esprit humain de connaître les lois par lesquelles. DIEU gouverne le monde; de connaître, en d’autres termes, LE PLAN DE LA PRoviDENcE ce qui les appelait directement, dans l’avenir, à étendre, appuyer et fortifier le sentiment religieux, puisque chacune de leurs découvertes, présentant le plaù providentiel d’une manière plus étendue, devait aussi agrandir, confirmer, fortifier l’AMouR que l’homme peut concevoir pour la suprême intelligence qui le conduit sans cesse à de meilleures destinées. D’un autre côté, nous avons fait voir que le procédé ou la methode scientifique supposait toujours, avant même d’être employée, des axiomes, des croyances; qu elle n’avait pour objet que de classer, ordonner les faits d’après la conception hypothétique d’un rapport., d’un Lien existant entre eux, et de ponfirmer ainsi oette conception. En d’autres termes, nous avons dit qu’il n’existait pas, à proprement parler, de méthode pour découvrir, imaginer, concevoir, créer; que c’était toujours le SENTIMENT qui donnait à la. science sa base, limitait son domaine, la guidait dans ses recherches, et déterminait l’ordre de ses classifications, en lui fournissant 130 EXPOSITiON un criterium des différences ou de l’analogie qui existent entre les phénomènes. Considérant ensuite dans leur ensemble les sciences appelées aujourd’hui positives, les seules qui soient en possession de la faveur des esprits, les seules dont ou entend parler lorsqu’on cherche un appui sur le terrain scientifique, nous avons fait voir qu’elles n’embrassaient dans leurs investigations qu’une partie très-limitée de l’ordre phénoménal universel; que les phénomènes de l’existence morale ou sociale de l’homme étaient restés en dehors de leur cadre; qu’ils étaient même généralement considérés comme n’étant pas susceptibles d’être rapportés à des lois simples, régulières, positives; qu’en conséquence aucune explication générale de l’univers n’avait pu être donnée par ces sciences, et que même les faits qu’elles embrassent particulièrement devaient nécessairement être envisagés d’une manière incomplète3 par suite de l’ignorance des savants sur cette autre partie si importante de la science, qui embrasse les relations morales des hommes eutre eux, et les liens sympathiques qui unissent l’espèce humaine et le monde. Et, en effet, l’homme ne peut parvenir à s’expliquer, à dé— DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 131 finir l’univers dont il SENT l’unité INFINIE qu’en se plaçant alternativement, et par abstraction, tantôt au centre, tantôt à la circonférence de ce phénomène un et multiple, tantôt rapportant TOUT sa propre existence, tantôt se considérant comme essentiellement dépendant du TOUT, par rapport auquel son individualité n’est qu’un point; ou, autrement, pour s’expliquer, pour définir l’univers, l’homme, ainsi que nous l’a dit Saint-Simon, doit soumettre alternativement à son étude, et l’homme lui-même et ce qui n’est pas l’homme, le petit monde et le grand monde, RELIANT sans cesse ces deux points de vue, par une conception de la SYMPATHIE qui existe entre eux, conception qui est pour l’homme la révélation de Dieu même. Ce ne serait donc que dans le cas où les sciences dites positives embrasseraient toutes les classes des phénomènes qui nous frappent qu’elles pourraient prétendre prononcer sur l’existence de Dieu, puisque, par définition, Dieu est l’être infini, universel. Examinant la valeur des répugnances de notre époque pour les lirpothèses, nous avons montré que toutes les d&couvertes, tous les progrès de l’esprit humain, jusqu’à ce jour, n’avaient eu pour source que des li’pothèses, et qu’il eu EXPOSiTION devrait être toujours ainsi; que toute science, sans en excepter la plus positive, prenait sa base dans une conception hypothétique qui lui assignait son domaine, le guidait dans ses recherches, et déterminait ses classifications; que les plus nobles inspirations de l’homme n’avaient point d’autre fondement; que la foi critique qui a été si vive, et qui se montre si puissante encore lorsqu’on l’attaque, reposait tout entière sur une suite d’hypothèses, comme celles-ci, par exemple : qu’aucune intelligence supérieure nè préside à l’ordre de l’univers; — que les faits humains sont livrés au caprice du hasard; — que l’homme n’a point d’existence au delà de cette manifestation limitée que nous nommons la vie; — qu’il est né libre, etc., etc., et qu’enfin, malgré ses prétentions, notre siècle n’avait renoncé aux hypothèses générales providence, ordre, bien, immortalité, que pour se livrer sans réservé à celles-ci fatalité ou hasard, désordre, mal, néant. Au surplus, les arguments que nous venons de reproduire sommairement ont été l’objet de développements assez étendus dans les digressions auxquelles l’école a été obligée de se livrer DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 133 pendant les séances précédentes, pour que nous puissions nous dispenser de nous arrêter davantage. Nous espérons aujourd’hui avoir suffisamment repoussé les fins de non-recevoir qui nous étaient opposées, et, entrant directement, dès à présent, en matière, nous entreprendrons de justifier la vérité des propositions dans lesquelles nous avons présenté la solution du problème religieux, par l’emploi de la méthode historique dont nous avons fait connaître longuement le mécanisme au commencement de cette exposition. A cet effet, nous allons suivre rapidement le développement religieux de l’humanité, et montrer que le sentiment religieux, loin d’avoir été sans cesse en s’affaiblissant comme il paraît. généralement convenu de le croire, n’a cessé au contraire de s’accroître et d’acquérir plus d’importance. Le développement religieux de l’humanité comprend, jusqu’à ce jour, trois états généraux successifs. Le FÉTICHISME, dans lequel l’homme, déifie la nature dans chacune de ses productions, de ses formes, dans chacun de ses accidènts, sans établir aucun lien général entre liii et le milieu dans 134 EXPOSITION lequel il vit, ou entre les êtres nombreux qu’il distingue dans ce milieu. Le POLYTHÉISME, dans lequel, s’élevant à des abstractions plus générales sur le monde qui l’entoure et sur sa propre existence, il déifie ces abstractions, et ainsi unit en elles des phénomènes auparavant isolés; à cette époque, il n’aperçoit point encore de lien commun entre tous les êtres; mais il en suppose l’existence, et témoigne de sa tendance à la saisir, par l’espèce de hiérarohie qu’il établit entre les différentes personifications auxquelles il rend un culte. Le MONOTHISMB, dans lequel, ne concevant point encore l’unité vivante et absolue de l’TnR, il établit pourtant un lien général entre ses manifestations diverses, en les rapportant à une seule cause, extérieure à. l’univers il est vrai, mais dont la volonté, telle qu’il la conçoil, justifie et résume tous les faits qui le frappent. De chacun de ces états généraux à celui qui le suit, le progrès du sentiment retigieux est évident . Ce progrès peut être envisagé sous I. Chacun de ces états religieux lui-même comprend plusieurs nuances, ou plusieurs phases importantes; mais nous n’aurons à nous occuper ici que de celles que présente le dernier. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 15 plusieurs aspects : s’il était généralement reconnu, et que nous n’eussions plus qu’à montrer la direction dans laquelle il s’est opéré, ce serait sans doute dans ls faits qui se rapportent directement à la triple face MORALE in tel— iectuelle et physique, sous laquelle nous avons toujours considéré l’activité humaine, que nous aurions à le suivre; mais il s’agit pour nous en ce moment de prouver son existence elle-même; c’est donc dans les termes correspondants aux négations dont il est l’objet que nous devons le présenter. On prétend généralement aujourd’hui que la religion n’a cessé de perdre de son importance, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale. Sous le premier rapport, cette opinion se produit dans les termes suivants, savoir: que, depuis les temps où l’homme a conçu l’existence de la Divinité, il a toujours eu moins d’amour, moins de vénération pour elle, et qu’il s’est toujours graduellement soustrait à la domination de la loi religieuse par l’affaiblissement de sa foi en une vie future. Or il est facile de prouver que c’est précisément le contraire qui a eu lieu. 136 EXPOSITION Dans le fétichisme, c’est-à-dire dans l’état le moins avancé de la civilisation, la crainte est à peu près le seul sentiment qui unisse l’homme à la divinité qu’il conçoit; le culte tout entier semble alors n’avoir pour objet que de détourner le courroux de puissances ennemies;, et, si parfois l’amour se témoigne dans ce culte, cette expression du sentiment religieux est toujours trop faible, trop exceptionnelle pour en former le caractère. Si l’on considère les proportions étroites dans lesquelles, à cette époque, la divinité est conçue et figurée, on sentira facilement qu’elle ne saurait inspirer une grande vénération; aussi voyons- nous le fétichiste traiter à peu près de puissance à puissance avec son idole, et se croire le droit de la punir lorsqu’il n’en a point obtenu ce qu’il lui demandait. L’homme, dans cet état, vivant au jour le jour, sans tradition sans avenir, occupé tout entier à pourvoir à des besoins de première nécessité, rarement satisfaits, a peu de temps à donner à la contemplation d’une vie future. Le sentiment de l’immortalité, sans doute, ne lui est point étranger, car ce sentiment est inhérent à la nature méme de l’homme; mais, d’après le genre DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 137 des besoins qui sont développés en lui, d’après la manière étroite dont il comprend le monde et sa propre existence, la vie future, dans les courts instants où elle occupe sa pensée, ne se présente guère à lui que comme la prolongation de l’état dans lequel il se trouve; aussi cette croyance reste-t-elle à peu près stérile en lui, quant l’influence qu’elle exerce sur ses déterminations. Le polythéisme présente un progrès sensilIè sous ce triple point de vue l’amour n’est point une expression étrangère à cet état religieux de l’humanité; le mot de piété était connu des paiens; mais à cette époque pourtant le sentiment de la crainte reste dominant, et l’homme religieux par excellence, le type du juste, est encore alors celui que l’on peint comme craignant les dieux. Le vénération du polythéiste pour ses divinités est bien supérieure à celle du fétichiste; il croit pouvoir, il est vrai, se les rendre favorables par l’attrait des récompenses, mais il ne se sent ni le droit ni la puissance de les punir. La croyance en une vie future prend alors une plus grande importance, mais surtout comme sanction pénale, par l’image des supplices dont elle menace les coupables; la seule récompense jas EXPOSITION offerte aux justes qui soit capable de déterminer un attrait puissant vers une autre vie ne s’aoquiert que d’une manière exceptionnelle, et se borne, aux rares apothéoses de quelques hommes illustres, qui, sous le nom de héros ou demi- dieux, vont prendre place dans l’Olympe. Quant à l’immortalité réservée aux vertus vulgaires, elle n’a évidenment de prix qu’en présence des terrews du Tartare, ce qui est assez attesté par les traditions antiques qui nous ont été conservées par la poésie, et qui nous peignent les habitants de l’Élysée (qui dans cet état ne sont plus que des ombres) comme étant destinées à regretter éternellement la vie terrestre, même la plus humble. Le monothéisme comprend deux phases: le judaïsme et le christianisme. Le judaïsme présente un important progrès sur le polythéisme. Le sentiment de la crainte tient sans doute encore une place immense dans le coeur du peuple de Moïse, et les épithètes terribles qu’il donne sans cesse au Dieu qu’il sert, et la loi d’extermination qu’il accomplit en son nom, témoignent assez de l’intensité de ce sentiment; mais la poésie vivante qui en contient l’énergique expression nous mon- DE LA DOCTR IRE $..JNT-SlMONlENNE tre que déjà Il a cesati d’être dominant; et que celui de l’amour commence au moins à lui faire équilibre. La vénération pour la Divinité prend aussi alors un déve’oppement remarquable; le Juif ose bien encore parfois accuser la justice. de Dieu; mais il le sent trop éleyé au-dessus de lui, non—seulement pour concevoir la pensée de le punir, mais même pour essayer dc le tenter par la promesse de réoompenes. Ainsi que les philosophes critiques se sont plu si souvent à le remarqum’, le dogme de l’irnm ortaiiéé ne se trouve point formellement exprimé, il est vrai, dans les premiers livres des traditions hébraïques; mais il est au moins implicitement contenu, avec la plus grande dvidence, dans plusieurs pages de ces livres , et il serais impossible, par exemple; de ne pas en reconnaître l’existence dans les promesses faites au peuple de Dieu, promesses qui forment tout. le lien de son bitoire, et qui se présentent à la fois, et comme la raison la plus profonde de ses entreprises, et comme la sanction la plus 1. Et notamment dans cette phrase, plusieurs fois rcpro— duite à l’occasion de la mort des patriarches : et il alla rejoindre son peuple. 140 EXPOSITION générale et la plus puissante de la loi qui lui est donnée. Au surplus, dans les développements de la doctrine et de la société juives, nous voyons ce dogme se détacher toujours de plus en plus de l’ensemble dans lequel il restait inaperçu, et grandir sans cesse jusqu’au christianisme, qui, héi’itier direct de la révélation de Moïse, mit assez en évidence, par l’importance qu’il lui donna d’abord, celle qu’il avait prise successivement dans la doctrine dont le règne venait de finir. Le christianisme ouvre enfin une nouvelle et immense carrière à tous les progrès que nous venons de constater. Si Dieu, à cette époque, se révèle encore aux hommes en éveillant dans leurs coeurs le sentiment de la crainte, ce qui est la conséquence inévitable des dogmes terribles de la chute de l’homme, de la réprobation, et de l’éternité des peines, ce sentiment pourtant est dès lors tellement subalternisé, l’amour prend une expression si vive, si dominante, dans le sein de la nouvelle société reli— gieuse, que si l’on ne peut admettre que le christianisme soit une loi toute d’amour, on comprend au moins, en regard du passé, l’illusion qui a rendu cette expression si familière. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 241 La vénération du chrétien pour le Dieu qu’il adore s’élève au niveau de son amour. Quelque inconciliables que lui paraissent les faits qui le frappent, avec les notions qu’il se forme de la justice et de la providence divines, il n’hésite point à soumettre sa raison devant la pro [oncleur des desseins de Dieu; quelle que soit la fortune qu’il subisse, il ne se croit envers son créateur ni le droit de plainte ni celui de la censure; dans toutes les situations ou il se trouve, il adore, il respecte ses décrets, et n’accuse que lui-même; et cependant, il DOUTE encore, à son insu, de la bonté et de la sagesse divines, car il piu La vie actuelle, pour le chrétien, n’est en quelque sorte qu’une préparation à la vie future; la pensée de l’immortalité, qu’elle se révèle par la crainte des châtiments ou par le désir non 1. On aurait tort de prendre pour une condamnation absolue ce qui n’est ici qu’une appréciation relative de la PRIERE, et du rôle prédominant qu’elle joue dans le culte chrétien, ou plutôt dans lô culte catholique. Les dével9p- pements ultérieurs de la DOCTRINE, en dévoilant le sens théo— riqile, la valeui’ pratique et l’ATTRIBuTIoN RELIGIEUSE de cette sublime expression de la vm humaine, montreront comment, loin d’être destinée â disparalire, elle grandira sans cesse, tout en étant contenue dans les limites que le dogme nouveau lui assigne. t4 EXPOSITION moins puissant de s’unir plus étroitement à Dieu, est habituelle en lui, et souvent est dominante. An surplus, il serait inutile d’insister davantage sur l’importance qu’a eue le dogme de la vie future dans le christianisme; si cette doctrine aujourd’hui a perdu son empire sur les coeurs, ses créations sont du moins assez voisines de nous pour n’être point encore sorties de notre mémoire. Le progrès du sentiment religieux, quant à la place qu’il occupe dans l’existence individuelle, se montre donc d’une manière évidente dans la succession des trois états généraux que nous venons d’examiner, ainsi que dans les deux phases dont se compose le dernier. Dans cette succession, nous vo’ons le lien religieux se fortifier sans cesse par le développement de l’amour, de la vénération de l’homme envers Dieu, et par l’importance toujours plus grande que ne cesse de prendre le dogme de l’immortalité. Il nous reste maintenant à montrer le pregrès non moins évident de la religion, sous le rapport de sa valeur sociale, de sa puissance d’agrégation. De même que le fétichiste ne voit que des DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE is êtres isolés dans le inonde qui l’entoures il ne voit aussi que des êtres isolés dans la famille humaine; le principe de l’association ne s’étend guère pour lui au delà des liens directs de la famille, dernier terme de l’individualité, puisque l’individu absolument isolé ne peut se concevoir. Si quelquefois il a concert entre un plus grand iiombre d’hommes, c’est seulement. pour une circonstance exceptionnelle, telle que la chasses une guerre offensive ou défensive mais après ces réunions temporaires, accidente1les chacun ne tarde pas à rentrer et à se concentrer au sein de sa famille. Le culte alors est, à proprement parler, tout individuel : il est renfermé, comme le Dieu lui-même, dans le forer domestique; le chef de la famille en est le pontife. De même que le polrthéiste attribue le gouVernement du monde à des causes aussi nombreuses que les abstractions auxquelles son esprit s’élève, de même aussi il divise le gouvernement des hommes entre autant de dieux distincts qu’il existe d’associations différentes sur la surface du globe. Ici la conception religieuse ornmence seulement à prendre le oaractère social. Le culte de la famille conserve bien encore une grande importance, mais 29 Vol. 41 i44 EXPOSITION le culte de la cité le domine. Toutefois, dans cet état de choses, la valeur sociale du dogme religieux se trouve encore très-restreinte. D’abord ce dogme ne sert de lien qu’à l’agrégation de la cité, et encore, dans la cité même, il ne forme point directement le lien de tous les hommes qui la composent; la religion du patricien et celle du plébéien ne sont poii].t les mêmes, et quant à l’esclave, il reste en dehors de toute existence religieuse, et par conséquent sociale. Le dogme monothéiste des Juifs appelle virtuellement l’humanité à former une association universelle. Ce peuple, en reconnaissant l’unité de Dieu, proclame l’unité de la race humaine; il échappe, il est vrai aux conséquences de cette conception générale, quant à sa valeur sociale, par cette pensée : « que Dieu s élu un seul peuple, et s exclu les autres de son alliance.» Mais dans le sein de la nation israélite, à la différence de ce qui se passe dans le sein de la cite polythéiste, la croyance religieuse est commune à toutes les classes, et les rattache immédiatement toutes à la société. Nous voyons bien, il est vrai, des esclaves chez les Juifs ; mais, s’il est permis de s’exprimer DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 44 ainsi, ce n’est là encore qu’une inconséquence qui se trouve en partie effacée par la faculté laissée aux esclaves d’embrasser et professer la foi religieuse de leurs maîtres, par le traitement peu rigoureux, auquel ils sont soumis, et par la limitation même du temps de l’esclavage. Enfin le christianisme paraît : de même que le monothéisme hébreu, il reconnaît l’unité de Dieu et l’unité de la famille humaine; mais il ne suppose plus, comme lui, l’élection exclusive d’un seul peuple, il n’admet pas que la connaissance de Dieu, que l’espoir dans ses promesses, soient refusés à une portion de l’humanité; il appelle tous les hommes, au contraire, à partager la même croyance, à se réunir en une même association, à ne former qu’une Éfjlise. Après l’établissement du christianisme on voit, il est vrai, l’esclavage se maintenir encore pendant quelque temps; mais il est, dès lors, attaqué directement sous toutes les formes par les chrétiens, et il cède enfin entièrement à leurs efforts. — Le monothéisme chrétien se présente d’abord avec ce désavantage sur le monothéisme juif, qu’il ne se résout point, comme celui-ci, en une loi politique, em EXPOSITION brassant et réglant toute l’activité humaines individuelle et sociale, ou, sous un autre rapport spirituelle et matérielle. Nous aurons à montrer la raison de ce phénomène; et pourtant nous ferons remarquer, dès à présent, qu’encore que l&christianisme ne présente, à proprement parler, qu’une collection de préceptes individuels, cependant, par la force virtuelle d’agrégation contenue dans l’énoncé même de son dogme moral, il a donné naissance, sous l’empire du catholicisme, à la plus vaste association politique qui eût jamais existé. De tout ce qui précède, il résulte que la religion, ainsi que nous l’avions annoncé d’abord, a pris une importance de plus en plus grande dans son développement successif, représenté par le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme, celui-ci étant considéré dans les deux phases qu’il comprend; et que cette importance, elle l’a acquise, sous le doube point de vue de sa valeur sociale, et de la place, toujours plus grande, qu’elle a occupée dans l’existence individuelle de l’homme. Elle est appelée aujourd’hui, avons-nous dit, à faire un nonveau, un immense progrès. Incessamment nous montrerons en quoi doit consister ce progrès, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 147 et quels sonL les changements qu’il apportera au monde. Dans le tableau rapide que nous venons de tracer, nous ne pouvons avoir eu la prétention de faire passer la conviction religieuse dans le coeur de nos auditeurs, ni de leur démontrer ce qui ne se démontre pas, l’existence de Dieu; nous avons voulu uniquement, à l’aide d’une méthode historique qui a généralement obtenu leur approbation, constater que les croyances religieuses, loin d’avoir été en s’affaiblissant, ainsi qu’on paraît généralement disposé à l’admettre, ont, au contraire, suivi une marche évidemment progressive. La langue scientifique que nous avons employée jusqu’ici est peu propre, nous le savons, à déterminer des convictions religieuses : des conversions de cette nature ne s’opèrent que par le langage des hommes inspirés, des prophètes, langage que Dieu ne permet à p.ersonne de proférer aujourd’hui, sans doute parce que personne encore ne serait en état de le comprendre. Le seul résultat que nous espérions obtenir, pour le moment, est de préparer les voies à ce langage sympathique, en repoussant les SOPHISMES implantés dans les esprits par la EXPOSITION philosophie critique, en combattant les PRÉJuciS de l’athéisme, en ruinant les HYPOTSES déso‘antes de l’égoïsme. FIN DE LA PREMIIRE ANN1E. DOCTRINE SAINT - SIMONIENNE (Nouveaa Chris$ianItne) EXPOSITION PAR BAZARD AU NOM DU GOLLÉGE DEUXIÈME ANNÉE (I89-183O) EXPOSITION DE L). DOCTRINE SAINT - SNONIENNE (LE NOUVEAU CHRISTIANISME) DEUXLME ANNÉE PREMIÈRE SÉANCE. RsUMg DE 14’EXPOSITION DE L.4 PREMIRE ANNÉE Messieurs, Dans les séances de l’année dernière, nous avons entrepris de vous faire connaître la docrine générale qui nous a éé léguée par SaintSimon, notre maître, avec mission de la déve.lopper et de la propager. Cette exposition, toutefois, ne pouvait ôtre que préparatoire. Nous i5 EXPOSITION ne pouvions avoir l’espérance de vous associer, par ce premier effort, à nos idées, à nos sentiments, à nos croyances. L’unique résultat auquel il nous fût permis de songer, était d’appeler votre attention sur une doctrine com— plétement étrangère aux débats dont le monde intellectuel paraît généralement occupé. Ce but a dû déterminer notre marche, et, en conséquence, dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici, nous avons eu bien plutôt égard à la disposition des esprits qu’à l’enchaînement logique des idées. Mais aujourd’hui que vous êtes avertis de l’importance de ces idées, et que vous pouvez apprécier les caractères qui les séparent de tous les systèmes en circulation, il devient nécessaire d’entreprendre une exposition nouvelle, et d’adopter une marche dans laquelle, faisant moins de concessions aux habitudes des esprits, nous observerons un ordre plus indépendant, plus dogmatique. Jusqu’à présent, c’est principalement par des considérations tirées des vices de l’état actuel de la société que nous avons entrepris de justifier nos prévisions sur l’avenir. Sans renoncer aujourd’hui à ce moyen de rallier les sympathies aux vues que nous continuerons d’exposer, nous DE LA DO(TRINE SAINT-SIMONIENNE essa,rerons pourtant d’en donner une justification plus intrinsèque et plus absolue. Nous devrons, sans doute, dans le cours de la nouvelle exposition, retrouver les idées qui nous ont occupés l’année dernière. Néanmoins, comme pendant quelque temps nous devrons les perdre de vue, et qu’elles seules aujourd’hui établissent un lien entre vous et nous, qu’elles seules peuvent vous déterminer à ncus suivre sur le terrain nouveau où nous allons nous placer, avant de passer outre, nous essayerons de vous les rappeler, en récapitulant succinctement les propositions principales qui ont été précédemment établies, ici. Nous avons dit : « L’humanité est un être collectif, se développant dans la succession des générations, comme l’individu se développe dans la succession des âges. Son développement est progressif. Il est soumis à une loi qu’on pourrait nommer la loi physiologique de l’espèce humaine. Cette loi, Saint-Simon l’a découverte. II l’a découverte comme on découvre toute loi, c’est-à-dire par UNE INSPIBATION DU GÉNIE. Il l’a vérifiée ensuite par l’emploi de la méthode en usage dans les sciences physiques. » Pour appliquer à l’investigation des faits du passé cette 154 EXPOSITION méthode à laquelle on a donné le nom de positive, pour vérifier dans ces faits la loi du développement de l’espèce humaine, il faut, parmi les différentes séries de civilisation que présente l’histoire du monde, prendre la mieux connue, celle qui offre le plus grand nombre de termes, celle enfin dont le dernier terme constitue l’état le plus avancé de la civilisation. La série qui s’étend depuis les Grecs jusqu’à nous remplit cette triple condition. Pour étudier, sans confusion, 1e développement de l’humanité durant. cette période historique, il faut diviser les faits sociaux qu’elle comprend en séries de termes homogènes, et, suivant les faits historiques dans chacune d’elles, en commençant par la plus générale, chercher si leur enchaînement, si la croissance ou la décroissance qu’ils subissent est en rapport avec la loi CONÇUE. Dans le cas de l’affirmative, cette loi se trouve vérifiée. Les trois séries principales, qui embrassent toutes les autres, sont celles qui correspondent aux trois ordres de faits de l’activité SENTIMENTALE, scientifique et matérielle. La CONCEPTION de la loi de dé’(Teloppement à laquelle est soumise l’humanité comprend la tz’adition et la prophétie; elle donne la carac DE LA DOCTRI6 SAINT-SIMONIENNE Is térisation de tons les états sociaux du passé et la révélation d, celui de l’avenir. La démonstration historique de cette loi par l’emploi de la méthode positive, très —importante pour ceux qui s’occupent d’organiser la science sociale, bien que pour eux-mêmes pourtant elle soit encore secondaire, serait à peu près de nulle valeur pour entraîner l’humanité dans les voies de l’avenir. C’est l’AMOUR, c’est la svw.TRIE, qui a découvert le but à Saint-Simon; c’est l’expression dc cet amour, ce sont les accents passionnés de cette sympathie qui conduiront l’humanjté. Les sociétés humaines, dans leurs déveIop pemeuts jusqu’à ce jour, ont passé alternativement par deux natures d’époques auxquelles nous avons donné les noms d’époques organiques et d’époques critiques. Toutes les époques organiques ont les mêmes caractères abstraits; il en est de même de toutes les époques critiques, Dans les premières (organiques), l’humanité se conçoit une destination, et de ce fait résulte pour l’activité sociale une tendance déterminée. L’é4uoation eL la législation font converger vers le but commun tous les actes, toutes les pesécs, tons les sentiments; la hié 156 EXPOSITION rarchie sociale devient l’expression de ce but, elle est réglée de la manière la plus favorable pour l’atteindre. 11 y a donc alors, dans les pouvoirs, souveraineté, légitimité, selon la véritable acception de ces mots. Les époques organiques présentent en outre un caractère général qui domine tous ces caractères particuliers; elles sont RELIGIEUSES. La religion est alors la srn thèse de toute l’activité humaine, individuelle et sociale. Les époques critiques, qui commencent lorsque la conception qui avait constitué une époque organique est épuisée, offrent des caractères diamétralement opposés. Dans leur cours, l’humanité ne se conçoit plus de destination; les sociétés n’ont plus de but d’activité déterminé; l’éducation et la législation sont incertaines dans leur objet; elles sont en contradiction avec les moeurs, les habitudes, les besoins de la société; les pouvoirs publics ne sont plus l’expression d’une hiérarchie sociale réelle; ils sont dépourvus de toute autorité, et la faible action qu’ils continuent d’exercer leur est même contestée enfin, un fait général domine tous ces faits particuliers; les époques critiques sont IRRLIGIEU— SES. La seule conception générale qui se pro- DE LA DOCTBflE SAINT-SIMONIENNE isi duise alors, c’est que tout, dans l’univers, est abandonné aux impulsions d’une force aveugle; et si quelques esprits supérieurs essayent encore de diviniser le monde, c’est la divinisation du désordre qu’ils conçoivent, c’est à l’enfer qu’ils commettent le gouvernement des hommes et de l’univers. Les époques critiques se subdivisent elles-mêmes en deux périodes diverses. Dans la première, qui en forme le début, on voit les esprits d’une fraction de plus en plus importante de la société se réunir dans un même dessein, et les actions tendre, de concert, à une même fin, savoir : la ruine de l’ancien ordre moral et politique. Dans la seconde, qui comprend l’intervalle entre la destruction et la réédification, on ne voit plus ni pensée ni entreprises communes : tout se résout en individualités, et l’égoïsme pur devient dominant. La série historique, qui s’étend de l’antiquité grecque jusqu’à nous, présente à l’observation deux époques organiques et deux époques critiques. La première époque organique est constituée par le polythéisme; elle se termine au début de l’ère philosophique en Grèce. La seconde commence avec le christianisme et s’arrête à la fin du quinzième siècle. La première EXPDSITIOI époque critique date de I4apperltion des philosophes en Otèce, et s’étend jusqu’à la prédication du ohrist1nnisne; la seconde comprend le temps qui s’est écoulé depuis LumEn jusqu’à nous. Tnte les sociétés européennes se trouvent à présent engagées, à un degré ou à un autre, dans la deuxième période de cette dernière époque critique. L’humanité, n’ayant point eu jusqu’à ce jour conscience de sa loi de perfectibilité, n’a pu s’organlser pour le progrès. Les époques critiques, dans le passé, ont donc été une condition indispensable de ce progrès, en servant de transition d’une époque organique à une autre. 11 a fallu détruire avant de songer à réédifier; et l’on ‘voit que, jusqu’ici, ce n’a pas été trop de tous les efforts rénnis pour accomplir cette tâche lorsqu’elle s’est présentée. Toutefois, ces époques n’ayant eu qu’une valeur de destruction, il s’ensuit que, bien qu’elles aient été des conditions nécessaires du progrès, les idées Vériértdes, les cré.tions politiques qui les ont caractérisées, ne doivent pas être comptées dans la série des faits progressifs; et qu’eu conséquence il faut suivre exclusivement le progrès dans la succession des époques organiques, en DE LA DOCTRINE SÀINT-SIMONIENNE 9 faisant abstraction des intervalles remplis par la cri tique. Jetant donc un coup d’oeil sur le développement de l’humanité dans la suite de ces époques, nous voons se vérifier une première conception générale, bavoir: le progrès nofl interrompu de l’ASsOCITtON. Ce progrès, dans la série des évolutions sociales, se montre avec évidence dans le passage de l’état de l»mille à l’état de cité, dans la réunion de plusieurs cités en un corps de nation, dans celle de plusieurs nations sous l*empire d’une même croyance, d’une même discipline, d’un même enseignement spirituels. Cette réunion, qui a été opérée pour les peuples de l’Europe occidentale par le catholicisme, par l’institution de la papauté, est le dernier terme réalisé de la tendance de l’humanité vers l’AsSOCIATION uNIVEEsELLE, qui se présente comme l’état organique définitif dans lequel l’espèce humaine, représentée par les peuples les plus avancés en civilisation, doit entrer aujourd’hui. L’association universelle, dont le nom seul équivaut à une définition, doit s’entendre de l’état où toutes les forces humaines, étant engagées dans la direction pacifique, seront combinées dans le but de faire croître l’humanité en 460 EXPOSITION AMOUR, en savoir, en richesse, où les individus seront CLASSÉS et RÉTRIBUÉS dans la hiérarchie sociale en raison de leur CAPACITÉ, développée autant qu’elle pourra l’être par une éducation mise à la portée de tous. Les lacunes que présente l’association dans le passé, lacunes qui sont produites. par les efforts mêmes qui devaient amener sa réalisation, se manifestent par un fait général, l’ANTAGONISME. L’espèce humaine, jusqu’à nos jours, offre le spectacle d’une lutte continuelle, qui règne tour à tour dans toute son intensité, de famille à famille, de cité à cité, de nation à nation, et qui se reproduit au sein même de chacune de ces sphères d’association, car l’association ne pouvait être complète et définitive tant qu’elle n’élait pas universelle. L’expression la plus vive de l’antagonisme pendant tout ce temps est la guerre proprement dite, qui, envisagée dans son objet primitif, la conquête, constitue alors le but dominant de l’activité sociale. Le fait le plus général qui résulte de la guerre est l’empire de la puissance physique; aussi l’exploitation du faible par le fort est—elle un des traits les plus saillants, les plus caractéristiques du passé. Cette exploita- DE LA DOCTRINE SAINT-SUflONIENNE (61 tion, dans sa forme primitive, ou du moins dans celle qui succède à l’anthropophagie, est manifestée par l’esclavage dans toutes les phases qu’il comprend depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’au servage du moyen âge, dernier terme de Fesclavage proprement dit. Dans toute cette série nous voyons l’esclavage comprendre l’immense majorité de la population; et l’esclave, exploité MORALEMENT, intellectueilement et ma• tériellement, condamné à la dépravation, aux souffrances physiques et à l’abrutissement. Le christianisme, principalement dans les pays qui ont été soumis à l’Église catholique, a détruit l’esclavage proprement dit; mais il n’a pas détruit l’exploitation de l’homme par l’homme, dont l’esclavage n’était que la forme la plus grossière. Cette exploitation s’est continuée sous une autre forme, qui lui a échappé; elle pèse encore aujourd’hui avec une grande intensité, dans toutes les sociétés européennes, sur l’immense majorité de la population; partout cette majorité est vouée à la misère, à l’abrutissement, à la dépravation; partout c’est son abaissement qui fait les frais des jouissances des classes privilégiées; et partout, dans les monarchies comme dans les républiques, aux États- i62 EXPOSITIû Unis comme en Espagne, c’est le hasard dc 14 naissauce qui condamne à cet abaissement ceux qui le subissent. Cette exploitation prolongée de l’homme par son semblable a sa raison, sans doute, dans l’ensemble des faits scciaux; mais elle reconnaît plus particulièrement pour cause la constitutioz de le propriétô, dont le principe remonte directement au droit de conquête. L’humanité, avons-nous dit, s’achemine vers un état où chacun sera récompensé selon ses oeuvres, après qu’il aura été mis à même de mériter (autant que son organisation le permettra) par une éducation à laquelle tous pourront prétendre. Si cet état est celui que doivent appeler aujourd’hui toutes les s’mpathies, s’il se présente comme le dernier terme de la tendance manifestée jusqu’ici par l’humanité, il est évident que la constitution actuelle de la propriété doit changer, puisqu’elle perpétue le privilége de la naissance et reconnaît un principe de rétribution, de partipation aux avantages sociaux, étranger au mérite. Le droit de propriété est un fait social variable, ou plutôt progressif comme tous les autres faits sociaux; vainement prétendrait-on le fixer au DE LA DOCTIUIêE SUNTS1MON1ENNE G3 nom du droit divin ou du droit naturel; car le droit divin et le droit naturel sont progressifs eux-mêmes. A chaque transformation sociale, à chaque révolution politique, le droit de propriété a subi des modifications plus ou moins profondes. Sous le régime de l’esclavage1 les hommes eux- mêmes formaient la portion la plus importante de la propriété : l’esclavage a été détruit: et c’est ce qu’auraient eu peine à comprendre, sans doute, les Catons, les Brutus et les Gracques eux—mêmes. Des obligations de diverses natures, sous le nom de redevances féodales, avaient été imposées aux affranchis. Dans la suite des temps, ces redevances ont disparu, encore qu’à leur origine elles eussent été considérées comme formant une propriété très-légitime. Enfin, le mode de transtnission de lu propriété n’a pas éprouvé de moindres variations. Aujourd’hui, en suite de tous ces progrès, un nouveau pragrè.s est à faire, qui consiste à trarispoi*r le droit de succession de la famille à l’EtaL. Ce hangemeut ne doit pas entraîner l’idée d’une communauté de biens, qui constituerait un ordre de choses non moins injusLe, non moins violent que la répartition aveugle qui se fait à présent; car l est évident. que la capacité des individus offrant de grandes 164 EXPOSITION inégalités, l’égale répartition des richesses, entre eux, serait essentiellement contraire au principe qui veut que chacun soft récompensé selon ses oeuvres. Dans l’ordre que nous annonçons, ce qu’il a de commun entre tous les individus, c’est que pour les uns comme pour les autres, le travail doit être le seul titre de propriété, et que ce titre doit être direct pour chacun d’eux, ce qui revient à dire, en d’autres termes, que l’héritage dans le sein des familles doit être supprimé. Cette révolution, justifiée par le droit divin, ou par le droit naturel (ces deux appellations ne représentant au fond que la même pensée), l’est encore par la considération des convenances matérielles ou de l’utilité, pour nous servir du terme que l’on a coutume d’appliquer à cet, ordre de convenances. Dans le nouvel état qui se prépare, l’exploitation du globe est le seul but de l’activité matérielle de l’homme; cette exploitation forme l’un des trois grands aspects de l’as sociation universelle, qui devient, sous ce rapport, une association industrielle. Mais, pour que cette association soit réalisée et produise tous ses fruits, il faut qu’elle constitue une hiérarchie, il faut qu’une vue générale préside à DE LA DOCTLUNE SAINT-SHIONIENNE ses travaux et les harmonise. Le but à atteindre ici consiste, d’une part, à mettre partout et dans toutes les branches d’industrie la production en rapport avec les besoins de la consommetiori, et, de l’autre, à répartir les individus dans l’atelier industriel, en raison de la nature et de la portée de leur capacité, afin que les travaux soient exécutés aussi bien qu’ils peuvent l’être, et à aussi peu de frais que possibJe. Or, pour que ce but soit atteint, il faut absolument quo l’État soit cri possession de tous les instruments de travail qui forment aujourd’hui le fonds de la propriété individuelle, et que les directeurs de la societé industrielle soient chargés de la distribution de ces instruments, fonction que remplissent aujourd’hui d’une manière si aveugle et à si grands frais les propriétaires et capitalistes. Alors seulement on verra cesser les catastrophes industrielles, particulières ou géné.raies, que nous avons vu se multiplier d’une manière si affligeante dans ces derniers temps alors seulement on verra cesser le scandale de la concurrence illimitée, cette grande négation critique dans l’ordre industrieJ, et qui, considérée sous son aspect le plus saillant, n’est autre chose flu’une guerre acharnée et meurtrière que, sous 66 EXI’OSITION une forme nouvelle, continuent de se faire entre eux les individus et les nations. Le changement que nous annoncions devoir s’opérer dans la constitution de la propriété et tous ceuc qu’il devait entraîner s’éloignaient assez des idées reçues pour que nous avons dû songer à présenter toutes les raisons qui pouvaient faire comprendre la possibilité et le maintien d’une transformation aussi complète Cette considération nous a conduits à parler des deux grands moyens de tout ordre politique, l’éducation et la législation. L’éducation se divise naturellement en deux branches : l’éducation morale ou Uénérale, et l’éducation professionnelle ou spéciale. La première (l’éducation morale) a pour objet de mettre les idées et les sentiments en harmonie avec le but social; de faire aimer et vouloir à chacun ce qu’il doit faire. Elle s’empare de l’homme dès le berceau, et l’accompagne dans le cours entier de sa vie; elle prépare et sanctionne dans les consciences tous les changements qu’appelle la tendance progressive de l’humanité. Plus cette éducation est directe, plus elle a de puissance, et moins l’intervention répressive de la législation devient nécessaire. Le dernier DE LA DOCTRINI SAINT-SIMONIENNE ti terme du progrès, sous ce rapport, serait de rédnlre l’utilité de la coercition législative aux seules anomalies vicieuses, c’est-à—dire aux or— ganisations individuelles les plus arriérées sur lesquelles l’éducation morale, aussi perfectionnée qu’il est possible de l’niaginer, serait demeurée sans pouvoir. Le progrès de la puissance de l’Muation morale peut donc être envisagé comme l’aspect le plus important du progrès de l uaRT, qui consiste surtout à aimer et à vouloir ce qu’il faut faire. L’éducation morale, ayant pour but principal de déîeiopper les syInpathies, ne peut être doiinée que par des hommes chez lesquels cette facilité est dominante : les formes appropriées à son action sont toutes celles que comporte l’expression sentimentale, et dans lesquelles se trouvent comprises celles qiè l’on désigne plus particulièrement aujourd’hui sous le nom de beaux-a1s. Les deux principaux moyens de 1’&hioation morale, au moyen âge, ont été la prédication et la confession. Par la première, Ie préceptes étaient donnés à tous, sous uné forme déterminée, pour ainsi dire, par la moyenne de la sensibilité et de l’intelllgonc des fidèles; par l’autre, ces préceptes se trouvaient appliqués à chaque cas particulier, 30 Vol. 41 EXPOSITION et leur enseignement approprié à chaque intelligence. Ces deux moyens, quelles que soient d’ailleurs les modifications qu’ils pourront recevoir, et particulièrement le second, ne devront pas avoir moins d’importance dans l’avenir qu’ils n’en ont eu dans le passé. L’éducation professionnelle ou spéciale est destinée à distribuer les connaissances nécessaires à l’accomplissement des divers ordres de travaux ou de fonctions auxquels peut donner lieu l’état de la société; c’est par elle que chaque individu doit se trouver placé dans la position qui lui convient, et dans laquelle il peut mériter. Le règlement de cette éducation suppose que, d’une part, toutes les fonctions, tous les ordres de travaux que comporte l’état social sont nettement déterminés, et que, de l’autre, des mesures ont été prises pour provoquer et observer le développement des aptitudes, des CAPACITÉS individuelles, afin de leur donner la culture qu’elles demandent. Ce second aspect du règlement de l’éducation spéciale constitue, pour l’avenir, une tâche de la plus haute importance; car il ne s’agit de rien moins ici que du premier et du plus important degré de l’ÉLECTIoN aux fonctions socialûs. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 169 La L1GISLATI0N, en tant que sanction de proscription morale, n’a qu’une importance secondaire qui tend sans cesse à décroître; mais, considérée dans son ensemble, elle comprend le règlement tout entier de l’ordre politique auquel l’éducation générale et spéciale doit approprier les individus. Personne, même aujourd’hui, rie nie que la législation ne doive rentrer dans les attributions des pouvoirs publics quelle que soit, d’ailleurs, l’idée qu’on se forme de la nature de ces pouvoirs : mais on ne pense point généralement que l’éducation soit dans le môme cas; et, cependant, si l’on réfléchit à son importance, si l’on se rappelle que sa mission est de transmettre de génération en génération le trésor de l’intelligence humaine, et, surtout, d’exciter les efforts de toute nature qui peuvent l’augmenter, on s’étonne qu’on ait pu mettre en question de savoir si l’éducation devait être une attribution politique, lorsqu’elle est réellement la plus haute fonction, la plus noble tâche que puissent ambitionner les hommes supérieurs, et lorsque eux seuls peuvent dignement l’accomplir. Ces considérations sur l’éducation et la législation provoquaient immédiatement l’examen des questions suivantes 170 EXPOSITWN Quelle sera la sanotion suprôme des préceptes recommandés ou prescrits? Quels seront les hommes chargés de diriger l’éducation, de faire les lois? d’où leur viendra leur mandat? quel sera leur caractère? quel sera leur rang dans la hiérarchie sociale? Quelle sera enfin cette hiérarchie, qui doit étre l’expression de la société toute entière, de ses conceptions et de ses travaux? Pour répondre à ces questions, il fallait avant tout nous expliquer sur une.autre bien plus vaste, bien plus importante, la question reii,qietlse, que nous avions ternie jusque-là dans l’ombre, dans la crainte d’exciter d’abord des préoccupations, de réveiller des préventions qui auraient pu s’opposer à ce qu’on voulut nous entendre. Mi moment oIt nous devions enfin prendre la parole sur cette question, elle paraissait, nous le savions, définitivement résohie dans le sens négatif, pour la plupart des eptits. Nous nous présenians avec une solution tUte contreire; mais, avant dc nous expliquer sur le dogme relig1eu que nous professions, nous avions à combattre, qu’an nOtffi passe le mut, les préjugés philosophiques et scientifiques qui repoussent les idées fondamentales de tûute roro, qttefle DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 171 qu’elle soit. Nous nous attachâmes donc à montrer que l’irréligion, qui forme le caractère générai de notre époque, commè de toutes les époques critiques, n’était due qu’aux antipathies qui s’étaient développées contre un dogme vieilli, devenu insuffisant, et contre l’institution qui le réalisait; que, sous un autre rapport, èlle n’était que la traduction de ce fait, savoir Que l’homme avait cessé, en contemplant l’univers et sa propre existence d’r apercevoir l’ordre, l’harmonie, l’ensemble, mais que, par sa nature même, l’humanité tendait invinciblement vers une nouvelle conception d’ordre, et que, du moment où elle l’aurait saisie, elle aurait une nouvelle religion, puisque l’ordre, l’harmonie, l’ensemble, n’étaient que des expressions variées dune CONEFION religieuse. Examinant le témoignage que les sciences, disait-on, déposaient contre toute idée de ce genre, nous montrâmes que les sciences par leur objet, par la nature de leur mode d’investigation, par leurs prétentions même, passaient à côté des idées fondamentales de toute religion, et ne pouvaient rien contre elles; que, bien loin d’être irréligieuses dans leur essence, comme on le croit généralement, comme les savants, EXPOSITION en tant qu’élèves de la philosophie critique, le croien t eux-mêmes, elles contribuaient, en découvrant progressivement les lois qui régissent l’univers, à donner une idée toujours de plus en plus grande des desseins providentiels, et qu’en ce sens on pourrait dire des sciences QU’ELLEs RACONTENT LA GLOIRE DE DIEU. Sortant enfin de cet ordre d’arguments, nous invoquâmes le témoignage de l’histoire pour prouver que, bien loin d’avoir toujours été en décroissant dans la suite des temps, comme on paraissait le penser, la religion n’avait cessé, au contraire, de prendre de l’importance sous le double rapport de la place qu’elle ayait occupée dans l’existence individuelle, et dans l’organisation sociale; ce qui est démontré dans la succession des époques organiques par le passage du fétichisme au polythéisme, et du polythéisme au mon o- théisme, considéré dans les deux phases qu’il comprend jusqu’à ce jour, le judaïsme et le christianisme. En résultat, nous sommes arrivés à cette proposition: l’HuMANITé A UN AVENIR RELIGIEUX; — la religion de l’avenir sera plus grande, plus puissante qu’aucune des religions du passé; son dogme sera la synthèse de toutes les conceptions, de toutes les manières d’être DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE t73 de l’homme; — l’INSTITUTION SOCIALE, POLITIQUE, CONSIDÉRÉE DANS SON ENSEMBLE, SERA UNE INSTITUTION RELIGIEUSE. Tel est le point où nous en sommes restés. Les idées que nous venons de rappeler ont été l’objet d’une exposition détaillée qui nous a occupés pendant neuf mois; elles ont reçu en outre de grands dve1oppements par suite des discussions qui se sont engagées ici à leur occasion: nous n’avons donc pu les retracer, dans ce résumé sommaire, que d’une manière très-incomplète. Cependant, en considérant la marche que nous avons suivie dans leur exposition, et le terrain sur lequel cette marche nous a conduits, il vous sera facile de concevoir quel doit être notre point de départ dans une exposition nouvelle. Si toute époque organique est RELIGIEUSE, si la religion comprend dans son dogme toutes les conceptions de l’homme, toutes ses manières d’être, si enfin elle est la SYNTHèSE SoCIALE, il est évident que, cette idée une fois produite, nous devons déduire l’avenir, et tous les faits qu’il doit comprendre, du dogme religieux que nous adoptons. Voici donc la marche que nous suivrons: nous 174 XPQSIT1ON montrerons comrnenl le dogme religieux de la dernière époque organique était approprié aux circonstances au milieu desquelles il s’est dvloppé; comment tous les faits généraux, toutes les institutions d cette époque, on ont été la conséquence. Nous examinerons quelles sont les circonstances dans lesquelles ce dogme a laissé les sociétés; nous dirons quel est I dogme nouveau que le progrès d l’humanité appellent, et quels sont les faits nouvoaux les institutions nouvelles qu’il doit engendrer. Dans notre prochaine réunion, messieurs, nous commencerons à entrer clans cet examen. Mais, avant de passer outre, iious éprouvons le besoin de caractériser la position dans laquelle nous place la doctrine que nous professons; cette position, sans doute, est exceptionnelle, cependant elle ne nous constitue pas en état de secte. Le mot secte s’entend d’une opinion qui se sépare: or nous ne nous séparons pas, nous ARRIVONS; nous arrivons sur un terrain où aucune croanee générale, sincère, profonde, n’est établie, et c’est à combler cette lacune que nous aspirons. Nous n’avons pùint l’esprit de secte, car, dans le sens que l’on donne à ce mot, l’esprit de secte porte ceux qui en saut animés repens- DE LA DOGTIP SAINT-SiMONIENNE 175 ser tout ce qui les entoure; et nous, au contraire, nous allons au-devant d tous les partis, nous les appelons avec amour, car, si nous rejeLons les systèmès sur lesquels ils s’appuient, les faits qu’ils voudraient produire, nous trouvons que leurs efforts contradictoires prennent leur source dans des sentiments également légitimes. C’est ainsi que nous ympathisons avec les hommes qui essayent de ramener la société eu arrière, pour leur amour de l’ordre et de l’unité; que nous sympathisons encore avec ceux qui les combattent, pour le sentiment progressif qui les anime. Nous appelons les uns et les autres à se réunir à nous, car nous pouvons offr aux premiers l’ordre et l’w2ité qu’ils aiment, aui seconds le progrès qu’ils désirent. C’est parce que la doctrine de Saint-Simon a la puissance de rallier tous les SENTIMENTS, toutes les idées, tous les intéeêts aujourd’hui divergents, qu’elle est une doctrine générales qu’elle est une RELIGION. EXPOSITION IJEUXIÈME SÉANCE. ÉTAT DO MONDE AU MOMENT DE L’hPPARITION DU CHRISTIANISME. — APPOPRIATION DU DOGME CHRÉTIEN AUX BESOINS DE L’HUMANITÉ. — PONDEMENT a LA DIVISION ÉTABLIE AU MOVEII AGE ENTRE LE POUVOIR TEMPOREL ET LE POUVOIR SPIRITUEL, ENTRE L’ÉTAT ET L’ÉGLISE. Messieurs, En nous conformant au plan, que dans notre dernière réunion, nous avons déclaré devoir suivre dans cette nouvelle exposition de la doctrine de Saint-Simon, nous avons à montrer d’abord Gomment le dogme religieux de la dernière époque organique a été approprié aux circonstances au milieu desquelles il s’est développé; comment tous les faits généraux, toutes les grandes institutions que présentent l’histoire du moyen âge, époque d’où sont sorties les sociétés les plus avancées aujourd’hui en civilisation, ont été la conséquence nécessaire, ou plutôt la réalisation de ce dogme. Cet examen, ce rapprochement, devront avoir pour résultat de vous faire sentir la nécessité d’un dogme nouveau, et de vous mettre sur la voie de comprendre le caractères généraux qui doivent séparer la nou DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONINNE 177 velle conception religieuse de celle qui l’a précédée et préparée. Dans notre exposition de l’année dernière, nous avons principalement procédé par la voie analytique, posteriori; nous suivrons cette année la marche inverse, sans que pourtant l’exposition nouvelle dans laquelle nous allons entrer soit complétement synthétique, à priori. Pour lui donner ce caractère, nous devrions, en effet, d’après ce que nous avons dit sur la nature et la portée des conceptions religieuses, commencer sans préambule par vous exposer, dans les termes où nous le concevons, le dogme religieux de l’avenir, et déduire directement de ce dogme I’institutidh sociale que nous annonçons, et dont nous avons dit qu’il devait être la synthèse. Mais, en admettant que cette déduction vous parût rigoureuse eLlogique, le dogme lui-même dont nous l’aurions tirée pourrait rester encore à débattre entre nous. Avant donc de le prendre pour point de départ, nous devons essayer d’en préparer l’intelligence eu faisant pressentir, par la caractérisation de l’époque qui vient de finir, les éléments dont il doit se composer. Pour être autorisé à suivre une autre marche, il faudrait supposer que, par son simple énoncé, cc dogme doit aussitôt rallier 178 EXPOSITION à liii toutes les intelligences, toutes les srnpa— Lies; mais, si telle était notre conviction, ce ne serait plus une exposition que nous devrions nous proposer de faire, le temps de la pi’édication serait venu, pour nous; et nous devrions alors renoncer à toute autre manière de ma nifester notre croyance, car on ne consent à analyser, à discuter des idées de celles que nous présentons, que lorsqu’on ne peut les prêcher. I’iais nous n’en sommes point encore arrivés à ce temps : nous avons l’espoir qu’il n’est point éloigné ; en attendant, nous l’appelons de tous nos voeux, nous travaillons de toutes nos forces à le produire, et tel est en ce moment le seul but de nos efforts. Si les idées que nous avons présentées jusqu’à ce jour ont obtenu quefque faveur, si au moins elles sont parvenues à fixer l’attention, nous ne saurions douter que c’est à la relation intime dans laquelle elles se sont toujours montrées avec les faits qui intéressent l’ordre social, qu’elles en sont redevables; que c’est enfin, sinon à leur valeur reconnue d’application, au moins aux prétentions qu’elles annoncent à cet égard. Tout le monde, aujourd’hui, sent plus qu moins profondément, d’une manière plus ou moins DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE i (listiflote, que l’état dans lequel se trouve l’Kumanité, dans lequel vivent les sociétés europennes, est un état provisoire qui touche à son terme, et que de grands changements se préparent. Par suite (le cette sensation, en quelque sorte instinctive, de ce vague pressentiment, les esprits se trouvent naturellement disposés à écouter tout ce qui peut paraître leur promettre une révélation de l’avenir. Mais ils ont renoncé à l’espoir de trouver cette révélation dans les spéculations théologiques, métaphysiques, historiques même, attendu que toutes les spéculations de cet ordre qui se sont produites dans ces derniers temps se sont montrées sans relation, dans leur principe ou dans leur fin, avec l’existence sociale de l’homme. Aujourd’hui, messieurs, nous aous ù nous mttre en garde contre cette prévention, légitime d’ailleurs pour le moment, à laquelle sont livrés les esprits; car pendant quelque temps nous devrons perdre de vue, au moins en apparence, les questions qui se rapportent au règlement de l’ordre social, pour nous livrer à des considérations qui, à certains égards, pourront paraître nous faire tomber dans les spéculations proscrites dont nous parlions tout à l’heure. Mais si nous quittons un instant le terrain sur lequel 480 EXPOSITION flous avons été placés jusqu’ici, ce n’est que pour revenir bientôt nous r établir d’une manière définitive, avec de nouvelles forces et de nouvelles lumières.. Nous allons donc entrer en matière, cii essa’ant d’abord de caractériser sous leur aspect le plus général les circonstances au milieu desquelles le christianisme est apparu. Dans toute l’antiquité, dans tout le temps qui a précédé la prédication de l’Évangile, la guerre, ainsi que nous l’avons dit plusieurs fois déjà, constitue le but dominant de l’activité humaine. L’institution sociale alors, n’a point d’autre raison. L’antique CITÉ païenne n’est à proprement parler, dans la plénitude de son institution, qu’une association militaire. A cette époque, les titres de citoyen et de guerrier, ceux d’étranger et d’ennemi, sont synonymes. Parmi la multitude des divinités qu’elle reconnaît, chaque cité a ses dieux tutélaires. Le seul culte que demandent ces dieux, c’est l’agrandissement de la cité qu’ils ont adoptée, et qui, en quelque sorte, les personnifie ; c’est l’asservissement de toutes les autres. La guerre n’est point alors seulement le résultat d’une impulsion brutale, d’une nécessité de position, elle est encore une .Œuvn RELI DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 181 GIEUSE, la plus éminemment RELIGIEuSE. Dans la lutte qui, par suite de cette position, s’établit entre les cités, quelques—unes l’emportent et s’incorporent les cités vaincues; ce phénomène se reproduit entre les cités envahissantes elles-mêmes jusqu’au moment, enfin, où l’une d’elles parvient à soumettre toutes les autres à son empire et à détruire leur individualité politique. Dans la série de civilisation à laquelle nous appartenons, nous voyons cet envahissement successif, partant de points différents, en Europe, en Asie, en Afrique, se consommer enfin au profit de la CITÉ ROMAINE; soit que cette cité fût douée à son origine d’une plus grande virtualité guerrière, soit qu’elle l’eût acquise au moment où les autres commençaient à la perdre. Le résultat de la conquête romaiue a été la destruction de toutes les cités, dans la plus grande partie du monde alors connu, comme le résultat de toutes les conquêtes partielles, qui vinrent se fondre dans celle-ci, avait été déjà d’en Téduire le nombre. Une seule cité alors, la cité envahissante, restait debout ; mais, dans les premiers temps de l’établissement de l’empire, on la voit bientôt elle—même se dépouiller de son caractère primitif, perdre peu à peu sa puis- EXPOSITION sauce d’envahissement et se reployer sur eUe— même. Son but dominant alors n’est plus la CONQUÉTE, mais la conservation; la cité romaino enfindisparaît pour faire place à l’empire romain. Mais cet empire, quel ordre, quel état social représentait—il? Ce but que nous venons de lui assigner, la conservation, se trouva-t-il exprimé par un dogme nouveau, par une hiérarchie sociale correspondante, comme la conquête avait été exprimée, organisée par le dogme religieux, par l’institution sociale de la CITÉ? Non sans doute : en jetant les veux sur cet immense empire, on ne trouve sur toute son étendue que des SENTIMENTS, des idées, des habitudes, qui se rapportent à l’institution précédente, à celle de la CITÉ, et qui, dépourvus d’énergie et ne pouvant plus recevoir d’application sociale, n’établissent plus de LIENS positifs entre les individus. L’empire romain enfin ne forme point une SOCIÉTÉ; car, en tant qu’empire, il n’a point de RELIGION, point de DESTINATION, point de BUT d’activité générale, il ne présente qu’une vaste agrégation d’hommes, qu’un amas informe de débris de sociétés. L’administration impériale, si étendue, si compliquée, si minutieuse, et qui, au premier aspect, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 183 présente tant de srmétrie, ne constitue point Ufl ORDRE politique, une HIÉRARCHIE sociale; cette administration n’est, à proprement parler, que l’immense bureau de la conquête. Tant que le mouvement d’envahissement était resté ascendant, l’agrégation qu’il déterminait, à mesure qu’il s’étendait, se trouvait maintenue, cimentée, non—seulement par la continuité de l’action de la force envahissante, mais encore, en quelque sorte, par la RELIGION, par la MORALITÉ du peuple conquérant. Mais, lorsque ce mouvement- commença à se ralentir, les liens de l’agrégation se relâchèrent visiblement, et lorsqu’enfin, il eut entièrement cessé, on vit le monde romain tendre de jour en jour d’une manière plus prononcée à une dissolution complète. Parvenu à ce terme, l’empire présente, d’une manière évidente, tous les caractères que nous avons précédemment assignés aux époques critiques: alors, en effet, la société n’a plus de DESTINATION qu’elle comprenne, de BUT d’activité connu ; l’éducation, la législation, ne tendent plus vers Ufl Objet déterminé; les sentiments, les idées, les actes, sont en divergence complète; la légitimité des pOUVOirS est à tout moment méconnue et contestée ; la violence et la corrup 484 IXPOSIT1ON Lion deviennent les principaux moyens de gouvernement, et l’on voit naître en même temps, et se développer toujours de plus en plus, l’égoïsme et l’immoralité. Tous les traits de cette situation sont enfin résumés dans un seul fait, l’IRRÉLIGION : les temples sont désertés et leurs dieux insultés. Le DESTIN, ce dieu suprême, dont les desseins sont ignorés et déclarés impénétrables, et que pour cette raison on hait ou on redoute, est alors la seule divinité que l’on consente à reconnaître. Alors, sans doute, encore, il existe bien un grand nombre de croyances individuelles, et c’est ce que l’on retrouve à toutes les époques critiques; mais, par cela seul que les croyances qui subsistent sont individuelles, il n’y a plus de RELIGION, au moins dans l’acception rigoureuse de cc mot, qui ne peut s’entendre que d’une croyance sociale. Tels sont les caractères et les causes de cette démoralisation romaine qui a si vivement frappé les esprits, et qui était à peu près parvenue à son terme vers la fin du premier siècle de l’empire. Ce grand corps semble alors ne plus se soutenir que par une sorte d’équilibre machinal; s’il rie se dissout point, c’est moins parce qu’il DE LÀ DOCTRiNE SAiNT-SIMONIENNE i8 a une raison positive de se maintenir, que parce qu’il n’en a point pour changer d’état. Cette situation, si déplorable en apparence, avait cependant sa raison dans le plan providentiel; elle ne devait pas rester sans fruit par elle, l’humanité se trouvait avoir fait un pas jmmense. Toute RELIGION, toute MORALE, tout ORDBE SOCIAL, avaient disparu ; mais il ne faut point oublier que la religion, la morale, l’insu— tution sociale, qui venaient de périr, étaient celles de la GUERRE et de l’ESCLAvAGE. La guerre, l’esclavage, devaient, il est vrai, se prolonger longtemps encore; mais, dès lors, ils étaient virtuellement détruits, car ils n’avaient plus de RELIGION qui leur lt propre, qui les SANCTIFIAT, et ils ne devaient plus en avoir; la société GUERRIRE, proprement dite, venait de finir avec la CITÉ PAÏENNE. La conquête romaine, en accomplissant cette tache, se trouvait en avoir rempli une autre elle avait rapproché et mêlé une foule de peuples disséminés dans les trois parties du monde, et préparé ainsi l’établissement de la grande SOCIÉTÉ que devaient enfanter un nouveau dogme, une RELIGION NOUVELLE. Au milieu de l’oeuvre elle-même de la dissolu- 186 EXPOSITION tien romaine, cette religion régénératrice se produisit. Longtemps elle resta inconnue au monde qu’elle devait envahir. Mais nous n’avons point à nous occuper ici de ses commencements, des difficultés qu’elle eut à vaincre pour se faire jour, des glorieux dévouements par lesquels elle dut acheter son triomphe. Les progrès que l’humanité est appelee à faire ne se réalisent que lentement, successivement, et à la suite de longs efforts; telle est la loi qui lui a été imposée, telle est celle au moins qu’elle a subie jusqu’à cejour. Nous laisserons de côté cet aspect du déveLop pernent du christianisme, et nous nous occuperons, d’abord, de la doctrine qu’il venait produire et propager. Dans la suite, nous aurons à examiner tout ce que cette doctrine se trouva comprendre lorsqu’elle fut parvenue au dernier terme de son élaboration; mais, pour le moment, nous ne la considérerons que dans les préceptes par lesquels elle se manifesta à son origine. En proclamant l’uNITé DE DIEU et celle de la race humaine, le christianisme enseignait et prescrivait aux hommes l’amour du prochain, la fraternité universelle, le pardon des injures; il leur inspirait l’horreur du sang et de la vie- DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 87 lence. L’appropriation de ces préceptes aux circonstances au milieu desquelles ils se produisaient est évidente elle ressort assez clairement de tout ce que nous avons dit précédemment, ioui que nous n’ayons pas besoin d’insister SUP ce point. Par là, non—seulement la guerre et ses produits se trouvaient mis en dehors de la religion, mais encore ils étaient directement et formellement condamnés par elle. Il y a plus, l’ASSOCIATION UNIVERSELLE SC trouvait virtuellement comprise dans ces pré-. ceptes; et, à ne les considérer qu’en eux-mêmes, il semble au premier aspect qu’ils auraient dû avoir pour résultat nécessaire la réalisation de cette association, de cet état définitif dans lequel nous avons dit que l’humanité devait entrer aujourd’hui; mais le temps de cette grande révolution n’était point encore venu : le christianisme n’était poiut appelé à l’accomplir, mais seulement à la préparer; et de même que le judaïsme, en proclamant l’unité de Dieu et de la race humaine, avait méconnu la conséquence directe de cette conception, la FRATERNITÉ UNIVERSELLE, en supposant qu’un seul peuple ou plutôt une seule famille avait été élue, adoptée par Dieu, de même le christianisme 188 EXPOSITION méconnut les conséquences sociales et politi-. ques du dogme de la fraternité universelle, en admettant que cette FRATEnNIT, dans toute sa plénitude, ne devait se réaliser que dans le CIEL. Cette restriction du christianisme, qui a sa raison à priori dans un dogme théologique dont nous aurons à nous occuper plus tard, savoir: la chute des anges et le péché originel, l’élection et la réprobation, le paradis et l’enfer, peut se justifier encore par l’état dans lequel se trouvait l’humanité au moment de la venue du Christ. La. guerre, sans doute alors, avait perdu son principe actif, sa raison première; mais elle était vivante encore dans tous les faits de la société, dans les sentiments, dans les idées, dans les intérêts, qui tous étaient ses produits. On sait quels étaient les amusements, les spectacles de ces peuples devenus relativement pacifiques : les jeux sanglants du cirque sont encore présents à la mémoire de tout le monde; on sait aussi quel était à cette époque le sort de l’immense majorité de la population. L’esclavage, il est vrai, avait perdu de sa rigueur primitive; mais on peut dire qu’il était alors dans tout son luxe: en jetant les veux sur les moeurs de ce temps, il semble eu effet que DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 189 les hommes, au profil; desquels il se trouvait établi, ne fissent que commencer à sentir toute la valeur de ce privilège de la conquête, à entrer en jouissance enfin de l’EXPLOITATION de leurs semblables. Indépendamment de cette possession acquise, la guerre avait encore une raison de fait dans les désordres, dans les révoltes qui s’élevaient à chaque instant dans le sein de l’empire, et qui nécessitaient incessamment l’emploi de la violence, le retour aux passions haineuses et brutales. L’empire romain enfin ne comprenait pas le monde entier; sa vertu d’envahissement était venue expirer aux frontières de peuples barbares qui l’entouraient de toutes parts, et ces peuples le menaçaient à leur tour. La guerre, encore qu’elle fût détruite dans son principe, pour la partie la plus avancée de l’humanité, devait donc longtemps encore exercer une grande influence sur le sort des sociétés. Cette situation fut profondément sentie par le fondateur du christianisme, qui, renonçant à voir sa loi devenir celle des sociétés politiques, ne la présenta que comme une LOI individuelle dont l’accomplissement ne devait pas avoir de but sur la TERRE. 190 EXPOSITION Cette vue, par laquelle le christianisme se trouvait exclu de la tâche d’organiser la famille humaine dont il venait proclamer l’existence, fut exprimée dans ces paroles célèbres, qui ont été depuis si fréquemment et presque toujours si mesquinement invoquées : RENDEZ A CÉsAB CE QUI EST A CisAR, ET A DIEU CE QUI EST A DIEU. — MON ROYAUME N’EST PA5 DE CE MONDE. Tout l’avenir du christianisme se trouva renfermé et prophétisé dans ce peu de mots, et le mo’en âge, dans le fàit le plus général que présente son institution, la division du pouvoir en spirituel et en temporel, n’a été que l’application de la pensée qu’ils exprimaient. Le christianisme, sans doute, ne devait pas rester aussi étranger à ta terre, à la destinée sociale de l’homme, à l’ordre politique, que l’ont prétendu, dans les trois derniers siècles, la plupart de ceux cjui ont entrepris de déterminer le sens des paroles que nous venons de rapporter; sa tendance, au contraire, devait être d’envahir les sociétés; cependant les limites de son envahissement étaient irrévocablement posées par ces paroles; tout ce qu’il pouvait prétendre était de partager la puissance, d’élever un trône à côté de celui de César, de fonder une église en pré- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 49t sence des états. Ce but qui a été atteint par la division des pouvoirs dont nous parlions à l’instant, ne devait point être pour le christianisme une conquête facile; ce n’est qu’après plusieurs siècles de vicissitudes et de luttes qu’elle a été accomplie. Nous aurons à suivre ces luttes, ces vicissitudes; à rechercher, dans le débat qui s’est passé entre les deux principes qui se trouvaient en présence, quel a été le caractère de chacun d’eux, quels sont les faits qui se rattachent à l’action de l’un et de l’autre; quelles relations, quel pacte se sont établis entre eux; quelle a été leur influence réciproque, et dans quelle situation leur double action, parvenue à son terme, a placé les sociétés. Cet examen, quelque succinct qu’il devra être, car notre objet ici n’est point de faire un cours d’histoire, comporte pourtant un assez grand nombre de détails. Nous n’y entrerons pas aujourd’hui; il nous mènerait trop loin. Nous commencerons à nous en occuper dans notre prochaine réunion. En attendant, Messieurs, nous appelons votre attention, vos méditations, sur ce fait si longtemps méconnu, savoir: que la division du pouvoir en spirituel et temporel, division qui a été si souvent controversée, et dont il a toujours 31 Vol. 41 192 EXPOSITION éLé impossible jusqu’ici de fixer les termes, ne correspond pas, comme souvent on a paru le croire, à une distribution naturelle de travail, à une sorte de dualisme primitif et invariable que présenterait l’existence de l’homme. S’il en avait été ainsi, nous aurions dû voir l’harmonie s’établir entre les deux puissances, car il aurait été possible alors de fixer nettement les limites de leurs domaines respectifs; or, c’est ce qui n’est point arrivé. La raison en est simple c’est que cette division des pouvoirs n’était autre chose que le résultat, l’expression de l’existence de deux sociétés qui se trouvaient en présence, et dont les destinées, dont les tendances étaient opposées : l’une qui pratiquait la loi nouvelle de Dieu, la fraternité universelle, la ix; l’autre qui continuait à suivre l’impulsion de César, personnification de la violence, de la haine, de la GUERRE. Ce rapprochement pourrait suffire pour caractériser les deux sociétés. Il ast évident que la première était progressive; qu’elle renfermait dans son sein le germe de l’avenir; tandis que la seconde, au contraire, manifestait un fait rétrograde et destiné à périr. Ce partage de la puissance et des hommes, E LÀ flOECTRINE SAINT-SIMOENIENNE la lutte, l’opposition qui en ont été le résultat, ont aujourd’hui perdu leur raison; nous touchons à une époque où l’unité, l’harmonie vont s’établir entre toutes les tendances de l’homme, et où, par conséquent, il n’ aura plus qu’une société et qu’un pouvoir; en nous servant un moment de la langue chrétienne nous pourrions dire pie la loj de César est arrivée à son terme; qu’elle va disparaître pour faire place à la loi de Dieu, dont le règne, enfin, doit arriver sur la terre. Nous montrerons bientôt comment le christianisme, qui a préparé cette grande révolution, est impuissant pour l’accomplir. TROISIÈME SIANCE. DU POUVOIR SPIRITUEL ET DU POUVÔIR TEMPOREL. CONFUSION DES DEUX POUVOIRS, A L’ORiGINE DU CHRISTIANISME, ENTRE LES MAINS DE LA PUISSANCE MILITAIRE. — CETTE CONFUSION SE F’ORTIFIE EN ORIENT. — ELLE S’AFFAIBLIT SANS CESSE ET TEND A DISPARAÎTRE MN OCCIDENT. — CONSÉQUENCES DE CETTE DINFIÎRENGE SUR LES DESTfNES DES PEUPLES. MEssiEuRs, Par l’apparition du christianisirie, deux sO f9 EXPOSITiON ciété se trouvaient en présence: l’une, pleine d’avenir, manifestant la tendance de l’humanité vers la paix, vers l’association universelle; l’autre, formée de tous les débris du passé, et ne reprsenlant plus, dès lors, qu’un fait destiné à périr, l’antagonisme, la uuerre. Nous avons montré comment la première, encore qu’elle fût progressive, encore qu’elle seule fût eu possession de l’élément constitutif, de la raison suprême de toute société, la RELIGION, ne pouvait cependant prétendre à réaliser complétement dans l’ordre politique les sentiments, les idées qu’elle venait easeigIer aux hommes. Sa tâche n’était point d’accomplir l’ordre social dont elle contenait le germe, et dont, à quelques égards même, elle était un symbole, mais seulement de le préparer. Pour remplir celte tâche, dont la conscience, d’ailleurs, ne lui avait pas été donnée; eIl devait pactiser avec la société qu’elle était appelée à détruire, et borner ses prétentions, à l’égard do cette société, au partage de la puissance. Cette ôonquéte, avons-nous dit, ne devait point être faéile pour Je christianisihe; il a fallu, en effet, plusieurs siècles pour qu’elle fût consommée. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 195 Jetons aujourd’hui un coup d’oeil sur les vicissitudes qui accompagnèrent la marche ascendante de la société nouvelle; examinons comment s’est opérée, s’est constituée enfin cette division des pouvoirs, établie au moyen âge, division si mobile, si incertaine dans ses limites, si mal définie quant à son principe, et qui pourtant constitue l’aspect le plus saillant, le trait le plus caractéristique de l’époque où elle prit naissance. Dans ce retour vers le passé, nous n’avons pa seulement pour objet d’éclaircir un lait mal apprécié, d’apporter une solution à un problème qui a été si longuement, et jusqu’à ce jour si vainement débattu ; mais encore, et surtout, de monirer, dans ce qui a été, l’indication de ce qui doit être, et de justifier ainsi les idées que nous avons présentées sur la grande UNITÉ sociale qui se prépare. Du point de vue où nous sommes placés, il n’y a pas lieu de s’occuper du christianisme avant l’époque où il commença à prendre place dans l’ordre politique, où il imposa sa formule et sa foi aux pouvoirs en présence desquels il s’était si péniblement développé. Jusque-là, en effet, les chrétiens se trouvent placés dans une 196 EXPOSITION position tout exceptionnelle.: si leur existence intéresse vivement l’ordre social, ce n’est point par une action directe et publique; si les pou.— voirs établis ne se mêlent pas de leur gouvernement intérieur, ce n’est point parce qu’ils sont indépendants, mais parce qu’ils sont isolés, séparés, et que l’existence, comme société, leur est même déniée. Il ne s’agit point alors pour la hiérarchie chrétienne de régler, de déterminer ses rapports avec la hiérarchie militaire: le grand objet, pour la société naissante tout entière, est d’exister pour elle—même au milieu de la société qui lapersécute; tel est aussi le premier intérêt qui se révèle dans la plupart des écrits apologétiques, publiés durant le cours de la persécution. Mais, à dater de l’avénement de Constantin, cette situation change : les chrétiens n’ont plus à se défendre contre la société qui leur est étrangère; leur but dominant est de l’envahir et de la diriger: c’est alors que, pour la première fois, il y a lieu de s’occuper de la relation des deux hiérarchies, des deux sociétés. Et d’abord, au commencement, la confusion des pouvoirs est complète, et c’est dans les mains du successeur de César qu’elle est établie. Après l’avénement de Constantin, on voit bien DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 197 les églises chrétiennes jouir encore de quelque indépendance, communiquer spontanément entre elles, convoquer des assemblées, prendre des décisions et les proclamer sans recourir à une sanction étrangère; mais dès qu’un dissentiment se prolonge et cause quelque trouble, dès qu’il devient nécessaire eu conséquence d’invoquer une autorité dont la décision soiîsans appel, c’est à la puissance impériale qu’on s’adresse, parce que, hors d’elle, il n’ a point de souverainèté constituée et reconnue. A peine Constantin fut-il monté sur le trône, qu’on le vit intervenir pour terminer un schisme qui troublait les provinces d’Afrique, celui des Donatistes. Dans cette circonstance, il est vrai, il se conforma aux décisions des deux conciles; nis ces conciles, il les avait convoqués; et si l’on consulLe la forme dans laquelle ces assçmblées lui transmirent leurs actes, il est évident qu’elles-mêmes reconnaissaient leur dépendance à son égard. Enfin, l’édit qui condamnait les schismatiques émana directement du prince luimême. Peu de temps après, l’hérésie arienne, qui a été si puissante dans 1’Église, et qui pendant si longtemps a tenu son dogme en suspens, vint ma- 98 EXPOSITION nifester avec plus d’éclat encore cette confusion des pouvoirs et la suprématie impériale. Longtemps le débat engagé entre Anus et l’évêque d’Alexandrie demeura renfermé dans la province où il s’était élevé, sans qu’il en fût référé à l’ernpereur. Anus avait été condamné par deux conciles; mais, sans avoir égard aux sentences qui le frappaient, il en appela aux évêques circonvoisins, qui, sans tenir plus de compte eux- mémos de la décision qui leur était soumise, justifièrent Anus et sa doctrine, le reçurent à leur communion, et entreprirent de le défendre contre les attaques dont il était l’objet. La division s’établit bientôt, à ce sujet, dans tout le clergé, et de là passa dans le peuple, oii elle se manifesta par de grands désordres. L’empereur crut alors devoir intervenir, et d’abord, sans s’inquiéter des décisions des conciles qui avaient prononcé déjà sur la question débattue, il écrivit en son propre nom à Anus et à l’évêque d’Alexandrie, pour les inviter à mettre fin à leur querelle, leur disant qu’ils étaient fous de se disputer sur des matières qu’ils n’entendaient pas, et de faire tant de bruit pour un sujet si mince. Mais ni le clergé ni le peuple ne partagèrent DE LA OOGTR1NE SAiNT-SIMONIENNE 99 l’indifférence impériale, et le désordre conti— nuant et s’accroissant même chaque jour, Constatitin convoqua à Nicée une assemblée générale de l’Église : mi-même assista à ce concile qui, attendu l’importance de la secte è laquelle il fut opposé, et par son titre de premier oecuménique, a conservé tant do célébrité dans les fastes dé l’Église chrétienne, Anus, sa doctrine et ses partisans y furent condamnés par une immense majorité. L’empereur, disent les écrivains ecclé siastiques, reçut avec soumission et respect les décisions du concile. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il envoya en exil ceux qui refusèrent d’y souscrire, et notamment le chef de l’hérésie,. menaçant, en outre, des peines les plus sévères tous ceux qui persisteraient dans. l’opinion condamnée; mais cette déférence de Constantin pour les décrets du concile ne fut pas de longue durée. Cédant à des intrigues de cour, bientôt il rappela les exilés, et non-seulement dans le mème temps il permit qu’un synode provincial, composé en majeure partie d’Ariens, condamnât la formule sacramentelle adoptée contre Anus par les pères de Nicée, mais encore il envoya en exil ceux qui, dans ce synode, avaienL défondu cette formule. Athanase, patriarche d’Alexan— EXPOSITION drie, qùi, dès l’origine de l’hérésie, s’en était montré l’adversaire le plus redoutable, fut à son tour condamné sous divers prétextes, et exilé par l’empereur, qui mit le sceau à cette réaction en contraignant le patriarche de Constantinople à recevôir Anus à sa communion. On voit à quoi se réduit le respect de ce prince pour les déorets du concile de Nicée, l’assemblée la plus solennelle pourtant qui eût été réunie jusqu’alors pour délibérer sur les intérêts du monde chrétien. Dans tout ce débat, c’est la volonté de l’empereur qui décide de toutes choses, c’est par son autorité que les conciles s’assemblent, c’est par elle au moins que Jeurs résolutions deviennent obligatoires. Il est bien vrai que, dans la plupart des occasions, c’est en leur nom qu’il intervient dans les affaires de l’Église; mais il est évident, par l’incertitude qu’il témoigne entre leurs décrets, par l’approbation qu’il donne successivement aux uns et aux autres, encore qu’ils soient clairement contradictoires, qu’à ses eux ces assemblées sont bien plutôt de simples conciles que des corps dépositaires d’une autorité qui leur soit propre. Il est également évident, par la lutte qui s’établit entre les divers conciles et par DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE oi la confiance avec laquelle chacun d’eux croit pouvoir s’opposer à ceux qui l’ont précédé, que l’anarchie règne dans l’Eglise, que son gouvernement n’est point constitué, et que non-seulement il n’existe encore aucun signe certain auquel une autorité suprême puisse se faire reconnaître dans son sein, mais que l’on ne pense pas même, alors, qu’une pareille autorité puisse exister. Dans un tel état de choses, la toute-puissance impériale est un fait nécessaire, car elle seule est unitaire, elle seule est toujours présente, elle seule est dépositaire d’une sanction, celle de la force. Cette sanction, sans doute, est insuffisante, elle est même en grande partie mal appropriée aux circonstances auxquelles elle s’applique; mais à défaut d’une sanction morale, qui ne pouvait évidemment résulter ici que de l’existence d’une hiérarchie ecclésiastique constituée, elle seule était capable de maintenir quelque ordre dans l’Église. Sous les successeurs de Constantin, ce double phénomène de l’anarchie de l’Église et de la suprématie impériale continue à se manifester, et avec plus d’éclat encore, attendu l’activité croissante que devait prendre la société chrétienne EXPOSITION au sortir de la persécution. Parmi les divisions qui s’élèvent dans son sein, il suffit de suivre celle qui se perpétue à l’occasion de l’arianisme, et qui pendant longtemps domine toutes les auIres, pour vérifier la situation que nous venons de signaler. D’une part, les contradictions entre les conciles deviennent plus fréquentes et plus vives que jamais; de l’autre, ces assemblées se montrent dans une dépendance toujours plus absolue de la volonté de l’empereur Dans le cours de ce débat, on peut prévoir d’une manière à peu près certaine quelle sera l’opinion de chacun des conciles appelés à s’en occuper, par l’opinion arrêtée, ou même passagère, du prince qui le convoque. C’est ainsi que, durant un espace de pins de soixante ans, le monde chrétien, selon l’opinion du souverain régnant, apparaît tour à tour arien, semiarien, ou athanasien, ou plutôt orthodoxe, car nous savons aujourd’hui de quel côté était l’orthodoxie dans ce grand débat. Sous Constantin, la situation à cet égard demeura incertaine, car s’il avait réhabilité la personne des chefs de l’arianisme, il n’avait pas prétendu pourtant réhabiliter formellement leur doctrine; après lui, le Nord et l’Occident se DE LA DOCTRINE SAINTSIMONIENNE O3 montrèrent orthodoxes sous l’empereur Constant, qui l’était lui—nième; l’Orient fut arien souS son frère Constance, qui suivait l’opinion contraire; et lorsque les d.eux parues do l’empire se trouvèrent soumises à la puissance de ce der nier, l’Orient et l’Occident parurent tour à tour ariens ou semi—ariens, selon l’huiiieur changeante du prince; ce qui, après deux règnes éphémères, arriva encore pour l’Orient sous Valens. Théodose le Grand, qui avait embrassé la foi de Nicée, employa toute son autorité à la faire prévaloir, et, vers la fin de ce règne puissant, il semble que l’arianisme ait complétement disparu. Ici, une objection peut se présenter; on peut dire que la foi des empereurs n’ôtait pas chez eux spontanée; que, quelle qu’elle fût, elle leur était toujours inspirée directement ou indirecte - ment par les évêques qui les entouraient. Ce fait est incontestable; toute l’histoire l’atteste, et il serait impossible de concevoir qu’il en eût été autrement. Mais ce qu’il y a d’important à constater ici, c’est qu’aucune des opinions qui s’élèvert spontanément dans le sein du clergé ne peut prétendre à une domination publique qu’autant qu’elle parvient à se faire recevoir par le 204 EXPOSiTION prince et que celui—ci en fait ouvertement profession. Pourtant, dans cette lutte, comme dans toutes celles qui l’ont suivie, il y a un fait important à remarquer: c’est le soin que prennent les empereurs de concilier à l’opinion qu’ils professent l’approbation des conciles, même celle des évêques, qui, par la considération attachée à leurs siéges, sont en possession d’une influence générale sur l’Église. Les violences exercées sur quelques conciles pour leur faire souscrire une formule arienne, et notamment sur celui de Rimini, qui est resté célèbre à ce titre; les persécutions dirigées dans le même but contre le pape Libère, dont la résistance fut ainsi momentanément vaincue,, attestent hautement ce fait, dans lequel on doit voir, non-seulement l’aveu implicite, fait par les empereurs, de l’illégitimité de l’autorité qu’ils exerçaieùt, mais encore la révélation de la puissance qui, plus tard et ailleurs, devait s’élever indépendante à côté de celle des Césars. La suprématie des empereurs dans l’es affaires de l’Église, indépendamment de ce qu’elle était un fait nécessaire, inévitable, comme nous l’avons vu déjà, fut encore, à l’origine, plus utile DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 25 que nuisible à la cause du christianisme.: elle constatait l’adoption de la foi nouvelle par le pouvoir politique : or, par cette adoption, le christianisme échappait à la persécution; il ac— quérait une nouvelle puissance pour se répandre, et pouvait enfin appliquer toutes les forces, toute l’énergie qu’il avait déployées jusque—là pour se défendre, à travailler à son perfectionnement. Si, d’ailleurs, la persécution avait cessé depuis longtemps, Je retour en était possible, et la con—’ version des empereurs à la foi chrétienne pou.vait seule le prévenir. Ce danger, peu à craindre du temps dont nous parlons, ne paraîtra pas cependant chimérique, si l’on réfléchit qu’après deux règnes chrétiens qui avaient duré plus de cinquante ans, Julien, ce héros de la philosophie critique, mais qui pourtant a été justement surnommé l’Apostat,. parce que, selon la belle expression de M. Ballanche, il avait apostasié l’avenir; si l’on réfléchit, disons-nous, ‘que Julien trouva, dans les débris du paganisme, assez de puissance pour se croire en état, à son avéne— ment, de répudier le christiaflisme, et de con— server l’empire en se privant de l’appui de la foi nouvelle, Mais, si l’intervention impériale dans. les af EXPOSITION faires de llglise fut d’abord utile au christianisme, elle ne pouvait manquer, en se prDIongeant au delà des oirconstances qui la. rendaient nécessaire, de devenir funeste à son développement : c’est ce que l’on vit bientôt en Orient, où le pouvoir des princes sur l’glise devint chaque jour plus absolu et plus indépendant. Dans les débatg religieux qui s’élèvent, on le voit, U est vrai, continuer à invoquer l’autorité des conçues; mais il est évident que, de jour en jour, cette autorité leur paraît moins nécessaire et moins respectable, ce qui est attesté par im grand nombre d’actes, dans lesquels, tout en citant les conciles, ils prononcent en leur propre iiom, se présentant, en quelque sorte, comme les .régulateurs de la foi. Pour prouver ce fait, il suffirait de rappeler les deux déclarations des. empereurs Zénon et fléraclius. aux y0 et vu’ siècles, connues, l’une, sous le nom d’hénotique, l’autre, sous celui d’ccthèse, toutes deux prononçant sur des points, de doctrine controversés, et notamment sur l’opinion d’Eutychès, concernant la nature de Jésus-Christ. On pourrait citer encore lea décrets de Justinien sur la même quesLion et sur l’origénisme, ainsi que les édits des empereurs dans le viii’ siècle et. les suivants, DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 207 touchant la grande querelle élevée au sujet du culte des images. Dans toutes ces occasions, non-seulement les empereurs d’Orient prononcent souverainement sur le dogme; mais on les voit encore, ce qui était d’ailleurs une conséquence de cette pre— mière usurpation, exercer la même autorité sur le personnel du clergé, nommant et déposant les évêques, selon que ceux-ci se montrent ou non favorables à l’opinion qu’ils veulent faire triompher. Au IXe siècle, cette confusion était parvenue à son dernier terme; il n’y avait point alors en Orient d’Église constituée, de hiérarchie ecclésiastique distincte, ou au moins indépendante, de la hiérarchie militaire; les empereurs y étaient revêtus des fonctions de souverains pontifes ; et, bien loin que les faits tendissent, par leur marche, changer cette situation, ils tendaient, au contraire, chaque jour, è l’affirmer encore. Nous avons vu quel a été le résultat de cet état de choses. Le pagaiisme n’avait plus d’autels en Orient; mais les habitudes qu’il avait créées, la dissolution morale qui avait suivi la chute de ce système avant l’apparition du christianisme, y subsistaient à eu près dans leur entier; au- 208 EXPOSITION curie loi n’ était reconne, aucune autorité fl’r était sacrée, aucune existence assurée, pas même celle des princes, dont le. pouvoir paraissait si absolu; le clergé lui-même avait participé à la corruption générale, et les moeurs des plus considérables de ses membres se distinguaient à peine de celles des puissants laïques de l’époque. Pourquoi le christianisme n’avait-il pas arrêté le cours de c désordre? pourquoi n’en avait-il pas triomphé? C’est que, par des circonstances que nous apprécierons mieux en examinant ce qui s’est passé ailleurs, il n’avait pu se séparer à temps d’un ordre politique dont le principe lui était étranger, et qu’à l’origine il avait reçu mission de combattre et de détruire; c’est, en d’autres termes, parce qu’il s’était arrêté, dans son développement, à la limite où les successeurs de César pouvaient seulement consentir à le recevoir. L’Orient a bien porté la peine de l’impuissance dont le christianisme y a été frappé; lorsque les peuples qui avaient embrassé la foi de Mahomet vinrent envahir ses provinces, il se trouva sans force et incapable de résister à leur puissante impulsion. Sur toute la surface de cet empire, immense encore, tous les .hommes fai DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 209 saient le signe de la croix : mais ce symbole ne représentait aucun ORDRE, aucune puissanoe. Les chrétiens d’Orient, hors d’état de repousser l’agression qui les menaçait, ne pouvaient pas même espérer de s’incorporer leurs vainqueurs, de les soumettre à leur foi, car ils n’avaient qu’une foi languissante, et, à proprement parler, ils ne formaient point un corps, une société; le paganisme et les vertus qui lui étaient propres avaient disparu de l’Orient, et le christianisme y était définitivement avorté. Jusqu’ici, en examinant quel a été le sort du christianisme dans ses relations avec les pouvoirs qu’il trouva établis à sa naissance, nous ne nous sommes guère occupés que de l’Orient. Si nons avons commencé par exposer ce qui s’est passé dans cette partie de l’empire romain, c’est d’abord parce qu’elle a été le premier théâtre où le christianisme a figuré avec éclat, et où ses premiers progrès se sont accomplis, et ensuite parce que l’histoire des vicissitudes qu’il y a éprouvées, quant à la question qui nous occupe, peut servir à mieux faire comprendre le développement tout contraire que, pour le bonheur de l’humanité, il a eu en Occident. 1O EXPOSITiON Ici, dès l’origine, les circonstances sont différentes: à partir de l’adoption du christianisme par la puissance politique, c’est-à-dire à partir de l’époque où, du point de vue où nous sommes placés, il i a lieu de s’occuper de la relation des deux sociétés, des deux hiérarchies, un fait se remarque d’abord : c’est la faiblesse de l’action du pouvoir impérial en Occident jusqu’au monient très-rapproché où l’invasion des barbares vint r mettre un terme. Depuis la translation dii siège de l’empire en Orient par Constantin, il suffit de jeter un coup d’oeil sur la succession des empereurs pour voir que c’est en effet seulement dans cette partie du monde romain que l’autorité impériale est forle, active, assurée. Au temps dont nous parlons, l’empire, considéré dans son ensemble, tend sans doute à une dislocation générale; dès lors, il se présente comme une proie que doivent se disputer et se partager les ambitions personnelles que la force pourra favoriser accidentellement. Mais c’est en Occident, d’abord, que ces déchirements, que ces luttes intérieures se manifestent. A partir de Constantiii jusque vers le milieu du xve siècle, époque où, par le fait, l’empire romain expire en Occident, on voit les enipe— DE LA DOCTRiNE SAiNT-SIMONIENNE I1 reurs do Constantinople se succéder régulièrement, et achever leurs règnes, en général assez longs, sans être menacés ou troublés dans la possession et l’exercice du pouvoir par des tentatives d’usurpation. Pendant tout ce temps, enfin, ta puissance impériale en Orient est toujours nettement et visiblement manilèstée. 11 n’en est pas de même en Occident : les deux fils de Constantin, qui lui succèdent iminédiatement dans cette partie de l’empire, commencent par s’en disputer la possession les armes à la main. Quelques années plus tard, celui des deux qui était demeuré vainqueur dans cette lutte, est tué par Magnence, qui lui arrache l’empire. De là, jusques au règne d’Augustule, et si l’on eu excepte celui de Valentin 1er, l’Occide t n’est qu’une arène sanglante où des chefs de soldats viennent se disputer la puissance, qui, par cette raison, ne peut parvenir à se fixer et à se développer dans aucune main. Durant la lutte, elle reste souvent indéterminée pour les peuples; il y a alors lacune dans son action, et lorsque ceux qui la possèdent viennent à l’exercer, leur objet est bien plutôt de se maintenir que de prendre l7initiative sur la société, et de la régler. EXPOSITION Nous n’aurons pas besoin de rapporter les faits qui caractérisent la situation différente à cet égard de l’Orient et de l’Occident, ces faits ‘vous sont connus; nous nous contenterons den appeler à vos souvenirs. Nous ne nous arrêterons pas non plus à en rechercher les causes; leurs conséquences seules, par rapport à la question que nous examinons, doivent nous occuper; or ces conséquences sont faciles à saisir. Les empereurs d’Orient, n’ayant rien le- douter pour leur existence et la sécurité de leur pouvoir, doivent nécessairement porter toute leur attention, toute leur activité sur le mouvement intérieur de la société, et particulièrement sur celui du christianisme, qui domine fous les autres. L’état précaire de la puissance impériale en Occident ne comporte pas qu’elle y ait cette action intime et continue. Aussi, à quelques exceptions près, y voyons-nous la société chrétienne, ou, si l’on veut, 1’glise, s’y développer en quelque sorte sur elle-même, par la seule impulsion du principe qui lui est propre. Tandis qu’en Orient presque tous les conciles, ceux au moins qui ont quelque importance, soiit convoqués par l’empereur, dirigés par sa volonté, et DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 213 sanctionnés seulement par son autorité, en Occident, au contraire, et pendant toute la durée de l’empire, c’est presque toujours la seule volonté spontanée des chefs de l’Église qui détermine ces réunions; c’est leur autorité seule qui y préside et qui fait recevoir leurs décisions. Pour vérifier le fait, il suffit de jeter les yeux Sur la série des conciles tenus à Rome dans le cours des IVe et Ve siècles. Non-seulement ces conciles se réunissent, procèdent à leurs travaux et font recevoir leurs décrets sans l’intervention des empereurs, mais encore on les voit souvent s’élever contre des conciles orientaux appftyés de toute l’autorité impériale, dans le temps même où les deux parties de l’empire sont soumises à un seul sceptre. C’est ainsi que, pendant le débat de l’arianisme, plusieurs de ces conciles cassent les décrets de ceux de l’Orient favorables à cette doctrine, et rétablissent les évêques déposés par eux et exilés par les empereurs. A l’occasion de ces conciles de Rome, sur lesquels nous aurons à revenir, en les considérant sousun autre aspect, lorsque nous nous occuperons des progrès de la puissance papale, il y a un fait important à observer, et que l’on peut regarder cohme un des signes les plus 214 EXPOSITION frappants de la faiblesse du pouvoir impérial en Orient: o est qu’à partir de Constantin ce pouvoir n’a plus de siége déterminé. Rome a cessé d’être la ville des Césars. Les écrivains catholi ques, frappés de ce fait, n’ont pas hésité à dire que les empereurs romains s’étaient retirés devant la majesté du trône de saint Pierre. Si, Iar cette expression, ils ont voulu dire que les empereurs ont effectivement, et avec la conscience d’une nécessité qui les pressait, cédé la place à une puissance qui s’élevait et dont l’ascendant les dominait, assurément cette expression est impropre, car, au temps où ce fait s’est’ passé, il est évident que l’idée qu’on peut aujourd’hui se former d’une puissance, et qu’on s’en formait surtout alors, ne pouvait s’attacher à la position où se trouvaient encore à cette époque les faibles successeurs de saint Pierre. Ce qu’il y a de certain pourtant, c’est qu’il est impossible de ne pas reconnaltre aujourd’hui que cette séparation a concouru providentiellement et d’une manière puissante à hâter le triomphe de la doctrine du CHRIsT, soit en privant les empereurs de la force et de l’influence mora’es attachées au nom même de la ville appelée ôternelle, (le la ville dont le monde était accoutumé DI LA DOGTRLNE SAINT-SL1IfONIENNE à recevoir ses lois, soit en permettant que cette force, cette influence s’attachassent, graduellement et en se transformani, à la parle du pontife qui y représentait la loi nouvelle. Mais bientôt la puissance précaire des empereurs en Occident, et toutes les chances qu’elle pouvait avoir de ressaisir son ancienne posiLion et de s’y affermir, furent pour toujours détruites par un événement qui, jusqu’à ce jour, ne nous à guère été présenté que comme une horrible catastrophe, mais dans lequel, pourtant, il nous faut bien encore reconnaître un fait providentiel, qui a hâté au moins l’accomplissement du progrès nouveau que l’humanité était appelée à faire. Nous voulons parler de l’invasion des barbares. Ces peuples qui entouraient l’empire romain de toutes parts, et qui, dès, le Vie siècle, avaient fait sur son territoire de fréquentes excursions, y débordèrent d’une manière irrésistible, au commencement du cinquième; et, dans le cours de ce siècle, couvrirent de leurs établissements le Nord de l’Occident. Nous n’avons point à retracer les faits de cette invasion, il suffira de rappeler qu’à la fin du Ve siècle, la GrandBretagne, les Gaules, l’Italie, l’Espagne, l’Afri- que étaient devenues le domaine des barbares. 32 Vol. 41 EXPOSiTION Les victoires de Bélisaire et de Narsès, dans le siècle suivant, firent rentrer, il est vrai, une partie des provinces conquises sous l’autorité des empereurs d’Orient. L’Afrique et l’Italie furent dans ce cas; mais ce faible retour à la domination impériale en Occident est ici sans importance. Le provinces d’Afrique allaient bientôt, et pour toujours, sortir de la sphère du christianisme, et quant à l’Italie, à peine venait- elle d’être soustraite au pouvoir des Goths, qu’elle rentra sous le joug des Lombards. Si quelques portions de ce territoire primitif de l’empire échappent à ces nouveaux conquérants, elles n’en subissent pas moins la loi de la dissolution générale, et ne tardent pas à devenir des Etats à peu près indépendants dans les mains des chefs qui continuent à y commander au nom des monarques de Constantinople. Ainsi fut détruite, par l’invasion des baibares, l’unité matérielle qui, de droit au moins, avait jusque-là existé en Occident; le pouvoir politique qui avait succédé à celui des empereurs s’y trouva morcelé en une foule de dominations incertaines, flottantes, qui pendant longtemps devaient rester sans racines dans la société au milieu de laquelle elles s’étaient établies. Ce DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 217 changement, qui, au moment où il. se produit, ne se présente que comme un affreux boulever— sement, mettait pont’ toujours l’église chrétienne, c’est-à-dire la société pacifique, à l’abri de l’envahissement dont la puissance unitaire et guerrière des empereurs pouvait la menacer, et permettait au clergé, en le dégageant moinen— tanément de toute influence étrangère, de préparer les éléments de l’ordre nouveau qui devait principalement sortir de son sein et mettre fin à ce chaos. A dater des premiers temps du y0 siècle, les empereurs avaient commencé à concentrer leurs forces et à replorer leur administration sur les provinces qu’ils pouvaient le plus espérer de défendre, laissant aux plus menacées, en les abandonnant, le soin dese préserver contre l’invasion, et de se régler intérieurement comme elles l’entendraient. Par suite de cet abandon successif, qui s’étendit bientôt à tout l’Occident, les évêques, qui se trouvaient déjà en possesion de la direction des esprits et de la confiance des peuples, et qui depuis longtemps participaient à l’administration municipale, furent naturellement dès lors investis de tous les pouvoirs. Lorsque les barbares vinrent former des éta I8 EXPOSITION blissements sur le territoire de l’empire, le olergé était en quelque sorte, par l fait., le dépositaire et le gardien des pays envahis. Cette position, qui avait encore resserré le lien d’affection par lequel les peuples lui étaient unis, faisait de ses chefs les arbitres, les modérateurs naturels de la conquête, et lorsque les vainqueurs songèrent à se fixer définitivement dans les paîs dont ils s’étaient emparés, ce fut avec l’Église qu’ils eureiit à traiter. La plupart des nations envahissantes professaient, il est vrai, l’arianisme, et il semble que cette circonstance ait dû amoindrir de beaucoup sur elles le crédit du clergé occidental roLnain, qui, en presque totalité, était orthodoxe; mais ces peuples, nouvellement convertis au christianisme, n’étaient guère en état d’apprécier l’importance de la division qui, à cet égard, s’était établie entre les chrétiens. Le christianisme était encore pour eux une simple formule, et l’esprit de cette doctrine leur était à peu près complètement étranger. D’après ce que l’on sait de plusieurs d’entre eux, il est même évident qu’en se ‘rangeant sous la bannière du CHRIST, ils avaient cru seulement adopter un DIEU qui leur donnerait plus de puissance à la guerre. Les affections DE LA DOCTR1N1 SAINT-SIMONIENNE 219 militaires, les intérêts de la conquête, tenaient d’ailleurs beaucoup trop de place dans leur esprit. pour qu’ils. pussent songer à emplo’er, d’une manière continue, leur activité, leur éiiergie, à faire triompher tout autre ordre d’affections et d’in1érêts Aussi, si l’on en excepte les Vendales d’Afrique, qui firent aux, catholiques itne guerre cruelle, ces peuples se montrèrent-ils beaucoup plus tolérants, à Fégard de la doctrine qui leur était imposée, que leurs habitudes violentes n’auraient pu le faire croire, beaucoup plus même que ne l’avaient été les ariens civilisés de l’empire, lorsqu’ils avaient disposé du pouvoir. Les Visigoths et les Bourguignons dans les Gaules, les Lombards en Italie, firent bien éprouver quelquos persécutions aux catholiques; mais ces persécutions ne furent que passagères, et firent bientôt place à la tolérance. Les Ostrogoths, qui avaient précédé les Lombards en Italie, poussèrent même cette tolérance jusqu’au point de permettre aux vaincus de condamner publiquement dans les conciles la croyance des vainqueurs. On se rappelle la lettre qu’écrivait Tltéodat, Ufl de leurs rois, à l’empereur Justinien, et dont le sens . général était que Dieu ayant permis la pluralité des religions, il ne se EXPOSITiON croyait point le droit d’entreprendre de soumettre les peuples à une même foi. Ce n’est point dans le but, comme on l’a fait jusqu’à présent, d’exalter la sagesse du roi barbare, que nous rappelons cette lettre; car Dieu ne permet la pluralité des religions que lorsque les hommes n’ont point encore le désir de l’unité et la force de l’établir. Le seul objet de cette citation est de montrer l’indifférence religieuse des peuples qui envahirent l’empire romain. Indépendamment de cette indifférence qui permettait aux barbares de se rapprocher sans ré— pugnauce des évêques orthodoxes et de transiger avec eux, leur position leur faisait encore une nécessité impérieuse de ce rapprochement, de cette transaction, puisque ces évêques seuls connaissaient le pays envahi, ses ressources et ses moeurs, et qu’eux seuls, en communion d’idées, de sentiments et d’intérêts avec la population vaincue, pouvaient la déterminer à se résigner à sa condition, et à accepter le joug de ses nouveaux maîtres. Par suite de cette situation, les évêques, en acquérant des titres à la considération des vainqueurs, en acquéraient nécessairement de nouveaux à l’amour des vaincus, qu’ils protégeaient, autant que de pareilles cir— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE constances pouvaient le permettre, contre les violences et les dévastations de la conquête. La position de l’Église se trouvait alors complétement changée; elle n’était plus, comme sous l’empire, l’humble sujette du pouvoir politique, liée envers lui à l’obéissance, soit par le souvenir de bienfaits reçus, soit bien plus encore par une habitude qui remontait à l’origine même de son existence politique. Dès lors, elle commençait à vivre de sa propre vie, et, en servant d’arbitre entre les peuples et leurs chefs militaires, elle devenait une puissance. Cette positian, il est vrai, était bien irrégulière, bien incertaine encore; mais le premier pas était fait; les autres ne pouvaient manquer de se faire. Si l’arianisme avait eu peu d’importance au moment même de la conquête, il pouvait nanmoins, en se perpétuant et s’enracinant, exercer une influence funeste sur le sort de la société chrétienne. Indépendamment de l’effet que cette doctrine, par sa nature intime, pouvait avoir plus tard sur le règlement social (ce quê nous pourrons avoir à examiner, en nous plaçant .dans un autre ordre d’idées), il est évident pour tout le monde qu’elle avait, au moins, dès lors, le grave inconvénient de rompre l’unité de la EXPO$IT1Q croyance chrétienne. Aussi les évêques catholiques, employèrent-ils tous leurs soins à’ la détruire. Parmi les peuples barbares qui avaient envabi les Gaules, les Francs, qui s’y étaient établis les derniers, étaient encore idolâtres, et se trouvaient les seuls dans• ce cas. Les Évêques entre— prirent de les convertir, non-seulement pour les rapprocher de la population vaincue, mais en core dans le but ‘d’employer leur puissance contre l’arianisme, qui, depuis longtemps déjà, avait été apporté dans l’est et dans le’ midi de la Gaule par lesBourguignons et les Visigoths. On sait avec quelle facilité Clovis, favorisé par les évêques catholiques de ces provinces, parvint à meLtre fin à la domination des princes ariens qui y régnaient alors, et par conséquent à leur croyance qui n’y avait point d’autre appui que celui de leur protection. Le même butful atteint par 1a même sollicitude, bien que par d’autres moyens, au vit siècle, en Espagne, et au Vile siècle en Italie. Jès lors, l’arianisme se trouva détruit dans l’Occident tOut entier, et si l’unité chrétienne n’y fut pas encore constituée politiquement, elle y fut ‘au moins assurée comme doctrine. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE Ainsi, par l’invasion des barbares, non-seulement l’Église chrétienne en Occident acquit à l’égard de la puissance militaire une liberté de fait, qui devait lui s’evir d’acheminement à l’indépêndance politique et régulière dont nous l’avons vue plus tard en possession, mais êncore, au milieu de cètte tourmente, elle se trouva appelée à passer de la contemplation à l’action, à se mêler aux événements, à pénétrer dans la vie des peuples, à prendre entin une existence sociale. Tels sont, Messieurs, les faits qu’il importe surtout de remarquer au miliêu des désordres de la conquête et de la confusion générale qui en fut la suite, principalement du Vie au ville siècle. Toutes nos histoires sont remplies de gémissements sur les pertes que l’humanité, que la civilisation éprouvèrent dans le cours de cette période. Aujourd’hui, il ne peut plus être pêrmis de répéter ces lieux communs : la plainte, à ce sujet, devrait bien plutôt faire place dans nos bouches à 1’bmne de grâce. En effet, rien n’apéri alors que ce qui devait périr, rien n’a été négligé que ce qui pouvait l’être sans danger. A l’approche des peuples barbares, nous voyons disparaître, il est vrai, les institutions, les moeurs, les arts, la philosophie, qui formaient 224 EXPOSITION les éléments de la civilisation romaine; mais il ne faut point oublier que cet édifice qui s’écroule est celui du paganisme, ou plutôt, ce qui est bien moins encore, celui de la critique du paganisme : ce qu’il ne faut point oublier surtout, c’est qu’à mesure que cette ruine se consomme, et grâce à la place qu’elle laisse libre, se développent graduellement les institutions, les moeurs, la poésie, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la philosophie chrétienne, c’est-à-dire enfin l’élément progressif, le principe de vie qui devaient enfanter les sociétés modernes. Jetons un moment les reux sur l’Orient avant le temps qui a précédé son envahissement par le mahométisme; là, rien ne périt de ce qui fait ici l’objet de nos regrets; la civilisation romaine s’y maintient dans presque tout son éclat, et lorsque après plusieurs siècles de séparation les croisades eurent mis de nouveau en présence les deux parties de l’ancien empire romain, l’Occident, s’il ne fut pas touché, fut au moins frappé d’étonnement à la vue des merveilles de la civilisation orientale, tandis que l’Orient, au contraire, parut reculer d’effroi et de dégoût à la vue de la rudesse de l’Occident. Et, cependant, de quel côté était la vie? De quel côté étaient la DE LA DOCTRINE SA1NT-SII,IONIENNE force et l’avenir? La suite l’a montré : nous avons vu ce qu’est devenu l’Orient, et rous vorons ce que nous sommes, nous, fils ingrats de ces temps, de ces institutions que nous nous plaisons à flétrir aujourd’hui sous les noms de ténèbres et de barbarie. Un tel rapprochement peut suffire, il n’a pas besoin de commentaire. Du vi’ au vIii0 siècle, les rapports de l’Église et de la hiérarchie avec la société militaire et ses chefs ne présentent rien de fixe et de régulier : l’Église est à peu près indépendante, au moins quant au règlement de sa discipline intérieure et de son dogme. Mais cette indépendance ne s’appuie sur aucune base solide; elle n’est point encore le résultat d’une institution politique, et, à proprement parler, elle n’est due qu’au désordre général et à l’indifférence des chefs militaires. Au viii’ siècle, des relations plus suivies, plus intimes, s’établissent entre les deux puissances. Ici commence, pour ainsi dire, une nouvelle série de faits: nous nous en occuperons dans notre prochaine réunion. Ce retour vers le passé est aride, sans doute. Nous sentons surtout, Messieurs, combien peu d’intérêt il doit vous présenter, à vous qui no pouvez encore clairement comprendre le lien EXPOSITION qui existe entre cette investigation et ce que nous aurons à vous dire dans la suite. Nous ferons donc tous nos efforts pour en sortir le plus promptement possible. Nous aussi nous avons hâte d’arriver à l’avenir; car c’est l’avenir qui nous occupe, et c’est sur lui surtout que nous voulons porter vos regards. QUATRIÈME SÉANCE DU POUVOIR SPIRIIUEL ET DÛ POUVOIR TEMPOREL EN OCCIDENT. MESSIEURS, Ljinvasion des barbares, avons-nous dii, avait en de grands avantages pour la soci6té chrétienne. ElLe l’avait délivrée du danger d’envahissement 4nt pouvait la menacer la puissance unitaire 4es empereurs romains;. en remettant momentanément, entre les mains des chefs de l’glise, les intérêls des pays abapdonnés par l’empire, elle avait encore resserré le lien par lequel les peuples leur étaient unis; enfin, en DE LA DOUTRINE SAiNT-SIMONIENNE l)risaflt violemment l’institution romaine, elle avait détruit les obstacles qui auraient pu s’opposer au développement des conséquences sociales de la foi nouvelle. Cependant l’état de choses qui suivit la copquête pouvait, en se prolongeant, entraîner de graves inconvénients pour l’Église, et l’empêcher de recueillir les avantages que sa position nouvelle semblait lui promettre. Le christianisme n’avait encore d’unité que comme doctrine; comme corps, comme association, il n’en avait point l’ÉgLise catholique, sous ce rapport, n’était encore alors qu’une abstraction, car aucune organisation formelle, aucune hiérarchie générale, n’établissait de lien régulier et per— marient entre ses membres, c’est-à-dire entre les églises provinciales et leurs chefs. Ce dernier progrès ne• pouvait se réaliser que par la continuité de relations fréquentes et actives entre les églises ;or, la conquête, en détruisant d’abord toute sécurité dans les communications, en morcelant le territoire, et en séparant politiquement les peuples qui l’habitaient, rendait de jour en jour ces relations plus difficiles. Les différentes églises locales se voyaient donc menacées de tomber dans l’isolement, de perdre EXPOSITION les traditions de dogme et dc discipline, qui seules établissaient un lien entre elles et constituaient leur unité; enfin, à défaut de l’impulsion, de l’excitation, qu’elles avaient jusque-là reçues de leur contact presque journalier, elles étaient exposées à perdre bientôt toute activité, Vers la fin du Vile siècle, la plupart de ses inoonvénien s commençaient à se faire vivement sentir. Les communications entre les églises n’avaient plus lieu qu’accidentellement, les conciles étaient devenus fort rares, et si l’on en excepte ceux d’Espagne, qui s’occupaient autant des affaires de l’État que de celles de l’Églis&, ces assemblées, soit par leur juridiction, soit par leur objet, ne s’étendaient guère au delà des limites étroites d’une province. L’autorité des métropolitains, la seule qui eût été encore nettement établie dans le sein de l’épiscopat, était presque partout tombée dans l’oubli, et les évêques particuliers, isolés dans leurs diocèses, et exerçant sur leurs églises qu’ils gouvernaient un pouvoir presque absolu, montraient une tendance de plus en plus prononcée à localiser leurs affections et leurs vues, à tomber même dans t Voir en particulier les Conciles de Tolède. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 229 l’égoïsme. Des diversités importantes s’étaient établies dans l’administration des églises, dans le mode de l’élection de leurs chefs, et jusque dans les pratiques du culte : enfin, comme il est facile de le concevoir dans une pareille situation, le mouvement intellectuèl du christianisme s’était prodigieusement ralenti, et, sur plusieurs points même, il avait pris évidemment une tendance rétrograde. Mais la formation des grandes dominations temporelles qui prirent naissance dans le ville siècle vint heureusement arrêter le progrès de ce mal: en facilitant, en provoquant même de nouvelles communications entre les églises, ces établissements politiques leur rendirent le mouvement et la vie qu’elles étaient menacées de perdre. Obligés de passer rapidement sur les faits, nous nous transporterons d’abord au temps do Charlemagne, sous le sceptre duquel la partie la plus importante alors de l’Europe se trouva bientôt rangée. L’Eglise ne pouvait être tirée de la situation dans laquelle elle se trouvait, et que nous venons de décrire, que par l’emploi de moyens extraordinaires et exceptionnels : une autorité unitaire, eurôpéenne, en possession d’une grande puissance matérielle, capable d’apprécier la mission 3O EXPOSITION civilisatrice du christianisme, et animée du désir de voir cette mission s’accomplir, pouvait seule reniplir une pareille tâche. Cette autorité se trouva personnifiée dans Charlemagne. Pendant toute la durée de ce règne, nous vo’ons la puissance temporelle reprendre, dans les affaires de l’Église, la suprématie qùe les empereurs romains avaient autrefois exercée, et qui, comme nous l’avons vu, avait ét si funeste à l’Orient. Les lois, les règlements ecclésiastiques se multiplient alors d’une manière prodigieuse, car, d’après l’abandon et l’isolement dans lesquels les églises, les établissements religieux étaient restés pendant si longtemps, et attendu les changements survenus dans la société, tout était à réorganiser, à régler de nouveau dans leur sein. Le nom de Charlemagne est attaché à tous les actes qtii sont produits dans ce but, ou plutôt c’est de son autorité que ces actes émanent directemeut. C’est kil qui convoqie les conciles, qui détermine Pobjet de leur réunion, qui sanctionne leurs décrets et les fait exécuter. Mais ce n’est pas toujours par l’intermédiaire des conciles que ce printo lhtérvient dans le règlement ecclésiastique dans• les instructiŒns qu’il donne aux DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 231 commissaires exLraordinaires missi dominici) qu’il envoie dans les provinces, pour veiller. au maintien de l’ordre pnblic, il leur ordonne de visiter les églises, les.monastères, etde s’assurer si les clergés régulier et séculier vivent selon la règle propre. à chacun d’eux; il leur trace la conduite que les membres de ce clergés doivent suivre dans les débats qui peuvent s’élever entre. eux, et se réserve de prononcer souverainement sur ceux de ces débats qui ne pourraient se terminer dans la forme qu’il prescrit. Au milieu des désordres, des trouNes, qui avaient pris place du Vie, au Ville siècle, la masse du clergé, dans une grande partie de l’Occidént, était tombée dans l’ignorance l’intelligence des livres sacrés et. des écrits des Pères de l’Église s’était obscurcie, et les textes eux-mêmes .de ces ouvrages avaient été altérés. Charlemagne fit revoir et corrigçr ces textes par les hommes les plus capables de son époque, et pour obvier aux inconvénients des interprétations vicieuses que les prêtres ignorants auraient pu en donner, il fit composer pour eux un recueil d’homélies qu’ils . devaient apprendre par coeur et se contenter ,de réciter au peuple.. Enfin, pour arrêter le progrès de. l’ignorance et pour en prévenir le EXPOSITION retour, il institua, dans le sein des églises et des monastères, des écoles qui étaient destinées à donner à ceux qui se proposaient d’embrasser la vie ecclésiastique ou monastique l’instruction qu’exigeait cette profession. La règle monastique, qui, au VIe siècle, avait été établie par saint Benoît de Nurse, était tombée dans l’oubli; Charlemagne s’efforça d’’ rappeler les religieux; enfin, il parvint à rétablir l’uniformité dans le culte, en obligeant les églises de ses États à adopter le rituel romain. Mais ce n’est point seulement à réformer des abus locaux, à rétablir l’ordre ancien, à interpréter une législation existante et à l’appliquer aux circonstances de la société que ce prince emploie son autorité; il intervient encore et d’une manière non moins absolue dans les controverses qui prennent alors naissance dans le sein de l’Église et l’occupent tout entière. Le septième concile général tenu dans ce siècle à Nicée, et appelé à prononcer sur la grande querelle qui &était élevée en Orient au sujet du culte des images, avait décidé que ce culte était conforme à la doctrine le l’Église: cette décision était parvenue en Occident et elle commençait à occuper vivement les esprits Charlemagne, sans avoir égard à l’autorité s.olen DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 233 noue d’où elle émanait, fit composer un ouvrage en quatre livres, connu sous le nom de livres Carolins, dans lequel elle était combattue sans ménagement. Enfin, malgré les remontrances du pape, qui avait approuvé les actes du concile oriental, qui y avait pris part par les légats, qui avait entrepris même une réfutation des livres Carolins, il lii condamner formellement le culte des images par le concile particulier tenu à Frauc fort-sur-le—Mein en 794. Une hérésie nouvelLe sur la nature de Jésus—Christ, celle des dop— tiens, s’était élevée dans le nord de l’Espagne, et de là avait bientôt retenti dans tout l’Occident. Une dispute animée s’était engagée entre les Grecs et les Latins au sujet de la procession du Saint-Esprit; ce fut par la sollicitude de Charlemagne que différents conciles furent ap— pelés à examiner ces querelles et parvinrent à y mettre fin’. Pendant tout le règne de ce prince, rien ne se fait dans l’Église sans sa participation, et presque toujours c’est lui qui prend l’initiative dans les choses qui la concernent. 1. Sur la première, voir en particulier les conciles dø Narbonne, 791, de Ratisbonne, 79e, de Francfort, 794, et d’Aix-la-Chapelle, 799; et sur la seconde le Concile de Gen— tilli, près Paris, 767, et celui d’Aix—la-Chapelle, 809. 234 EXPOSITION Parmi les actes de ce règne qui ont été conservés jusqu’à nous, et que l’on désigne sous le nom général de. capitulaires, quels que soient d’ailleurs leur objet ou leur forme, ceux qu sont relatifs au gouvernement de l’Église, soit qu’ils prononcent sur sa discipline intérieure, soit qu’ils règlent ses rapports avec les fidèles, sont beaucoup plus nombreux que ceux qui s’appliquent à quelque autre branche que ce soit de l’administration publique. Au premier aspect, il semble que l’action de Charlemagna sur l’Eglise ne se distingue en rien de la suprématie exercée par les ampereurs d’Orient; mais si l’on considère de plus près le caratre de ce prince, l’esprit et la tendance qui se manifestent dans ses actes, et la nature enfin des circonstances au milieu desquelles il agit, on reconnaît bientôt que cette ressemblance n’est qu’apparente. On seGt en effet que bien loin de vouloir maîtriser, subalterniser la puissance de l’Eglise, son but, au contraire, est de l’étendre, de l’exalter, parce qu’il comprend la haute mission qu’elle a à remplir dans le monde, et parce qu’il reconnaît particulièrement qu’elle seule peut rapprocher et confondre les peuples si divers soumis à son empire, et détei DE LA D0CTRINE SAiNT-SIMONIENNE f235 miner ces peuples à vivre sous un gouvernement régulier. La soumission du clergé envers lui, encore qu’elle soit complète, ne ressemble pas davantage à la servilité du clergé d’Orient envers les successeurs de ConsLantin: c’est un corps qui sent les destinées qui lui sont réservées, et qui s’unit avec empressement et avec amour à la puissance qui peut lui donner ce qui lui manque encore pour les accomplir. Ce n’était pas, d’ailleurs, à une source étrangère que Charlemagne puisait les inspirations qui dirigeaient sa conduite envers l’Eglise, puisque l’on voit, en effet, que tous ses conseillers principaux apparLenaient au clergé, et que presque toutes les missions politiques qui parcouraient continuellement son vaste empire, soit pour lui en faire connaître la situation, soit pour y faire exécuter ses lois, ôtaient présidées par des vques. Charlemagne, dans l’histoire, est une figure à part. Dans ses rapports avec l’Eglise, ce n’ést point comme prince temporel, comme conqué— ranI, qu’il se présente, mais comtÛ tin législateur pacifique et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, comme un papé provisoire. 236 EXPOSiTION Au surplus, la situation dans laquelle se trouva 1’Eglise après sa mort montre assez ombien ce règne lui avait éte favorable. Et, d’abord, l’activité intellectuelle lui avait été rendue: les noms d’Alcuin, do Paul Diacre, de Théoduif, d’Eginhard, et de beaucoup d’autres qui appartiennent à cette époque, attestent suffisammen, le progrès qu’elle avait fait sous ce rapport. De nombreux couvents avaient été fondés; 1’Eglise, en possession déjà de biens considérables, avait reçu encore un immense accroissement de ricliesses, et son indépendance sous le rapport matériel se trouvait alors complétement assurée par Uétablissement définitif d’un impôt qui lui était propre, celui des dîmes. Le clergé avait été investi d’une juridiction absolue sur ses membres, ainsi que sur toutes les affaires qui le concernaient, et, au moyen du rapport qu’il avait établi entre l’objet de la plupart des transactions civiles et les prescriptions de la loi religieuse, il l’avait étendue aux plus importantes des transactions de cet ordre ‘. 1. Toutes les contestations s’élevant la suite de mariages ou de testaments se trouvèrent d’abord dans ce cas, et, par une extension naturelle, presque toutes les transactions civiles subirent bientôt la même loi. DE LA DOCTRINESAINT-S1MON1ENNE On s’est beaucoup élevé, dans les trois der— niers siècles, contre les faits que nous venons de rapporter, comme attestant le développement de l’Eglise, et on a eu raison; car alors l’Eglise avait accompli sa destination; elle ne comprenait rien au progrès qu’elle avait mis la société en état de désirer, et elle n’était plus qu’un obstacle à l’accomplissement de ce progrès. Mais au temps où elle fut mise en possession des avantages dont nous venons de parler, sa situation était bien différente: à cette époque elle était progressive, et elle seule l’était; tout ce qui pouvait alors contribuer à étendre sa puissance était donc une véritable conquête pour la civilisation, pour l’humanité. C’est ainsi que, dans les jugements à porter sur l’Eglise et sur ses institutions, il ne faut jamais oublier qu’il y a dans son histoire deux époques distinctes, l’une qui s’étend depuis son originejusqu’à la fin du quinzième siècle, l’autre qui comprend tout le temps qui s’est écoulé depuis lors jusqu’à nous; et que les mêmes faits, selon qu’on les considère à l’une ou à l’autre de ces époques, changent complétement d’aspect. Jusqu’à Charlemagne, et pendant toute la durée de ce règne, l’Eglise n’avait point eu de 238 EXPOSITION place déterminée dans l’ordre social, le clergé n’avait été revêtu d’aucun caractère politique.. En contact continuel avec les chefs de la société militaire, admis et appelé dans leurs conseils, il avait exercé sans doute une grande influence sur la marche des événements, sur la conduite des Etats, ou, pour employer l’expression du temps, sur les affaires temporelles; mais jusque-là cette influence n’avait été qu’indirecte: tout ce que l’glise avait obtenu, soit pour elle- même, soit pour la société tout entière, elle ne l’avait dû qu’à l’ascendant que ses chefs, par leur supériorité morale, devaient prendre naturellement sur ceux de la société militaire, et non pas à J’exercice d’un droit public qui lui fût reconnu; l’glise enfin, hors de son sein, n’avait point encore parlé et commandé en son nom. Mais sous les successeurs de Charlemagne, et grâce aux progrès qu’elle avait fdits sous ce règne, elle ne tarda pas à prendre une autre attitude. Dans les démêlés de Louis le Débonnaire avec ses fils et dans la lutte qui s’établit ensuite entre ces derniers, ce n’est plus comme médiateur ou comme conseil que le clergé intervient, mais comme autorité; c’est en son nom propre, au nom de la puissance religieuse, que DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE .39 lui seul représente, qu’il prononce entre les prétentions qui s’élèvent et se combattent. Jusquelà il avait été, volontairement ou non, plus ou moins soumis à la puissance militaire; maintenant c’est comme arbitre, comme juge qu’il se présente dans ses rapports avec cette puissance. En 822, les évêques réunis à Attigny soumettent Louis le Débonnaire à une confession et à une pénitence publiques, pour les crhautés qu’il avait exercées sur plusieurs membres de sa famille l• En 83, ceux de Compiègne le déposent, et un an après, Louis ne se croit relevé de cette dé— héanee qu’après avoir été absous par le concile de Saint-Denis, et avoir obtenu de cette assemblée la permission de reprendre les insignes de la royauté. Le coni1e tenu en 842, à Aix-la- Chapelle, dépouille Lothaire des Etats qu’il pos.sédait en France, et les partage entre Lous et Charles le Chauve, ses frères. Or, dans la position nouvelle que le clergé se trouve avoir prise alors, il ne se borne pas seulement à déclarer où se trouve la souveraineté dans les cas où elle vient à être contestée, il détermine encore de i. li avait tonsuré et enfermé ses trois jeunes frères, et avait fait crever les yeux à Bernard, roi d’italie, son neveu, qui e était morL 33 Vol. 4Ï 240 EXPOSITION quelle manière la souveraineté elle—même doit être exercée. Un concile tenu à Paris en 829 prescrit aux rois les devoirs qu’ils ont à remplir; celui d’Aix—la-Chapelle, en partageant les États de Lothaire à ses frères, trace à ces derniers la conduite qu’il doivent tenir dans le gouvernement des peuples qui leur sont soumis; enfin, en 859, les évêques du concile de Savonnières jurent, en présence de Charles le Chauve et de ses neveux, une ligue dont l’objet est la correction des rois, des grands et des peuples. Or, les princes, bien loin de s’élever contre le pouvoir que s’attribue l’Église, s’empressent eux- mêmes de le reconnaître, soit en lui soumettant spontanément leurs différends, soit en recherchant sa sanction pour les projets qu’ils méditent. L’Église alors touchait au but que nous avons dit précédemment lui avoir été assigné dès l’on- gifle: elle avait pris place dans l’ordre politique; elle était entrée en partage de la puissance, et dans ce partage la supériorité lui était échue, ce qui devait être, puisqu’elle était progressive, qu’elle était appelée à détruire les sentiments, les idées, les intérêts de la société avec laquelle elle pactisait, et qu’elle ne pouvait r parvenir DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 241 qu’en exerçant sur elle une magistrature. Mais pour qu’elle pût user convenablement du pouvoir dont elle se trouvait en possession, et il y a plus, pour qu’elle pût même conserver ce pouvoir, un nouveau progrès lui restait à faire: il fallait qu’elle-même s’organisât, se constituât comme société. Au temps dont nous parlons, au neuvième siècle, l’anarchie régnait encore dans l’Église; les évêques, depuis longtemps déjà, dominaient tous les autres ordres du clergé; mais aucun lien déterminé et puissant ne les unissait entre eux; aucune autorité suprême, régulière et permanente, ne réglait leur action, ne coordonnait leurs efforts, et. ne les faisait converger vers un but commun. A cette époque on reconnaissait bien généralement que le pouvoir spirituel appartenait à l’Église; mais l’Église elle- même restait indéterminée, et considérée dans son ensemble, elle n’avait point encore, à proprement parler, d’existence. Aussi, dans les débats dont nous avons parlé, voit-on les princes qui s’ trouvent engagés, et qui n’hésitent point d’ailleurs à se reconnaîtrejusticiables de l’Église, opposer les conciles aux conciles, en appeler des évêques au pape et du pape aux évêques. £42 EXPOSiTION L’histoire des descendants de Charlemagne pourrait fournir des preuves nombreuses de ce fa il. Or, la conduite de ces princes à cet égard ne pouvait être autorisée, bien entendu, que parcelle que tenait le clergé lui-même, dont les actes n’attestaient que trop souvent le désordre qui régnait dans son sein. C’est ainsi, par exemple, que dans le cours des querelles qui s’étaient élevées entre Louis le Débonnaire et ses fils, le pape Gré-z goire IV étant venu en F’rance avec des vues que ne partageaient pas les évêques de ce pays, ces prélats lui d.éelarèrent que .s’il était venu pour excommunier, lui-m éme s’en retournerait excommunié. Cet état de choses, en se prolongeant, n’aurail pu manquer de devenir funeste à l’Église, et de l’empêcher d’accomplir la mission qui lui avait été donnée. Et (l’abord, dans cette situation, le pouvoir qui de droit lui avait été reconnu pouvait être facilement annulé de fait par des princes habiles qui auraient su jeter et maintenir la division entre ses membres épars; et lorsque enfin les sociétés militaires auraient, été fixées et régularisées, les évêques, se trouvant placés individuellement en présence des chefs de ces sociétés, auraient été bientôt sans force à leur DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE a égard, et se seraient vus, sans doute en peu de lenips, réduits à n’être plus que le instruments dociles de leurs passions et de leurs caprices: supposition qui paraîtra suffisamment justifiée, si l’on se rappelle la complaisance que dans le temps même de la plus grande vigueur de l’Eglise, les clergés nationaux montrèrenL souvent pour les princes temporels. Mais heureuse- meut alors tout était préparé pour empêcher ce danger de se réaliser. L’Église avait pris la position qu’elle devait prendre. Pour s’y affermir et pour la mettre à profit, dans le buE qui lui était marqué, il ne manquait plus dans son seii qu’une autorité qui, en quelque sorte, la représentât, la résumât tout enlière, et qui, lui donnant l’impulsion, réglât tous ses mouvements et les rapportât à une seule fin. Au premier aspect, il peut paraître que les conciles généraux étaient naturellement appelés à remplir cette tâche, niais pour peu qu’on y réfléchisse, on ne tarde pas à changer d’avis. En effet, il est évident qu’en l’absence d’une autorité européenne la convocation et la réunion de ces assemblées étaient à peu près impossibles, et que, quand bien même cet obstacle aurait pu être levé, le mal nous venons de signaler n’en serait pas EXPOSITION moins resté à peu près dans son entier, puisque dans les intervalles des réunions de ces coneues, intervalles nécessairement fort longs, aucune autorité n’aurait ét chargée de faire exécuter leurs, décrets. e qu’il fallait à l’Église, c’était donc un chef, et un chef unique et permanent, dont 1e8 cônciles eux-mêmes reçussent Ieui mandat et leur sanction. Or ce chef lui était alors clairement désigné dans l’évêque ile Rome. Dans notre prochaine réunion, messieurs, nous nous occuperons de l’institution de la PAPÂUT nous épuiserons alors tout ce qui nous reste à dire sur la division des pouvoirs établie au -moyen âge, et sur la caractérisation des deùx sociétés dont l’existence simultanée a donné lieu à cette division. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE s CINQUIÈME SÉANCE. DU POUVOIR SPIRITUEL ET DU POUVOIR TEMPOREL. PROGRiS DE LA PUISSANCE DES ÉVÊQUES DE ROME. — TÉMOIGNAGE DE LEUR CONSTANTE SUPRÉMATIE. — SES CAUSES. — GRGOIRE VII. — FONDATION DE LA HIÉRARCHIE ECCLÉSIASTIQUE, DE LA PAPAUTÉ. — CARACTÉRISATION DE LA SOCIÉTÉ TEMPORELLE ET SPIRITUELLE DE LA SOCIÉTÉ. — EXPLICATION DE LEUR OPPOSITION. MEssmuRs, La position de l’évêque de Rome à l’égard des autres évêques, durant les premiers siècles de l’Église, a donné lieu à deux opinions contradictoires. Si l’on en croit les défenseurs de la papauté, le pontife romain se trouvait, dès l’origine, en possession de toute la puissance que nous le voyons exercer plus tard, par exemple, au douzième siècle. Suivant les adversaires de cette grande institution, au contraire, ce pontife, pendant. un long espace de temps, n’aurait joui dans l’Église d’aucune distinction, d’aucune prééminence. Ni l’une ni l’autre de ces opinions n’es t évidemment recevable. La loi de développement imposée à toutes les institutions, et prin EXPOSITION cipalemeut aux grandes institutions, ne permet point d’admettre la première ; et, quant à la seconde, indépendamment de ce qu’il serait iml)oSsib e de concevoir l’autorité prodigieuse que l’Église romaine a exercée, et si l’on n’admettait pas que, dès l’origine, le germe de cette autorité nyait été déposé dans son sein, une foule de faits viennent encore la démentir. Ainsi, dès le deuxième siècle du christianisme, on voit les évêque de Rome étendre leur sollicitude à toutes les églises existantes, et s’efforcer d’établir entre elles l’unité de doctrine et de pratiques. Les chrétiens d’Asie nu s’accordaient point avec ceux d’Europe sur le temps de la clébrat1on de la Pâque. Le pape Victor engage avec eut, à ce sujet, une correspondance dans laquelle il essaye de les amener à la coutume de l’Eglîse romaine, et ne pouvant y parvenir, il les frappe d’excommunication. Au troisième siècle, saint Cyprien, évêque de Garihage et métropolitain de toutes les églises d’Afrique, proclame formellement la pi’éénlinence du siége de Borne sur tous les autres, et reconnaît que ce siée est la source de l’épiscopat. Au quatlième siè1e, le pape Anastase dit, en pariant de toue les pe’oples chrétiens : Mes peuples; et DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 247 appelle toutes les églises chrétiennes des mcmbz’es de son propre corps. Peul-étre dira-t-on que ce n’est là, de la part de ce pontife, qu’une prétention qui ne saurait constituer un droit; mais cette prétention, apparemment, devait avoir quelque fondement, et ce qui le prouve, c’est qu’on chercherait vainement, à quelque époque que ce soit, un autre évêque qui en élevât dè semblables. Au surplus, à dater de ce siècle, les faits viennent en foule attester cette prééminence de l’évêque de Rome Dans le cours des débats de l’arianisme,. ui vôit les prélats orientaux, dépossédés et proscrits pour avoir soutenu la cause de l’orthodoxie, se réfugiei à Rome, en appeler au pape des condamnations qui les avaient frappés, et recevoir de lui leur réhabilitation. Or, parmi ces prélats, se trouvait le patriarche d’Alexandrie, c’est-à-dire le chef de l’une des églises considérées comme primitives t apostoliques. Le témoignage de l’historien ecclésiastique ‘ qui, au cinquième siècle, rapporte ce fait, mérite d’être recueilli . il dit, à cette occasion, que le soin de veiller sur toutes les églises a.p 4 Sozomène. 218 EXPOSITION partient à l’évêque de Rome, attendu la diçînité •de son siége. Dàns tous les conciles importants qui se tiennent en Orient, le Pape, représenté par les légats, obtient toujours la première place; quant à ceux auxquels il n’assiste pas, il ne reçoit jamais leurs décisions qu’après les avoir examinées et jugées dans des conciles tenus par lui à Rorne; et comme nous l’avons observé déjà, dans un grand nombre de cas, on le voit infirmer et casser les décrets qu’il sou- met à cette révision. Enfin, lui seul se présente comme l’arbitre et lé régulateur des débats religieux qui s’élèvent en Occident. Au sixième siècle, un évêque d’Orient disait à Justinien qu’il pouvait y avoir plusieurs princes sur la terre, mais qu’il n’y avait qu’un seul pape sur toute l’Église. Et lorsqué dans le sixième concile général tenu à Constantinople, le pape Agathon déclare, dans une lettre adressée à cette assemblée, que toute l’1glise catholique a toujours embrassé la doctrine de l’Église de Rome, comme étant celle du prince des apôtres, non-seulement les évêques présents admettent cette prétention sans la contester, mais encore ils reconnaissent positivement que tous ceux qui ne sont pas en communion avec l’Eglise romaine sont hors des DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 249 voies de l’orthodoxie. Enfin, les empereurs d’Orient, malgré leur désir d’élever Constanti. nople au—dessus de Rome, n’osent point pourtant disputer la primauté au siége épiscopal de cette dernière ville, et se bornent seulement à réclamer le second rang pour celui de Constantinople. Au huitième siècle, les chefs des peupies barbares qui avaient envahi l’Occident reconnaissent eux-mêmes la suprématie de l’évêque de Rome. Lorsque Pépin eut résolu de s’emparer du trône des Mérovingiens, ce ne fut pas seulement au clergé de ses États qu’il s’adressa pour donner à cette entreprise la sanction religieuse qui devait la légitimer aux yeux des peuples; il rechercha encore l’approbation du Pape, et l’on voit même qu’après avoir obtenu cette approbation., il ne crut définitivement affermie sur sa tête la couronne qu’y avait placée l’arclievêque de Mayence, qu’après l’avoir reçue une seconde fois des mains du pontife romain lui- même. Les faits que nous venons de citer ne sont pas, à beaucoup près, les seuls de nette nature que l’histoire pourrait nous offrir; mais ils suffiront, sans doute, pour prouver que dans tous les temps l’évêque de Rome a été EXPOSITION en possession d’une véritable prééminence sur l’Eglise. Cependant, au neuvième siècle, cette prééminence, quelque accroissement qu’elle eût reçu, quelque bien établie qu’elle fût dans la conscience du clergé et des peuples, n’était point encore devenue la base d’une hiérarchie régulière et reconnue, et, en admettant pour un moment la distincticm subtile, établie à cet égard par les protestants4 on pourrait dire qu’elle était plutôt de rang que d’autorité. Mais, à cette époque, il était inévitable qu’elle ne prît bientôt un autre caractère, et ou s’expliquera facilement la révolution qui ne tarda pas à s’opérer sous ce rapport, si l’on s’arrête un moment à considérer la situation dans laquelle se trouvait alors l’évêque de Rome. Et, d’abord, quant à l’importance de son établissement temporel, ce pontife était placé, à l’égard de tous les autres évêques, dans une position tout à fait exceptionnelle. A partir du sixième siècle, et par suite de l’abandon dans lequel les empereurs d’Orient avaient laissé l’Italie, les papes étaient devenus, par le fait, souverains de la portion la plus importante de ce pa’s. Les peuples barbares qui, à différentes DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE époques, l’avaient envahi, n’avaient pu parvenir à s’y fixer: aucun pouvoir politique n’y aveit donc succédé à celui des empereurs d’Orient; d’où il était résulté cette différence entre la position de l’évêque de Rome et celle des autres évêques de l’Occident, que, taudis que ces dernier n’avaient été appelés à s’eocuper des intérêts des peuplee qu’aux litres de modérateurs de la conquête et il conseillera des conquérants, lui s’était trouvé seul, peur ainsi dire chai’gé du soin de gouverner le territoire romain, et de le préserver Ofltre le inVaSions nouvelles qui pouvaient le menacer Les donations de Ppin et de Charlemagne, en étendant, en atTermissant cette souveraineté des papes, •en la rendant directe, d’indirectè qu’elle était, eurent sang dohte, la plus grande et la plus heureuse influence sut’ le destihées de l’Église, mais ellea ne firent pourtant que constater et régulariser uh it déjà existant. Il est bien vrai qie ces princes avaient prétndu se réserver un droit de snzeraieté sur les pays dont ils avaient cédé auc pàpes l sonveraineté effective; et dans la suite, cett;e sneraineté parut naturellement attachée an titre d’empereur, jui fut alors rétabli en Occident; mais ii ne faut point oublier pte c’étaient ks EXPOSITION - papes qui donnaient la couronne impériale, et, que, malgré la suzeraineté des empereurs, suze— raineté toujours mal définie, toujours contestée- par les peuples d’Italie et par les papes, et -qui, par cette raison, ne put se maintenir longtemps, le pontife romain, à partir de Chàrlemagne, fut effectivement souverain de droit à Rome, comme il l’avait été de fait longtemps auparvant. Sous le rapport spirituel, les évêques de Rome ne se trouvaient pas alors dans une position moins exceptionnelle que sous le rapport temporel. Pendant les désordres occasionnés -par la conquête, eux seuls avaient continué à s’occuper des intérêts généraux du christianisme. Les missions qui, au sixième siècle, avaient opéré la conversion de l’Angleterre, et qui, au huitième, avaient commencé celle de la Germanie, avaient été ou provoquées ou organisées par eux; toutes les églises, ainsi fondées par leur sollicitude ou sous leur protection, Se trouvaient naturellement dans leur dépendance immédiate. Au temps dont nous parlons, tous les évêques -d’Italie reconnaissaient sans co1estation leur suprématie, et ce qui restait de l’Église chrétienne en Espagne, après la conquête des Arabes, était dans le même cas. Dans cette situation, les DE LÀ DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE papes n’avaient pius qu’un pas à faire pour s’emparer de la souveraineté sur toutes les églises, et c’est ce qui ne tarda point à arriver. Dans le dixième siècle, de grands progrès furent faits vers ce but. Pour l’atteindre complétement, il ne fallait plus qu’un homme de génie, qui ne pouvait longtemps manquer aux circonstances, et qui, cri effet, dans le siècJe suivant, se trouva dans la personne de Grégoire VII. A cette époque, sans doute, tout était préparé pour la constitution définitive de l’Église, pour le dernier progrès qui lui restait à faire. Cependant, alors, de graves désordres existaient dans son sein, qui semblaient la menacer d’une ruine prochaine. Un grand nombre de membres du clergé de tous les ordres se trouvaient engagés, soit par le mariage, soit par des liaisons illicites, dans les liens de la famille, dans la sphère étroite des affections domestiques. Par suite de leurs rapports continuels et intimes avec la société militaire, et en l’absence d’une autorité qui leur rappelût sans cesse la mission qu’ils avaient à remplir à l’égard de cette société, beaucoup d’en tre eux en avaient contracté les goûts et les habitudes, et, par exemple, se livraient sans scrupule à la profession des armes. EnfuI, dans EXPOSITJON presque toute l’Europe, les chefs militaires s’étaient emparés du privilège de conférer les dignités ecclésiastiques, c’est-à-dire de nommer les chefs de la société pacifique. Ce dernier abus était alors parvenu au plus haut degré, et les princes, et l’empereur d’Allemagne particu-. lièrernent, faisaient un honteux trafic de ces dignités. Grégoire Vil CQmplit tout le danger de cette situation; il sentit que, si elle se prolongeait, c’en était fait du christianisme, et, en conséquence, il employa toutes les forces de Son génie, toute la fermeté de son caractère, il fit servir toute la puissanc.e de la loi morale, que lui seul alors représentait dans sa plénitude, pour mettre un terme à ce désordre. Les efforts qu’il fit dans ce but, les événements qui s’ensuiyirent, et entre autres ceux qui se rattachent à la querelle des investitures (c’est-à-dire à celle qui s’éleva entre le pape et les princes temporel au sujet du droit que réclamaient ceux-ci de conférer les dignités ecclésiastiques), tous ces événements, disons-nous, sont beaucoup trop connus, ils ont terni beaucoup trop de place dans les histoires modernes, dans la polémique critique, pour que nous ayons besoin de nous arrêter les retra DE LA DOUTRINE SAiNT-SiMONIENNE cer. Notre rôle ici, par rapport aux entreprises de Grégoire VII, doit donc se borner à opposer au jugement qu’en ont porté les protestants et les philosophes, un jugement nouveau. Ce jugement peut être exprimé en peu de mots: Gré— goire VII, en obligeant les prêtres à garder le célibat, ne fit que les obliger à sortir du cercle des affections individuelles pour rentrer dans celui des affections générales. En forçant es princes à se désister du droit de conférer les dignités ecclésiastiques, il ne fit que soustraire la société pacifique et progressive è la domination de la société militaire et rétrograde. On l’a accusé d’avoir ainsi brisé les liens qui seuls pouvaient unir les prêtres à leurs patries res— pe.ctives et leur donner le caractère de citoyen. Oui, sans doute, il les a brisés ces liens; mais il faut se souvenir que le christianisme était une religion universelle, qui n’avait de valeur qu’à ce titre, et que Grégoire VII, en obligeant les prêtres à n’avoir d’autre patrie que l’glise, que l’humanite tout entière, ne fit que les rappeler à l’esprit de la loi chrétienne. Après Grégoire VII, l’Eglise fut définitivement constituée; dès lors le clergé chrétien, répandu dans toute l’Europe, ne forma plus qu’une EXPOSITION société dont les membres se trouvaient étroitement unis par le lien d’une hiérarchie pùissante, et, au moyen de l’influence exercée par 1’Eglise sur les laïques, ceux-ci se trouvèrent engagés, jusqu’à un certain point, dans l’association européenne. Considérée sous le rapport militaire, l’Europe était alors morcelée en une foule de dominations diverses, et livrée à l’anarchie. Sous le rapport spirituel, au contraire, elle présente, après Grégoire VII, le spectacle de l’association la plus vaste qui eût encore existé. Les croisades, qui sauvèrent l’Europe de l’invasion •des Arabes, c’est-à-dire de la barbarie, ne tardèrent point à attester la puissance de cette association. On a beaucoup parlé de la tyrannie des Papes, du pouvoir excessif exercé par eux depuis Grégoire VII jusqu’au quinzième siècle. Ce qu’on leur reproche surtout, c’est d’avoir déposé, excommunié des rois, et d’avoir, par là, provoqué les peuples à la désobéissance. Mais dans quelles occasions firent-ils cet usage de leur autorité? voilà ce qu’il convient d’examiner de nouveau; et du point de vue où nous pouvons aujourd’hui envisager le christianisme et sa mission, il est inévitable que les faits ne se présentent à nous DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 5T avec un caractère tout différent de celui que le protestantisme et la philosophie leur ont donné jusqu’ici. En effet, nous trouvons que les princes envers lesquels les Papes se sont portés à ces extrémités sont, par exemple, des empereurs d’Allemagne, qui, comme Henri IV et Houri V, prétendaient s’attribuer le droit de dispenser à leur gré les titres et. les dignités .de 1’EgIise, ou qui, comme FrédéricI, Othon IV. et Frédéric II, voulaient soumettre l’Italie entière à leur puissance, et placer ainsi les Papes dans leur dépndance absolue. Quant au dernier de ces princes, on trouvera sans doute aujourd’hui la. rigueur dont il fut l’objet, suffisamment justifiée, si on se rappelle qu’il avait en outre manqué à un engagement dont l’exécution alors intéressait le salut général de l’Europe, celui de porter ses armes dans la Terre Sainte, c’est-à—dire, d’aller combattre, au centre même de sa puissance, l’ennemi le plus redoutable de la chrétienté. Nous voybns encore les excommunications des Papes tomber sur des rois qui, comme Lothaire, Philippe I,. Philippe-Auguste, avaient répudié leurs femmes pour épouser leurs maîtresses . Or 1. Le second de ces princes evait fait plus; en répudiant EXPOSITION ceux qui se sont tant élevés contre ces excommunications ne paraissent point avoir compris que, dans ces occasions, il s’agissait de la dignité et de la liberté des femmes; que si la souveraine puissance des Papes n’eût ainsi dès l’origine réprimé la tendance des chefs militaires, la polygamie, par leur exemple, serait devenue bientôt peut-être la loi de l’Europe; que la polygarnie faisait rentrer les femmes dans l’esclavage, et que l’esclavage des femmes, c’est la barbarie. Tels sont en général les cas dans lesquels flous voyons les Papes frapper de leurs censures les princes temporels; tels sont ceux auxquels la critique s’est principalement altachée lorsqij.’elle s’est proposé de mettre en évidence le scandale et les dangers de la suprématie pa pale. Il y a ici une remarque importante à faire, c’est que pendant tout le temps de la plénitude de l’institution catholique, on ne voit les princes contester aux Papes le droit de les juger, que dans les cas où ils sont personnellement atteints sa femme il avait épousé celle du comte d’Anjou, encore vivaut. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 29 par l’exercice de ce droit, se montrant toujours prêts d’ailleurs à en reconnaître la légitimité, lorsqu’il frappe leurs rivaux et favorise leur ambition. C’est ainsi que la plupart des empereurs d’Allemagne, que l’on voit résister avec tant de violence aux excommunications qui les dépossèdent, avaient reçu sans scrupule la couronne qui avait été enlevée par cette voie à leurs prédécesseurs; c’est ainsi encore que l’on voit Philippe-Augus.te, qui avait hautement refusé de reconnaître l’autorité des Papes sur les rois dans le temps où cette autorité l’obligeait à reprendre la fcmmQ qu’il avait répudiée, ne pas hésiter à se faire l’exécuteur de la sentence d’excommunication portée contre Jean sans Terre, et qui, en dépouillant ce prince de ses Etats, lui en transférait à lui-même la propriété. Une autre remarque, encore qu’elle ait été faite plusieurs fois déjà, doit naturellement se reproduire ici: o’est que les écrivains qui, toutes les fois qu’il s’agit de la suprématie temporelle des Papes, témoignent tant de sollicitude pour les droits des princes, tant de respect pour leur autorité, qui montrent tant d’alarmes pour les dangers que court la fidélité des peuples, sont justement ceux qui, au fond, sont Ics adversaires les plus 60 EXPOSITION prononcés de la royauté, et les défenseurs les plus zlés du droit ‘d’insurrection’. Maintenant, messieurs, pour faire comprendre la lutte qui, jusqu’au quinzième siècle, n’a cessé de régner entre la société militaire et la société religieuse, il nous suffira, sans recourir encore à des considérations qui se lient directement à l’avenir,, de signaler et de rapprocher dans leur caractérisation ta plus généràle, les sentiments, les idées, les actes ‘qui distinguent les deux sociétés, pendant tout le temps où elles se trouvent en contact. L’esclavage, institué primitivemeri t par la société militaire, forme encore au moyen âge la base de l’institution temporelle; l’Eglise, par sa doctrine,, le condamne formellement; et par son enseignement et par ses actes tend sans cesse à le détruire: au sixième siècle, Grégoire le Grand affranchit les esclaves de ses domaines, et c’est aunom du Christ, et pour accomplir sa loi, qu’il 4. L’insurrection, en fait ou en droit, se produit toutes les fois qu’une religion a accompli sa destination, et sous une forme au sous une autre, elle constitue l’état général et halitunI de la société, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle religion, ou, si l’on veut, et ce qui revient au même pour nous, dune doctrine sociale nouvelle. flhi L& IJOCTRINE SAiNT - SIIIION1IiNNE 261 leur rend la liberté. A partir de cette époque, on voil le clergé recommander sans cesse ces affranchissements comme l’acte le plus méritoire aux yeux de Dieu; les chartes de manumission qui ont été conservées jusqu’à nous attestent hautement à cet égard l’influence du christianisme et celle de l’Eglise. Dans la distribution des avantages sociaux, la NAISSANCE est le seul titre que reconnaisse la société militaire. L’Eglise, dans sa hiérarchie, ne fait aucune acception de ce titre, et se recrute même sans scrupule parmi les esclaves, ne tenant compte ainsi que de la CAPACIT1. La plupart des Papes, jusqu’au quinzième siècle, sont de basse extraction, et c’est des rangs inférieurs de la société que s’élève le plus grand de tous, le véritable fondateur do la papauté, Grégoire VII 1 Le sentiment de nationalité est le plus élevé auquel la société militaire puisse atteindre; encore est-il évident que pendant longtemps ce sentiment est beaucoup trop large pour elle, ce qui I. Voltaire n dit à cette occasion: « L’histoire de I’Eglise est pleine de ces exemples qui encouragent la simple vertu, et qui confondent la \ranité humaine. » 26 EXPOSITION est attesté suffisamment par les guerres intestines qui, sous le nom de guerres privées, remplissent les annales de chaque peuple et de chaque provinoe pendant les premiers siècles du moyen age. L’Eglise, au contraire, s’élève dès le moment de sa naissance au sentiment de la philanthropie universelle, et tandis que le seigneurs féodaux, dans le sein d’une même nation, réclament, comme le plus important et le plus noble de leurs priviléges, le droit de vivre continuellement en guerre, I’Eglise, par ses exhortations et ses censures, ne cesse de travailler à rapprocher les hommes, à les unir, à établir entre les peuples et leurs chefs la paix qu’elle réalise dans son sein. C’est à la force et au hasard que la société militaire abandonne le soin de régler les différends et de prononcer dans les cas incertains, et c’est ce que prouve l’usage établi ou consacré par elle, ds épreuves et des combats judiciaires. L’Église est en possession d’une loi morale qui lui donne le moyen d’apprécier la valeur de toutes les actions, d’une législation ou, si l’on veut, d’une science, à l’aide desquelles elle peut les suivre dans leurs transformations diverses, et les rapporterà leurs auteurs; et dans tous les DE LA DOCTRINE SAINT-SIIIONIENNE 263 débats qui la concernent, ou qu’elle parvient à attirer à elle, c’est à cette double autorité seulement qu’elle recourt pour distinguer le vrai du faux, le juste de l’injuste, pour prononcer entre l’innocent et le coupable. Enfin, tandis que la société militaire ne conçoit d’autre moyen pour s’agrandir que la violence et la guerre, c’est par des missions pacifiques qui, le plus souvent, coâtent la vie à ceux qui les remplisent, que la société religieuse tend au même but et r parvient. De ces rapprochements et de beaucoup d’autres de même nature qu’on pourrait établir encore, il doit ressortir clairement que la lutte entre les deux sociétés était inévitable, qu’elle tenait à leur diversité essentielle, et qu’elle devait durer tant que cette diversité continuait se manifester avec quelque vigueur. Pour le christianisme, il ‘ allait de la vie s’il recevait la loi de la société militaire : or, si l’on reconnaît que le déveLoppement de cette doctrine et des faits qu elle devait produire n’était autre chose que le développement lui-même de la civilisation, bien loin de continuer à accuser l’Éqiise d’avoir cherché sans cesse à étendre sa puissance, de s’être appliquée constamment à la soustraire 34 Vol. 41 64 EXPOSITION à la loi de l’État, on devra bénir au contraire les efforts qu’elle a faits dans ce but, et reconnaître, comme nous l’avons dit déjà, que la division des pouvoirs, qui a été le résultat de la lutte qu’elle a soutenue, et qui est devenue l’expression régulière de cette lutte, a. été la conquête la plus importante que l’humanité ait pu faire dans le cours de l’époque qui vient de finir. Mais on nous demandera sans doute pourquoi 1’Eglise chrétienne, étant revêtue du caractère progressif, n’a point envahi la société tout entière; pourquoi elle n’a point imposé sa LOI l’ordre politique; pourquoi, en d’autres termes, elle n’a pas dirigé tous tes intérêts sociaux. Cette question, messieurs, il nous tarde d’y répondre; car elle nous amène à l’exposition directe de la doctrine d’avenir que nous annonçons. Si le christianisme n’a pas pu parvenir à s’emparer exclusivement de la direction sociale, c’est que son dogme était incomplet; c’est qu’il n’avait point compris la manière d’être matérielle de l’existence de l’homme, ou ne l’avait comprise, au moins, que pour la frapper d’anathème; voilà pourquoi la société militaire, malgré les vices de son institution, malgré la réprobation qui pesait sur elle, a pu se maintenir en présence BE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE de l’Eglise, et l’obliger même à reconnaître sa légitimité; légitimité qui, à la vérité, n’était pas celle à laquelle elle prétendait, mais qui était réelle pourtant, et qui, dans le fait, tenait à ce qu’elle seule pouvait offrir un cadre au déploiement de l’activité matérielle de l’homme. Dans notre prochaine réunion, nous aurons à examiner de ce point de vue la valeur du dogme catholique. En fixant votre attention sur les imperfections qu’il présente, nous préparerons vos esprits à l’adoption du dogme de l’avenir. SIXIÈME SÈANCE DOGME CHRÉTIEN. ÀNA’TRME CONTRE LA MÂTIERK. — INFLUENCE DE CET .‘NATHEME SUR LES BEiUX-ARTS, LÀ SCIENCE ET L’INDUSTRIE. MESSIEURS, Au commencement de cette exposition, nous avons dit que l’humanité s’acheminait vers un état de choses où la distinction établie aujour 266 EXPOSITION d’hui entre l’ordre Ieliuieux et l’ordre politique disparaîtrait, et où tous les hommes, ne formant plus qu’uNE seule société, ne reconnaîtraient plus qu’uN seul pouvoir. Pour justifier cette prévision, qui se rattache à une CONCEPTION RELIGIEUSE nouvelle, nous avons dû revenir sur le passé, et particulièrement sur la dernière époque organique qui, naturellement aujourd’hui, doit le plus préoccuper les esprits qui cherchent à établir un lien entre le passé et l’avenir. En vous rappelant sommairement les faits qui se rapportent à la lutte que l’on voit régner pendant tout I.e cours de cette époque, entre la société religieuse et la société politique, et qui viennent aboutir, dans le moyen âge, à la division du pouvoir en spirituel et temporel, notre but a été de vous montrer les véritables causes de cette division, son utilité, et son caractère nécessairement provisoire, ou plutôt transitoire. De tout ce que nous avons dit dans ce but, une impression sans doute vous sera restée; c’est la prédilection que nous avons témoignée pour l’institution catholique, ce sont les efforts que nous avons faits pour justifier ce qui, dans cette institution, à été si généralement condamné dans le cours des trois derniers siècles. Deux consi DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 67 dérations principales devaient naturellement nous placer à ce point de vue: l’une, qui était de vous mettre sur la voie de comprendre le progrès nouveau auquel l’humanité est appelée, et qui se rattache principalement à celui que le catholicisme lui a fait faire; l’autre, de justifier l’idée fondamentale de la doctrine de Saint-Simon, en mettant en évidence, dans le développement du christianisme, la LOI providentielle du PROGRIS donnée à l’humanité, loi qui se trouverait nécessairement infirmée si l’on ne pouvait faire sentir ou démontrer qu’une doctrine qui, pendantquinze siècles, a régné sur les esprits, a été progressive, aussi bien que l’institution qui l’a réalisée. Eu nous efforçant ainsi, et par ces motifs, de réhabiliter le catholicisme, quant à l’influence qu’il a exercée sur les sociétés pendant tout le temps de sa plénitude et de sa vigueur, iiouS n’avons pas prétendu ramener à cette doctrine les intelligences et les coeurs qui s’en sont éloignés. Le catholicisme, c’est-à-dire, en définitive, le christianisme parvenu au plus haut degré de développement et de perfection auquel il pouvait atteindre, a pour jamais accompli sa destination. Rendons undernier hommage àce grand système: c’est lui qui a brisé Les chaines de l’esclave; c’est 268 EXPOSITiON lui qui u tiré la femme de l’état d’abaissement auquel le règne exclusif de la force l’avait condamnée; c’est lui qui nous à révélé l’aspect spirituel de notre nature et qui nous a appris à nous soumettre à l’autorité d’une loi purement morale; c’est lui qui, du cercle étroit, de la sphère inférieure de la famille et de la patrie, a étendu, a élevé nos sympathies jusqu’à la fraternité univers elle. Mais, après avoir payé au catholicisme ce dernier tribut d’amour et d’admiration, tournons nos regards vers l’avenir, aux portes duquel il nous a conduits sans pouvoir nous les faire. franchir ; et que désormais son seul titre à notre reconnaissance soit de nous avoir préparés à cet avenir, de nous avoir mis en état de désirer et de concevoir la RELIGION NOUVELLE qui va nous le révéler. Dans notre dernière réunion, nous avons dii. que si le catholicisme, malgré le caractère progressif dont il était revêtu, n’était point parvenu à détruire la société militaire, à soumettre à sa loi l’ordre politique tout entier, c’est qu’il avait laissé en deh€rs de sa sanctification une des manières d’être importantes de l’existence humaine, la manière d’être matérielle, qu’il n’avait coin- liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prise dans son dogme que pour la frapper d’anathème. C’est de ce point de vue que nous avons ajourd’hui à considérer le christianisme, dans le but de montrer, dès à présent, et d’une manière directe, le progrès le plus important que la conception religieuse de l’avenir doit présenter par rapport à celle qui vient de finir, le progrès social le plus important, par conséquent, que l’humanité ait à faire. En avançant précédemment que la division des pouvoirs, établie au moyen âge, avait pour origine directe ces paroles célèbres: Mon royaume n’est pas de ce monde, rendez CÉSAR ce qui est à CESAR et â DIEU ce qui est à DIEu, nous avons ajouté que ces paroles elles -mêmes, indépendamment de la justification qu’elles pouvaient recevoir de l’état dans lequel se trouvait le monde à l’époque où elles furent prononcées, avaient une raison plus profonde encore dans le dogme théologique de la chute des anges, du péché originel, de l’élection et de la réprobation, du paradis et de l’enfer. Habitués, comme nous le sommes par la phi— losophie critique, à rire de ces croyances, à ne les considérer que comme des aberrations de l’esprit humain, que comme des hors-d’oeuvre 7O EXPOSITiON en quelque sorte, qui apparaissent au milieu des produits plus sérieux de son activité, nous de— vous avoir peine à comprendre qu’elles aient pu avoir quelques relations avec le sort des sociétés: et cependant c’est d’elles seules que l’époque où elles ont régné reçoit sa physionomie et son caractère; c’est par elles que l’on peut s’expliquer la nature de la loi MORALE qui signala cette époque, et l’état dans lequel s’y trouvèrent la science et l’industrie. Peu de mots suffiront pour rendre le sérieux à ces croyances, pour faire comprendre l’influence qu’elles ont eue sur les destinées de l’humanité, pour montrer que leur règne est fini, comme celui de l’ordre social qui les a réfléchies, et pour indiquer enfin celles qui doivent prendre leur place. Dans tout le passé, nous trouvons établi, comme conception fondamentale de l’esprit humain, le dogme de deux principes, l’un auteur de tout BIEN, l’autre de tout MAL. Le fétichisme, dans les êtres, dans les formes de la nature qu’il personnifie et déifie, en reconnait de favorables et d’ennemis. Le polythéisme a eu ses dieux mauvais ou infernaux, et la guerre des Titans contre Jupiter atteste assez, dans cette théogo DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONiENNE j nie, l’existence des deux principes. L’antique théologie orientale, plus savante que les autres, nous présente le bien et le mal dans deux personnifications principales. Enfin, dès les premières pages de la Genèse, on voit le principe du mal, dont l’histoire n’est pas donnée, apparaître pour corrompre l’ouvrage de la divinité, pour séduire l’homme, pour le faire déchoir et devenir ainsi dans le monde la cause du péché et de la mort. Le christianisme n’a p.oint échappé à ce dualisme primitif, qui, du point 4e vue où nous sommes placés en ce moment, et par rapport à l’avenir, constitue sans contredit son aspect te plus important. Et çependant nous devons nous hâter de le dire, le christianisme présente, à cet égard., un progrès immense sur toutes les théologies qui l’ont précédé. Dans celles-ci, en effet, le bien et le mal apparaissent comme état COÉTEBNEL.S; le christianisme a mis fin à cette croyance. En présence des hérésies des gnostIques, et particulièrement de celles des manichéens, qui donnaient pour base à la religion nouvelle les traditions orientales sur les deux principes, les Pères de l’Église ont établi ce dogme: Qu’un DIEu bon avait seul existé de tozte éternité; EXPOSITION que les démons avaient été bons dans l’origine, et n’étaient devenus mauvais que par suite de leur révolte; que l’homme aussi avait été créé dans l’état d’innocence, et n’était déchu de cet état que pour avoir cédé, en faisant usage du libre arbitre qui lui avait été donné, aux séductions des anges t»nbés. Toutefois, quelque grand que soit ce progrès, si on le considère comme devant servir de préparation à celui qui reste à faire sous ce rapport, ses conséquences sur le christianisme lui— même, sur l’ordre moral créé par lui, et sur la destinée sociale de la portion de l’humanité soumise à sa loi, ne se firent que faiblement sentir. En effet, par le dogme de la chute des anges et de celle de l’homme, les chrétiens, comme les manichéens, admettaient que le bien et le mal se trouvaient mêlés, confondus dans le monde; que l’homme, durant sa vie terrestre, était sans cesse attiré, sollicité par deux principes contraires qui, à un jour suprême, celui du jugement dernier, devaient se partager l’espèce humaine pour l’éternité; ce qui se trouva clairement exprimé par le dogme de l’élection et de la réprobation, du paredis et de l’enfer. Le christianisme est donc encore profondément DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE empreint du dogme antique et primitif des deux principes, c’est-à-dire de l’ANTAGONISME UNIVERSEL. Mais ce qu’il nous importe surtout de considérer ici, c’est la caractérisation qu’il a donnée du mal, c’est la source qu’il lui a assignée. L’Église, sans doute, admet bien que, par le péché originel, l’homme a été à la fois frappé de déchéance dau son esprit et dans sa chair; mais dans l’élaboration successive de ce dogme, on la voit peu à peu oublier la déchéance de l’esprit, ou au moins la tenir. dans l’ombre, pour mettre de plus en plus en saillie la déchéance de la chair et sa corruption, à laquelle elle finit par rapporter à peu près tout le mal. La cilAm, C’EST LE PICH, a dit saint Paul; toute la doctrine de l’Église, sur le mal et sa source, se trouve en quelque sorte renfermée dans ce peu de mots. Au surplus, pour vous convaincre que telle fut la pensée dominante de l’Église à cet égard, il vous suffira d’en appeler à vos souvenirs : vous verrez que la plupart de ses prescriptions MORALES ont pour objet de rprirner, nous dirions presque d’anéantir chez l’homme les appétits, les besoins matériels; que si elle ne considéré pas les privations, les souffrances physiques, qu’elle prescrit ou recommandé, comme les EXPOSITION seuls moyens de mériter aux yeux de Dieu, elle les regarde au moins comme indispensables dans ce but, tandis qu’elle présente sans cesse les jouissances de cet ordre comme constituant toujours un obstacle au salut. Ouvrez les livres qui renferment ses enseignements et ses contemplations, vous y verrez que les pensées spirituelles y sont constamment opposées aux pensées charnelles, comme on opposerait le bieii au mal, et que si, selon la doctrine de l’Église, l’homme peut quelquefois combattre le démon, en réprimant les élans de son esprit, il le combat toujours, lorsqu’il réprime les impulsions de su chair. Parmi les dogmes du christianisme, parmi les commentaires quo l’Église en a donnés, les applica[ioiis qu’elle en a faites, on pourrait en citer, il est vrai, qui paraissent contradictoires à cc que nous venons d’avancer, et notamment le dogme capital do l’INcAiiNA’rIoN du Verbe, et celui de la résuiree1ion des corps; la sanctification donnée au mariage, et, en(iii, l’attention qu’a toujours eue l’Eglise, en prescrivant, à certaines époques, l’abstinence de la chair des animaux, de déclarer que ce n’était point pai’ec (fUC cette 051)000 de nourriture était impure DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 5 qu’elle en ordonnait l’abstinence, mais seulement dans un but de pénitence et de mortifica— tion. Mais il ne faut point oublier que l’Église se trouvait en présence d’hérésies nombreuses et puissantes, qui regardaient les corps et la matière, en général, comme t’oeuvre du principe éLernel du mal; que pour repousser ce dogme, elle se trouvait forcée de réhabiliter, jusqu’à un cerlain point, l’ordre matériel, et qu’enfin, sans quelques concessions de cette nature, l’humanité lui aurait entièrement échappé. Que l’on examine, d’ailleurs, les dogmes, les concessions dont nous venons de parler, et on les trouvera tout empreints de l’anathème porté sur la matière. Le Verbe s’est fait chair, mais c’est pour expier les crimes des hommes; et la chair qu’il revêt, qu’est—elle autre chose, en effet, dans toute la vie du. Christ, qu’un symbole de pauvreté et de souffrance, qu’un précepte vivant donné à l’homme de mépriser son corps, s’il, veut trouver grâce devant Dieu? Et, ce qu’il faut bien remarquer ici, c’est que, si Dieu se fait chair, la chair pourtant ne se confond point en Dieu, ce qui, dans ce dogme, est assez attesté EXPOSITION par la distinction qui s’ trouve établie avec tant de soin, des deux natures, des deux opérations, des deux volontés du Christ. L’Église admet la résurrection des corps pour la vie future et leur perpétuité dans cette vie; mais, dans le séjour des justes, dans celui des récompenses, dans le paradis, enfin, elle ne peut parvenir à se figurer leur activité, et ce n’est que dans l’enfer, où ils doivent souffrir, qu’elle leur conçoit une destination. Elle sanctifie le mariage; mais elle le regarde toujours pourtant comme un état inférieur, et cela, non pas parce qu’il tend à rétrécir les affections de ceux qui r sont engagés, mais à cause du lien charnel qu’il établit entre eux. Ce qui est évident, puisqu’en placant le célibat au-dessus du mariage, elle ne fait dépendre, d’une manière nécessaire au moins, la perfection qu’elle attribue à cet état, de l’accomplissement d’aucune fonction sociale et que nous trouvons, en effet, que la plupart de ceux qu’elle nous présente comme ayant mérité, sous ce rapport, ont passé leur vie dans la solitudè. Enfin, il est peu important que l’Église ait pris soin d’établir qu’elle ne regardait point DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 277 comme impure la chair des animaux, puisqu’en prescrivant l’abstinence, son but avoué était de mortifier la chair de ceux qu’elle soumettait à cette loi. Eh! pourquoi aurait—elle voulu la mortification de la chair, si elle ne l’avait jugée impure? Parcourez tous les monuments que nous a laissés le christianisme, et partout vous y lirez la réprobation do la matière; partout vous y verrez, malgré quelques inconséquences, quelques subtilités, qu’en définitive, dans l’esprit de cette doctrine, l’ordre matériel constitue, à proprement parler, l’empire du démon, celui du mal. Rappelez-vous, par exemple, cette parabole historique de l’Évangile, dans laquelle le démon, voulant séduire le Christ, lui promet de lui donner les villes, les royaumes, les empires, et toutes leurs richesses, et vous y trouverez cette pensée clairement exprimée. Toute l’aversion de l’Église chrétienne lour la matière, tous les anathèmes dont elle l’a frappée, se trouvçnt enfin résumés dans la manière dont elle a conçu Dieu, type de toute perfection, et qui, suivant elle, à ce titre, n’est et ne peut être qu’un pur esprit, d’où elle a naturellement tiré cette conclusion, que ce n’est que par l’es- 218 EXPOSITION prit que l’homme peut entrer en rapport avec Dieu et mériter devant lui. Voilà, messieurs la raison profonde de ces paroles: Mon royaume n’est pas dc ccmonde... Rendez à César ce qui est à César et â Dieu ce qui est à Dieu. Voilà la raison profoiide de la séparation qui s’est établie au moyen âge, entre l’Église et l’Etat, de la division des pouvoirs qui a exprimé cette séparation; voilà pourquoi, enfin, le règne de César, encore qu’il fût déshérité de la religion, a pu se maintenir, et jusqu’ici même conserver une existence légitime, puisque lui seul a pu ouvrir une carrière et donner une loi au déploiement de l’activité matérielle de l’homme. Jetons les yeux sur la carrière que l’Eglise a parcourue dans le temps de sa splendeur, et nous verrons, en effet, que tout ce qui appar-. tient à l’ordre matériel a été abandonné par elle. Elle a contemplé la vi dans l’homme et dans Dieu, et ses contemplatious, elle les a produites dans une poésie sublime qui a initié l’humanité à une existence nouvelle; mais comme elle n’a aimé que l’esprit, c’est l’esprit seul qu’elle a ANIMâ et chanté. Dans le cours du moyen âge, la ma- DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE 279 tière aussi a eu sa poésie; mais c’est en dehors de l’Eglise, de sa foi, de ses inspirations, et, par conséquent, sous le poids de ses anathèmes, que cette poésie a pris naissance et s’est développée. L’activité scientifique de 1’Eglise est assez attestée par les nombreux et importants travaux qu’elle nms a laissés. Mais presque tous ces travaux, soit qu’ils aient pour objet Dieu et ses attributs, soft qu’ils traitent de l’homme et de ses facultés, de ses relations avec Dieu et avec ses semblables, se rapportent exclusivement à une seule science, celle de l’esprit. Les cloîtres, il est vrai, furent pendant longtemps les seuls dépositaires des scieuces physiques, et ces sciences ne restèrent point absolument sans culture dans leur sein. Mais ils n’avaient point été institués pour les cultiver, et ce ne fut en conséquence qu’accidentellement, exceptionnellement, que quelques moines s’en occupèrent; aussi vo’ons-nous que, dans leurs mains, elles restèrent à peu près stationnaires, et qu’elles ne se développèrent avec éclat et rapidité, que lorsque, le christianisme étant arrivé à son déclin, elles passèrent dans les mains des laïques. Or l’effroi que l’Eglise témoigna en leur voani EXPOSITiON prendre cet accroissement montre assez combien son dogme était peu propre à les comprendre, et à favoriser leur progrès. Quant à l’activité matérielle, il était naturel, en tant que cette activité était militaire, que 1’Eglise y restât étrangère, puisque son dogme. la coudamnait formellement, et que la mission principale qui lui avait été donnée était d’y mettre un terme; mais on ne la voit pas prendre une plus grande part aux travaux matériels de l’ordre pacifique. On doit bien reconnaître, sans doute, qu’en subalternisant toujours de plus en plus l’élément militaire, en réprimant les habitudes violentes, en développant graduellement les moeurs pacifiques, elle a puissamment contribué aux progrès de l’industrie; mais son action, sous ce rapport, n’a été qu’indirecte. La célèbre maxime: Qui travaille prie, semble, il est vrai, l’associer, d’une manière plus intime, aux travaux de cet ordre, et en renfermer une sorte de sanctification; mais si on se rappelle qu’elle regardait le travail comme un châtiment imposé à l’homme, et si l’on réfléchit, en même temps, aux conditions pénibles auxquelles il était soumis alors, il sera permis de penser que c’était surtout en raison de sa vertu expia— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 281 toire qu’elle le considérait comme un moyen de salut. Au. surplus, la maxime dont nous venons de parler se trouvait neutralisée par une foule d’autres maximes bien plus impératives, et qui, mettant la pauvreté, les privations physiques, au premier rang des vertus, tendaient, non-selilement à enlever tout mobile à l’industrie, mais encore même à faire considérer son développement comme impie. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’Eglise ne s’est point donné pour tâche de présider à l’activité industrielle, et que, jusqu’à un certain poinL, l’accroissement qu’a pris cette activité a été en contradiction avec la morale chrétienne. C’est ainsi ([UO l’élément matér je], exprimé à la fois par la Po1SIE, par la science, par l’industrie, s’est élevé, et peu à peu, s’est organisé en dehors de 1’Eglise et de sa loi, jusqu’au moment où, arrivé à un certain degré de puissance, il est devenu la négation du dogme chrétien qui l’avait repoussé, et le point d’appui de toutes les attaques dirigées contre ce dogme. Lorsque le christianisme apparut, l’ordre matériel tout entier était réglé par la violence et 82 EXPOSITION pour elle. La chair alors était la chair selon César; elle était devenue impie et devait périr. L’Eglise a été chargée d’exécuter la sentence portée contre elle; mais elle n’a pu y parvenir qu’en la condamnant d’une manière absolue et sans réserve. Aussi, lorsque le temps fut venu où, par suite de ses efforts, la matière dut être sanctifiée, parce qu’elle était préparée pour une destination nouvelle, l’Eglise se trouva incapable de comprendre ce progrès et de l’accomplir. Ce fut alors que son autorité fut méconnue et renversée; car elle avait cessé dêtre dans la voie providentielle. L’aspect le PLUS FRAPPANT, le PLUS NEUF, sinon le plus important, du progrès général ue l’humanité est AUJOURD’HUI appelée à faire, consiste, messieurs, dans la RÉHABILITATION DE LA MATIÈRE, réhabilitation qui ne pourra avoir lieu qu’autant qu’une conception religieuse nouvelle aura fait rentrer dans l’ordre providentiel et en DIEu même cet élément, ou plutôt cet aspect de l’existence universelle que le christianisme a frappé de sa RÉPRoBATioN. 13E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE SEPTIÈME SÉANCE. DOGME SAINT-SIMONIEN. Messieurs, Plus d’une fois déjà nous avons eu occasion d’exprimer devant vous cette idée, . que tout éLat organique des sociétés humaines était la conséquence, la représentation d’une CONCEPTION RELIGIEUSE. Si l’ORDRE social est successif, c’est quo l’homme ne parvient que successivement à connaftre Dieu, et en Dieu le phénomène de sa propre existence, sa destination : de telle sorte qu’à la. rigueur on pourrait dire que l’HOMME EST UN ÊTRE RELIGIEUX QUI 8E *ÎELOPPE. Le développement religieux de l’humanité peut Lre envisagé sous un grand nombre d’aspects Dans le cours de l’année dernière, lorsque nous avons entrepris de démontrer, contrairement à l’opinion comnwne, que la marche de la religion avait toujours été ascendante, nous avons fixé votre attention sur plusieurs de ces aspects; aujourd’hui, en nous tenant au point EXPOSITION de vue où nous nous sommes placés dans la séance précédente, nous avons à vous en signa- 1er un nouveau. C’est une observation qui a été faite depuis longtemps déjà, et que l’on entend souvent reproduire, que toutes les religions qui ont pr5— cédé le christianisme ont été matérielles, tandis que celle—ci a été essentiellement spirituelle. Cette observation, qui ne se trouve liée chez ceux qui l’ont faite à aucune vue d’avenir, et qui par conséquent est demeurée stérile pour eux, n’en mérite pas moins d’être recueillie, car l’insuffisance des données qqi lui servent de base, ne prouve que mieux l’évidence du fait qu’elle exprime. Le FÉTICHISME, le POLYTHÉISME et le MO• NOTHÉISME juif, quelle que soit la distance qui sépare ces états religieux, quelque important que soit le progrès que l’humanité ait fait en passant dC l’un à l’autre, progrès que nous avons entrepris déjà de faire apprécier, présentent en effet ce caractère commun, que c’est principalement sous l’aspect matériel, bien qu’à des degrés différents, que l’existence de l’homme et l’existence universelle y sont sENTIES, co-nnues et pratiquées. Dans ces trois premières phases de la conception religieuse, c’est toujours d’une DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 285 manière physique, extérieure, que la divinité se manifeste à l’homme, qu’elle lui soit favorabic ou contraire, et que l’homme entre en rapport avec la Divinité, soit qu’il la supplie, soit qu’il lui rende des actions de grâce. Dans chacune d’elles, les désirs de la Divinité, qu’on nous passe cette expression, se présentent toujours comme axant un objet matériel, ce qui est assez attesté par la nature des sacrifices, des tributs, des pratiques qui alors constituent le CULTE. Dans cette première époque, la LOI BELI +IEUSE n’est, à proprement parler, que le règlement de l’activité physique; aussi presque toutes ses sanctions sont-elles puisées dans les intérêts qui se rapportent à cette activité. Les états sociaux qui correspondent à ces trois états religieux en réfléchissent exactement le caractère le but dominant de l’activité, collective et individuelle, r est matériel, et la force en est le lien princip&, le régulateur suprême. Nous ne prétendons pas dire assurément que, dans ce premier âge de l’humanité, l’élément spirituel ait été absolument sans manifestation, sans puissauce : non sans doute, car iL ne nous serait pas possible, après une pareille abstraction, de concevoir l’existence de l’homme et son activité; 86 EXPOSITION mais ce que nous constatons et ce que nous voulons seulement faire remarquer ici, c’est que l’aspect matériel de la VIE domine alors dans la conception religieuse comme dans l’institution sociale; que l’aspect spirituel lui est subordonné, ou que plutôt alors cet aspect, bien que les faits qui s’y rapportent ne soient pas sans existence, n’est point encore révélé à l’homme d’une manière distincte, n’est point devenu l’objet de ses méditations, ne constitue point encore pour lui enfin un but d’activité, de perfectionnement. Ce serait perdre notre temps, messieurs, que de nous arrêter à faire ressortir, dans les états religieux et sociaux dont nous venons de parler, les traits qui mettent en évi dence le caractère matériel que nous leur attribuons. Le FÉTICHISME se présente encore à vos yeux sur plusieurs points du globe; le POLYTHÉISME grec et romain, qui forme l’un des points de départ des sociétés chrétiennes, vous a transmis les monuments les plus importants de sa théologie, de sa poésie, de ses institutions, de sés entreprises. Le MOSAÏSME, autre élément, autre point de départ de la civisation moderne, vous a légué intégralement sa révélation, sa loi, son histoire. Il peut donc vous suffire de regar 0E LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 87 der autour de vous, d’en appeler à vos souvenirs pour vérifier ce que nous avançons, pour retrouver aussitôt dans ces états religieux et sociaux, le caractère dominant que nous leur assignons; caractère tellement évident d’ailleurs, que presque tous les écrivains qui ont comparé la religion chrétienne à celles qui l’ont précédée, ont exprimé cette comparaison par l’épithète de matérielles donnée aux RELIGIONS ANCIENNES. Le CHRISTIANISME, en effet, du point de vue où nous sommes placés en ce moment, commence et constitue une seconde époque dans la série du développement religieux et social de l’humanité. Par lui un nouvel aspect de l’existence, l’aspect spirituel, est révélé à l’homme et devient pour lui l’objet dominant de 5012 AMOUR, de ses méditations, de son activité. Pour le chrétien, l’existence matérielle n’est point inaperçue, et seulement subordonnée par le fait, comme l’existence spirituelle avait été plus ou moins inaperçue, subordonnée par le fétichiste, le poiythéiste ou le juif; cette partie de son existence, il la connaît, et c’est sciemment qu’il la répudie. Non-seulement il ne recherche pas les jouissances matérielles, il les évite; et bien loin d’emplo3jer ses forces à repousser les souffrances de 35 Vol. 41 88 EXPOSITION cet ordre, il les recherche comme une source de bénédiction, de satisfaction, comme un moyen, en quelque sorte, de réduire son existence à son expression la plus pure, en la dégageant de tout lien terrestz’e, de toute affection corporellà. Pour lui, et autant qu’il peut être donné à l’homme de méconnaître sa propre nature et de s’y soustraire, toutes les espérances, toutes les craintes, toutes les joies, toutes les douleurs sont de l’ordre spirituel. Il veut se perfectionner, mais seulement par l’esprit, car il ne reconnaît de divin en lui que l’esprit. C’est surtout par une action intérieure, spirituelle, qu’il conçoit le rapport de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, et à ses yeux, l’homme le plus religieux, le plus près de Dieu, est celui qui, comme l’ermite ou le stylite, par exemple, oubliant en quelque sorte son corps et le monde sensible qui l’entoure, se reploie en lui-même pour y chercher Dieu, pour le saisir, et qui consume sa vie dans cette vague contemplation, dans ce culte mystique. Nous avons vu quelles ont été les conséquences du christianisme, réalisé autant qu’il pouvait l’être, non par des individus, mais par des sociétés, et nous savons maintenant de quoi l’in— DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 89 manité lui est redevable. Avant d’être chrétien, l’homme avait AIMI, il avait pensé; mais cette partie de son être, de son activité, était restée, en quelque sorte, ignorée de lui; le CHRISTIANISME la lui révéla; il lui apprit à contempler l’AMouR et à l’AIMER, à contempler la pensée et à la connaître, et en lui donnant dans cette vie nouvelle qu’il lui découvrait un point d’appui, pour se détacher de tendances, d’affections, qui ne formaient plus qu’un obstacle à son progrès, il lui ouvrit en même temps une nouvelle carrière de perfectionnement. Mais à côté des avantages du christianisme, nous avons vu aussi les inconvénients qui sont résultés de la vue exclusive qu’il avait introduite. En frappant de sa réprobation l’existence physique de l’homme, il n’avait pas pu pourtant l’anéantir, en réprimer l’activité; cette partie de l’existence continua donc à se manifester; mais, dépourvue d’une sanctification religieuse directe, ce ne put être que d’une manière désordonnée, et en quelque sorte par la révolte. De là deux sociétés, deux pouvoirs; de là cet antagonisme qui a régné pendant toute la durée organique du christianisme, et qui, comme nous l’avons vu précédemment, a été représenté dans [‘oRDRE 290 EXPOSITION P0uTIQu, par la lutte de l’État et de l’Eglise, et dans chaque inivInu, par celle de l’espr4t et de la chair. Mais si le christianisme ne parvint point complétement à comprimer la manière d’être matérielle de l’existence de l’homme (ce qui était la tendance de sa loi, et ce qui serait arrivé s’il eût été possible que cette loi, dans toute sa rigueur, fût appliquée aux sociétés), pourtant, sous le poids de sa réprobation, cette manière d’être n’eut qu’un développement lent et imparfait. Le progrès des sociétés chrétiennes, sous le rapport matériel, progrès qu’on ne saurait nier assurément, resta sans proportion avec le progrès spirituel; et le chrétien parfait, le véritable chétien, c’est-à—dire le solitaire ou le moine, ne se perfectionna spirituellement qu’en renonçant d’une manière absolue à son perfectionnement phrsique, jusqu’au moment enfin où l’humanité, à défaut d’une vue complète de Dieu et de sa destinée en Dieu, se trouva avoir atteint la limite même de son progrès spirituel, comme par la même raison, avant le christianisme, elle avait atteint celle de son progrès matériel. Car l’homme esL un, etil ne peut prétendre à tout le perfectionnement dont chacun des aspects dc son existence peut être sus- DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 291 ceptible que par le PERFECTIONNENENT de l’ENSEMBLE. Aujourd’hui, messieurs, le progrès à faire dans la conception religieuse, dans l’institution sociale, doit paraître clairement indiqué; il est évident qu’il s’agit de réunir les deux points de vue à chacun desquels l’homme jusqu’ici a été exclusivement placé, de recomposer l’unité qu’il a divisée, ou plutôt, ce qui est plus exact, de comprendre, de saisir dans son ensemble cette UNITÉ qu’il n’a AIMÉE, qu’il n’a connue, qu’il n’a pratiquée encore que partiellement, que successivement. Au premier aspect, et en considérant d’une manière superficielle le développe— ment de la religion, on peut être conduit à penser que l’humanité, en embrassant le christianisme, en se pénétrant de plus en plus de ses préceptes a manifesté sa tendance à se dégager graduellement des affections matérielles, de l’existence physique, pour donner toujours un plus grand développement à ses affections, à son existence spirituelle, et qu’en conséquence, le progrès à faire sur le catholicisme devrait plutôt consister à affaiblir encore dans la conception religieuse, dans l’institution sociale, l’élément matériel, qu’à le sanctionner et à l’exalter. Mais cette consé EXPOSITION quence, que repousseraient aujourd’hui toutes les sympathies progressives, et qu’aucun.e puissance de raisonnement ne pourrait parvenir à justifier, se trouve évidemment démentie, par la marche même de l’humanité, lorsqu’on la consi dère plus attentivement, et d’un point de vue plus élevé. On voit alors, en effet, que cette marche est successive, et que, dans la série des termes qu’elle comprend, l’homme tend sans cesse à se rapprocher de l’uNITI. Par suite de cette tendance, nous l’avons vu s’élever de la CONCEPTION des êtres multiples et indépendants du fétichisme et du polythéisme, à celle d’un Dieu unique; par suite de la loi qui lui a été imposée de ne connaître Dieu et le phénomène de sa propre existence que successivement, nous l’avons vu, après avoir conçu 1’uNIT, l’envisager d’abord sous l’aspect matériel dans le judaïsme, puis ensuite, sous l’aspect spirituel dans le christianisme. Aujourd’hui, que tous les termes de l’évolution religieuse ont été parcourus, il est évident que l’homme, en vertu de la loi à laquelle il a obéi jusqu’ici, doit s’élever à une CONCEPTWN qui comprendra dans leur ensemble et dans leur combinaison les deux aspects de 1’uN1TJ qui lui ont été successivement révélés. DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE Or, messieurs, il ne faut point oublier que, lorsque nous disons que c’est en vertu des pas qu’ila déjà faits que l’homme doit s’élever à cette conception, c’est comme si nous disions que c’est en vertu d’un DÉSIR NOUVEAU CONÇU par lui, puisqu’en effet cette loi de développement que nous invoquons n’a pu être dévoilée que par ce désir lui-même. Maintenant nous allons vous présenter dans son expression dogmatique la formule dans laquelle, par opposition au passé, et en nous tenant dans les termes de la discussion actuelle, doit se produire la CONCEPTION itELIGIEUSE nouvelle que nous annonçons. Dieu est un. Dieu est TOUT CE QUI EST: tout est en lui’. Dieu, l’ÊTRE INFINI, universel, exprimé dans son UNITÉ VIVANTE et active, c’est l’AMouR infini, universel, qui se manifeste à nous soùs deux aspects principaux, comme 4. La dernière partie do cette formule a été depuis per— fectionnée; toutefois nous conservons ici l’ancienne expression, parce qu’elle est un terme du développement du dogme saint-simonien, et parce que le progrès, pour nous, consiste, non pas à détruire, à abolir, mais à développer, à tran former: or notre dogme a dû se développer dans le temps; car la pensée humaine est progressive comme la VIE, comme le SENTIMENT qui l’inspire. La formule la plus avancée jusqu’ici du dogme saint-simonien se trouve à la fin du volume, note 1. 94 EXPOSITION esprit et comme matière, ou, ce qui n’est que l’expression variée de ce double aspect, comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. L’homme, représentation finie de l’être infini, est comme lui, dans son UNITÉ active, AMOUR; et dans les modes, dans les aspects de sa manifestation, esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté. Nous verrons plus tard quelle transformation cette triple expression de l’existence doit recevoir pour l’homme considéré dans son activité sociale. L’esprit et la matière, sur lesquels tant de discussions se sont engagées et se perpétuent encore, ne sont donc point deux entités réelles, deux substances distinctes , mais seulement deux aspects de l’existence, infinie ou finie, deux abstractions principales à l’aide desquelles nous analysons la vie, nous divisons l’unité pour la comprendre. Nous avons prévu, messieurs, toutes les objections, toutes les préventions que la formule que nous venons de produire doit soulever en vous. Le CATHOLICISME, comme doctrine vivante, comme LOI MORALE, est aujourd’hui complétement détruit, mais sa théologie domine encore les intelligences à leur insu; et, si cette théologie, dans sa DE L,A DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 295 systématisation complète, ne se trouve plus que rarement dans les esprits, c’est au moins sur ses débris, c’est avec les abstractions, les entités. qu’elle a créées, qu’aujourd’hui encore, comme depuis plus de deux siècles, se livrent tous les combats de la philosophie et de la métaphysique. Au moment donc où nous présentons une conception générale entièrement différente, nous devons nous attendre à voir s’élever contre nous toute cette science morte, soit dans sa forme primitive, soit dans les systèmes partiels et contradictoires auxquels sa dispersion a donné lieu. Mais, parmi les préventions que la formule que nous venons d’employer est de nature à provoquer, il. en est une que nous pouvons regarder comme certaine, c’est qu’avec cette formule, on aura vu. se reproduire un système plusieurs fois tenté déjà, mort aussitôt que né, et dont le nom seul aujourd’hui équivaut à une condamnation, le pANTHÉISME. Quelque soit le sens étymologique de ce mot, nous le repoussons, attendu que son acception, sa valeur réelle, se trouvent déterminées par les systèmes mêmes qui ont donné lieu à sa création, et que nous ne prétendons reproduire aucun de ces systèmes qui tous, sans exception, nous paraissent très-inférieurs au 96 EXPOSITION CATHOLICISME, au delà duquel nous prétendons faire un pas, et le pas le plus important que l’humanité ait fait encore. Au surplus, peut-être pourrions-nous rapporter à cette prévention première toutes les objections qu’il nous est possible de prévoir. C’est ainsi que l’on pourra penser que pour nous, OU DIEu, OU les existences individuelles, ne sont que des abstractions; qu’en supposant l’unité absolue de l’existence, nous détruisons la liberté de l’homme, et que de ce point de vue, il ne nous estplus possible de concevoir les phénomènes de relation, d’opposition, d’activité, de passivité, de cause et d’effet, sans lesquels pourtant le mouvement et la vie no sauraient se comprendre dans l’univers ou dans l’homme. Quoi qu’il en soit de ces objections, nous pouvons affirmer que les difficultés que peuL présenter notre conception ne sont point autres que celles qui se sont présentées à toutes les conceptions religieuses, à tous les sstèmes philosophiques, et que la religion a toujours résolues d’une manière satisfaisante pour la conscience humaine, tandis que la philosophie s’est contentée, en quelque sorte, de les soulever et de les agiter. Ce que nous pouvons affirmer encore, c’est que ces difficultés devront trouver DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 297 dans la religion de l’avenir une solution beaucoup plus large, beaucoup plus satisfaisante, que celle que leur ont donnée toutes les religions du passé. Nous ne prétendons pas dire assurément qu’il n’y aura plus de mystère pour l’humanité: non, sans doute; l’homme est un être fini; par conséquent, il est inévitable, quel que soit son développement, qu’il arrive toujours à une limite où le mystère doit commencer pour lui; mais il y aura cette différence entre l’avenir et le passé, que le mystère ne se présentera plus à lui comme une pensée de terreur, et qu’à proprement parler il ne portera plus sur ses destinées, quilui seront infailliblement révélées par ses désirs, par ses espérances, mais seulement sur la manière dont ces destinées peuvent s’accomplir dans le sein de Dieu, hors du cercle où lui—même peut en être directement l’agent. Mais, avant de répondre aux objections que nous venons de prévoir, nous avons à nous prémunir contre une prévention plus générale, qui pourrait se présenter comme une fin de non— recevoir à la discussion même dans laquelle nous annonçons devoir entrer; nous voulons parler de celle qui s’attache aujourd’hui à tous les débats théologiques ou métaphysiques. Ce n’est pas 298 EXPOSITION sans raison assurément que cette prévention s’est élevée; une longue expérience semble avoir prouvé que toutes les discussions de cette nature étaient nécessairement stériles, et ce qu’il faut bien connaître, au moins, c’est que toutes celles qui se sont prôduites dans ces derniers temps, et qui se continuent encore, ont pleinement justifié ce jugement; ce qui devait être, car toutes ont été plus ou moins étrangères, dans la pensée qui leur a donné naissance ou dans la fin qu’elles se sont proposée, à la destinée sociale de l’homme. Or nous n’hésitons point à dire que tout problème théologique ou métaphysique, qui ne prend pas son point de départ dans une vue sociale ou qui ne s’y rattache point, manque d’une base réelle, et que toute solution d’un pareil problème qui n’est pas suscepLible d’une application sociale, d’une transformation politique, est nécessairement vaine. Pour nous donc, les questious théologiques, métaphysiques, et les questions sociales, sont identiques, et ne présentent, à proprement parler,, que deux faces différentes sous lesquelles peuvent être envisagés des faits de même nature. C’est à ce titre que nous repoussons l’analogie que l’on pourrait vouloir établir entre les discussions auxquelles nous allons nous DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 99 livrer, et celles qui se passent autour de nous; c’est à ce titre, surtout, que nous réclamons votre attention, qu’autrement nous ne nous croirions point en droit de fixer. Incessamment, nous allons avoir à considérer l’avenir directement sous le rapport politique; mais nous devons auparavant nous en occuper sous le rapport religieux, car il ne faut point oublier que tout ordre politique est, avant tout, un ordre religieux. Au surplus, messieurs, si nous ne nous sommes point trompés sur la valeur de ce que nous avons dit précédemment, peut-être pouvezvous déjà apercevoir quelques-unes des conséquences que notre conception sur la nature de DIEU doit avoir sur les destinées futures de l’humanité; il eh est une surtout qui doit vous frapper. Dans notre dernière réunion, nous avons dit que dans tous les temps antérieurs au christia— nisme, l’homme, sous les formes diverses, avait toujours conçu l’univers et sa propre existence comme livrés à l’action de deux forces contraires et co-éternelles, le bien et le mal; que le CHRISTIANISME, en modifiant profondément cette conception primitive, avait pourtant consacré encore 300 EXPOSITION le dualisme, l’antagonisme qu’elle exprimait, par les dogmes de la chute des anges et de celle de l’homme, des élus et des réprouvés, du paradis et de l’enfer; et nous avons montré que, dans la suite, la chair, la matière était de venue en quelque sorte, pour lçs chrétiens, la personnification du mal, comme l’esprit celle du bien. Or il est évident que, si l’on doit reconnaître aujourd’hui que la chair, que la matière, n’est comme l’esprit, qu’un des aspects, une des manifestations de l’frFRE INFINI, de la substa’e universelle, on doit reconnaître aussi que ce dualisme disparaît, et avec lui l’antagonisme qui s’est perpétué jusqu’ici. Le temps est venu où l’homme doit comprendre que toutes les parties de son existence, comme celles de l’existence universelle, sont harmoniques; que toutes sont également appelées au progrès; qu’en se développant matériellement, il n’accomplit pas moins une OEUVRE RELIGIEUSE, il ne se rapproche pas moins de DIEu qu’en se déyeloppant spirituellement; que ces deux progrès aujourd’hui sont inséparables; que l’un no peut s’opérer que dans la proportion de l’autre, et que l’un et l’autre, dans leur ensemble, dans leur combinaison, ne sont que DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 301 l’expression du progrès de l’amour par lequel l’h6mme tend sans cesse à se rapprocher de DIEU, de l’amour infini. La conception qui réhabilite la matière, en la faisant rentrer en Dieu lui-même, ne met pas seulement l’homme en possession d’une existence que le christianisme lui avait déniée, elle agrandit encore le champ de son AMOUR et de son intelligence: de son amour puisqu’elle ne lui laisse plus rien à redouter, à haïr; de son intelligence, puisqu’en l’appelant à connaître DIEU, elle l’appelle à TOUT connaître. Le mal, comme existence positive, ne saurait plus désormais se concevoir. Ce que l’homme jusqu’ici a regardé comme constituant l’empire du mal, comprend, à chaque phase de son développement, ce qui a excédé ses SYMPATHIES, ce qui a échappé aux prévisions de son intelligence, ce qui, en menaçant sa vie ou son repos, a surpassé ses forces. Or, à mesure qu’il s’est développé, la sphère des objets qu’il a AIMIs, des faits qu’il a compris, et qu’il a soumis à son pouvoir, s’est constamment agrandie, et à mesure aussi l’empire du mal s’est rétréci pour lui; ce qui est assez attesté par la décroissance que n’a cessé de subir l’importance de la conception du 3O EXPOSITION mal dans les états religieux qui se sont succédé jusqu’à ce jour, depuis le moment où le culte des puissances ennemies se montre dominant, jusqu’à celui où ce culte, dans le christianisme, est définitivement renversé. Si l’homme auj our— d’hui ne peut encore tout EMBRASSER par son AMOUR, tout comprendre par sa science, tout soumettre à son pouvoir, il sent qu’il est appelé AIMER, à savoir, à pouvoir de plus en plus. De ce point de vue, ce qu’il a regardé jusqu’ici comme formant le domaine du mal, ne doit plus se présenter à lui que comme la carrière ouverte à son progrès, que comme la distance qui sépare le point où il est parvenu de celui qu’il doit atteindre. L’homme n’a point à lutter dans ce monde contre une puissance ennemie ; il n’arrive point non pius à la vie sous le poids d’une iniquité qu’il doive expier par la douleur; l’homme enfin n’est point déchu; il a été créé perfectible en recevant le désir immense du progrès et la faculté indéfinie de l’accomplir; et depuis le jour où, selon la Lradition, il a acquis la science du bien et du mai (jour de sa chute, nous dit-on, mais que nous ne saurions concevoir aujourd’hui que comme celui de son premier pro grès, il n’a DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 302 cessé de suivre l’impulsion de sa VOCATION DIVINE. Sa vie sur la terre n’est donc point, comme l’on a dit, une vallée de misère, un temps d’exil et d’expiation, mais un des termes de la carrière illimitée de progrès, de gloire et de bonheur qui lui a été ouverte. Si nous n’avons rien à maudire en regardant en arrière, nous n’avons rien non plus à regretter; car, comme l’a dit Saint-Simon, l’4je d’or, qu’une aveugle tradi-. tion s placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous. flUITIME SÉANCE. RPONSE A QUELQUES OBJECTIONS SUR LE DOGME. MESSIEURS, Nous avons aujourd’hui à nous livrer à des discussions arides; il faut nous résoudre, car, avant de nous servir de la formule religieuse que nous avons produite, avant d’en faire la base, la raison des vues que nous avons à vous présenter sur l’avenir social de l’humanité, nous 304 EXPOSITION devons essayer de détruire les objections qu’elle a dû inévitablement soulever, et qu’il nous est facile de prévoir, puisque ces objections ne peuvent être que celles en présence desquelles cette formule s’est établie. Déjà dans la séance précédente nous avons entrepris de lui donner une première justifica-. lion, en montrant que la marche suivie jusqu’à ce jour par l’humanité dans son développement religieux la conduisait inévitablement à la conception nouvelle que nous annonçons. Cette justification est insuffisante, nous le savons; et d’abord elle ne peut avoir de valeur que pour ceux qui, admettant le développement progressif de l’humanité, reconnaissent la possibilité de trouver, dans les pas qu’elle a faits, l’indication de ceux qu’elle doit faire. Mais pour ceux-là même, elle peut paraître incomplète, attendu que si toute prévision sur les destinées de l’espèce humaine, pour être juste, doit trouver sa vérification dans les tendances manifestées par l’enchaînement des faits du passé, aucune série de faits historiques ne peut cependant constituer une démonstration à cet égard, qu’autant qu’elle a pour base une vue sympathique ou qu’elle parvient à la produire. Or, dans les termes con- DE LÀ DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 3O cis où nous avons dû présenter la formule qui nous occupe en ce moment, il est impossible qu’elle ait été d’abord bien comprise, il est inévitable même qu’on lui ait attribué des conséquences qu’elle ne comporte pas, une tendance que nous serions les premiers à condamner. Et d’abord nous nous attacherons à repousser la dénomination de PANTHÉISME, qui sans doute lui aura été appliquée, et avec cette dénomination, la prévention qui s’y attache aujourd’hui. Assurément, si ce mot n’avait d’autre sens que celui de son étymologie, nous ne verrions aucune raison de le repousser: et, toutefois, dans ce même sens, il ne saurait nous convenir, car il n’exprime point la VIE, il ne présente aucune idée de DESTINATION pour l’homme, et c’est là, surtout, ce que doit exprimer le nom de toute CONCEPTION BELIGIPUSE; mais il y a plus, l’acception de ce mot est aujourd’hui fixée par les systèmes qu’il désigne il ne peut donc, en aucune façon, s’appliquer à la conception que nous produisons, car, ainsi que nous l’avons dit, elle n a rien de commun avec ces systèmes4. 1. En repoussant avec tant d’insistance la dénomination rie pANTRIsME, flous ne saurions trop répéter que notre seul but est do prévenir une confusion qui serait do nature à 306 EXPOSITION Ce n’est que d’aujourd’hui, seulement, que l’homme est arrivé, par Saint-Simon, à sentir l’unité et à la comprendre. Mais, dans presque tous les temps, nous voyons qu’il a eu la notion abstraite de l’unité, notion qui a toujours été, en quelque sorte, une forme de son esprit. Les systèmes panthéistiques connus ne peuvent être considérés que comme l’expression, la manifestation de cette idée abstraite, de cette forme de l’intelligence humaine, que comme des tentatives impuissantes pour saisir l’unité qui a toujours échappé à leurs auteurs. Parmi les conceptions philosophiques auxquelles le nom de PANTHÉISME a été appliqué, examinez celles qui ont pris flaissance dans les écoles de la Grèce, et celles mêmes des stoïciens, encore que ces derniers faire prendre le change sur la conception nouvelle que nous produisons, ou à empêcher même les esprits de lui donner l’attention qu’elle réclame pour être comprise. Du reste, lorsque cette conception aura été complètement développée, et que, par conséquent, la confusion que nous devons redouter aujourd’hui ne sera plus possible, le mot PANTHÉISME, réduit alors à sou acception étymologique, pourra, sous un rapport, lui être convenablement appliqué. A ne considérer, en effet, que d’une manière abstraite le progrès RELIGIEUX de l’homme vers l’uniTé, et en y faisant entrer le progrès nouveau que nous annonçons, on peut dire, avec exactitude, que les termes généraux qu’il comprend sont le polythéisme, le monothéisme et le PANTHÉISME. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 paraissent avoir eu une influence plus directe sur la vié de l’homme et sur sa destinée, et vous verrez que l’unité, qu’elle y soit rapportée à un principe matériel ou à un principe intellectuel, n’y est jamais présentée que comme une SUBSTANCE, comme une propriété, mais non point comme activité, non point comme exprimant une tendance, unevoLoNTÉ. Xénophanes et Parménide, en idéalisant l’univers, conçu par eux comme une UNITÉ ABSOLUE et INDIVISIBLE, Zénon de Cittie et ses disciples en le matérialisant, laissent également son aspect VIVANT, o’ est-à - dire, en définitive, l’uNITÉ réelle en dehors de leurs spéculations. Le système moderne de Spi 4 « L’être, disait Xénophanes, est un; il est toujours semblable è lui-même. » (AmsToTE de Xénoph., cap. III.) « L’existence réelle est unique, indivisible, homogène partout, déterminée par elle-même, invariable, hors de laquelle il n’y a rien, est parfaite au plus haut point. » (BUHLE, sur Parrnénide.) « La substance unique et infinie est homogène partout; elle n’éprouve ni accroissements, ni décroissements, ni va nations, ni sensations. » (Id., sur [tlelissus.) C’est dans la pensée, du reste, que les panthéistes de la première école d’Elée plaçaient cette réalité homogène, et voyaient l’identité absolue de l’Être, tandis que les phsi— eiens de l’école d’Ionie et ceux de la seconde école d’Elée professèrent un panthéisme essentiellement matérialiste Les uns forent franchement athées; les autres, en petit nombre, n’admirent la notion de Dieu que comme la plus 308 EXPOSITION nosa, plus complet, puisqu’il présente la combiiiaison de l’idéalisme et du matérialisme des systèmes antérieurs, donne lieu pourtant à la même observation. Ce métaphysicien célèbre établit qu’il n’y a qu’une SUBSTANCE; que cette SUBSTANCE est INFINIE, qu’elle est TOUT CE QUI EST, qu’elle est Dieu. Puis il lui donne pour qualités la pensée infinie et l’étendue infinie. Mais il ne va point au delà de cette dénomination abstraite, et c’est à la justifier dans ces termes mêmes qu’il emploie toutes les ressour ces de sa puissante logique, en s’attachant surtout à battre en ruines l’ontoloUie chrétienne. Spinosa, comme ses devanciers, ne conçoit donc encore qu’un TOUT sans VOLoNTÉ, que des propriétés sans activité, et sans lien même, puisque, bien qu’il prétende que la pensée et l’étendue infinies ne forment qu’une seule et même chose, une UNITÉ indivisible et absolue, il ne définit point cette UNITÉ, ne la caractérise pas, et affirme même qu’elle n’est pas susceptihaute des abstractions, et ne lui accordèrent que des attributs négatifs. Tcnnemann, Buhle, Degerando, et, avant eux, tous les anciens historiens de la philosophie, ont fait cette remarque qu’ils appliquent spécialement à Xénophanes, celui de tous les panthéistes dont le système semblait pourtant se rapprocher le plus du déisme. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 309 ble d’être déterminée, d’être qualifiée autrement que comme SUBSTANCE primitive, universelle . Ce qu’il y a de commun entre tous ces systèmes, comme on le voit, c’est que l’unité qu’ils établissent n’est qu’une abstraction dépourvue de VIE, qu’ils ne peuvent offrir, par conséquent, aucun ATTRAIT SYMPATHIQUE l’homme, lui donner aucune révélation, et qu’enfin ils le laissent isolé au milieu du monde qu’ils prétendent lui expliquer. Et voilà pourquoi nous disons que tous sont de beaucoup inférieurs aux conceptions religieuses qui, tour à tour, ont régné sur l’humanité, sans en excepter même le FTIcuIsME; car, bien que dans cette conception l’homme et l’univers ne soient sentis, compris, que divisés, morcelés, et, par conséquent, d’une manière incomplète et grossière, c’est la VIE, c’est la vo— LONT pourtant qui T sont SENTIES et comprises; aussi a-t-elle pu LIER l’homme au monde extérieur, lui révéler une DESTINATION, lui donner 4. Il la nomme Dtau, il est vrai, et dans son système lJmu se présente comme la seule existence réelle; mais il ne le définit point autrement que comme suBSTANCE infinie universelle. Les idées morales qui se trouvent exprimées dans les ouvrages de Spinosa sont étrangères à sa conception panth6istique, qui n’a jamais produit que le fatalisme chez ceux qui l’ont admise. 340 EXPOSITION une loi, et l’acheminer ainsi dans la voie du progrès. En examinant attentivement les conceptions des panthéistes, on voit que le problème qu’ils se sont posé est bien plutôt celui de l’identité , qui se rapporte à la SUBSTANCE, que celui de l’unité qui se rapporte à la vie: c’est-àdire. qu’ils ont été bien plus frappés de la nécessité rationnelle dc l’homogénéité des parties substantielles de l’univers, qu’entraînés par l’élan sympathique qui, portant l’homme à étendre sans cesse le cercle de son existence, lui a dévoilé successivement l’HARMONIE des manifestations si nombreuses, si variées de la vie universelle, et l’a toujours fait tendre, de plus en plus, à concevoir, à saisir leur fin suprême. C’est de ce point de vue, surtout, que l’unité doit être comprise: or, c’est cette UNITÉ VIVANTE qui, jusqu’à ce jour, est restée inconnue à l’humanité, et que Saint-Simon est venu lui révé1er, Nous ne nous arrêterons pas davantage à caractériser les systèmes par.zthéistiques, dans le but de montrer que nous ne saurions prétendre à les faire revivre: personne plus que nous n’est convaincu de leur impuissance, de leur stérilité, qui pourrait nous être prouvée par ce seul fait, que les plus célèbres d’entre eux n’ont jamais DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 311 eu pour résultat positif que le fatalisme , lorsqu’ils ne sont pas venus se perdre dans le scepticisme. Et cependant ces efforts, réduits à leur valeur réelle, réclament une justification qui leur est due à un double titre et comme exprimant la tendance de l’homme à chercher l’unité, et plus directement encore, comme ayant eu pour résultat de trouver, autant qu’il était possible de le faire par la seule voie rationnelle, que rien ne pouvait exister en dehors de Dieu, puisque, par définition même, Dieu serait anéanti par une pareille existence. Nous allons maintenant répondre succinctement aux objections directes que la formule que nous avons présentée est aujourd’hui de nature à soulever, attendu les préoccupations auxquelles sont livrés les esprits, et les formes que leur a imposées la conception religieuse qui vient de finir. Toutes ces objections pourraient peut—être se rapporter à une seule difficulté, celle de com I Le fatalisme dut être et fut en effet la conséquence à laquelle arrivèrent les panthéistes des écoles matérialistes; ce fut dans l’abîme du doute que vinrent se perdre les panthéistes des écoles idéalistes. Voyez Cicéron, Sextus Empi— nous, Bayle, etc., sur Xénophaaes, Zénon d’Élée, etc. 36 Vol. 41 3I EXPOSITION prendre la pluralité dans l’unité; nous les examinerons pourtant dans les termes divers ou elles peuvent se reproduire. 1 Si l’esprit et la matière ne sont que de pures abstractions, que des aspects de l’existence universelle; si l’univers est un, et s’il est Dieu, les idées d’activité et de passivité, de cause et d’effet, ne sont que des illusions. Et cependant ces idées sont primordiales; ce n’est qu’à leur aide que nous pouvons concevoir la production des phénomènes et leur enchaînement, le mouvement de la vie. Elles repoussent donc invinciblement celle de l’identité, de l’unité absolue qui suppose nécessairement l’immobilité. Nons répondons : Aucune substance ne saurait exister en dehors de la substance divine; aucune ne saurait se manifester hors du sein de Dieu, car alors, à proprement parler, il n’y aurait plus de Dieu. Les entités d’esprit et de matière considérées, l’une comme principe actiI l’autre comme principe passif, l’une comme cause, l’autre comme effet, l’une enfin comme étant Dieu, l’autre ce qui n’est pas Dieu, ne peuvent plus se concevoir; car, soit que l’on admette que la matière ait été Gréée par Dieu, en dehors de lui, soit qu’on suppose qu’elle ait DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 313 existé éternellement hors de son sein, on doit reconnaître que Dieu ne remplit pas l’immensité, et que sa puissance, par çonséquent, quelque grande qu’on l’imagine, est limitée, conditionnelle. En d’autres termes, dans l’une ou l’autre de ces hypothèses, on anéantit Dieu; qui ne peut se concevoir sans l’INFINITI et la toute—puis-. San ce. Au point de développement où sont parvenues la sympathie et la science humaine, la dualité, telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, telle qu’on l’a crue nécessaire pour comprendre Dieu, pour s’expliquer sa puissance, ne saurait plus être admise sans avoir pour conséquence nécessaire l’athéisme. Cependant deux révélations irrésistibles nous sont aujourd’hui également et simultanément données, celle de l’identité, de l’unité absolues, et celle de la diversité, de la pluralité; c’est ainsi que l’humanité distingue avec certitude son existence particulière, finie, de l’existence universelle, INFINIE, et que, dans l’ordre fini même, chaque homme établit une dislinction de même nature entre lui et ses sem— blables, entre son espèce et d’autres espèces, organiques ou inorganiques, entre tous les phénomènes enfin que présentent la relation, le contact de toutes ces existences diverses, de 314 EXPOSITION toutes les individualités qu’elles renferment. De ce point de vue, on retrouve donc, non-seulement la dualité, le fini et l’INFINI , l’homme et l’univers ou Dieu, mais encore une multiplicité sans limites dans le sein de laquelle se passent ces alternatives d’activité et de passivité, de causes et. d’effets qui nous frappent de toutes parts. Maintenant, comment l’unité et la p Jura- lité peuvent-elles se concilier? Voilà le M YSTÈRE, mais comme les deux termes d’où ressort ce mystère sont également incontestables pour l’homme, il doit prononcer sans hésiter que c’est ainsi que se passe le phénomène de la vie universelle, que c’est ainsi que l’unité se témoigne, que Dieu se manifeste. O Si tout est Dieu, si toutes les activités individuelles ne sont que des modes de l’existence divine, il n’y a plus de liberté pour l’homme, par conséquent plus de moralité pour ses actes. 1. La réponse à cette objection chrétienne porte encore elle-môme l’empreinte du christianisme. Le chrétien qui conçoit quelque chose en dehors de Dieu pur esprit peut faire ce dualisme: l’infini et le fini. Pour le saint-simonien Dieu étant tout ce qui est, ce dualisme logique n’existe dans le sein de l’infini qu’entre les deux faces du fini, le moi et le non-moi. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3t D’abord nous ferons remarquer que cette difficulté, quelque grande qu’elle soit, n’est poinl particulière à notre conception; qu’elle s’est présentée à tous les dogmes religieux, à tous les srstèmes philosphiques, et que sous les noms de liberté et de fatalité, de grâce et de libre arbitre, elle n’a cessé jusqu’à ce jour d’occuper les esprits, sans avoir pu obtenir encore de solution rationnelle, c’est-à-dire sans qu’on ait pu parvenir à concilier la toute-puissance et la prescience que l’on a dû nécessairement aLtribuer à Dieu, quelle que fùt la manière d’ailleurs dont on le conçût, avec la spontanéité de l’homme, et les perturbations qu’elle paraissait devoir produire. Ici encore nous pourrions nous borner à dire que deux révélations également certaines nous sont données: d’une part la toute- puissance, la toute science de Dieu, ou autrement l’HARMONIE nécessaire de toutes les manifestations de l’existence universelle, et de l’autre la spontanéité, la liberté de l’HoMME, en ajoutant que la CONCILIATION de ces deux révélations incontestables est un MYSTÈRE que la foi doit combler, comme elle l’a toujours fait aux époques religieuses. Mais nous présenterons en outre une considération, qui jusqu’ici est restée inaperçue, 316 EXPOSITION et qui est de nature à donner un caractère tout nouveau à la solution de ce problème. Aux époques critiques ou IRRÉLIGIEUSES, l’homme ne se CONÇOIT plus de DEsTINATIoN; aucun attrait sympathique ne le porte vers l’avenir, et cependant il se sent emporté par un mouvement irrésistible vers une fin qu’il ignore et qui ne lui cause que de l’effroi. Cette force qui l’entraîne malgré lui, il l’appelle fatalité et il la maudit; alors il est passil car c’est sans sa participation que s’accomplit le mouvement auquel il cède; il est esclave, car il se sent opprimé. Aux époques organiques OU RELIGIEUSES, l’homme se CONÇOIT UflO DESTINATION et il l’AIME. De toute part il se sent porté vers le but qu’il désire; cette force qui le dirige, il l’appelle Providence et il l’adore. Alors il est ACTIF, car il concourt de toute sa puissance à l’accomplissement de sa destinée; alors il se sent libre, car ce qu’il fait dans ce but est ce qu’il AIME le plus. Partant des différences que présentent ces deux natures de situation par lesquelles jusqu’ici l’humanité a alternative— ment passé, nous pouvons appliquer à la liberté morale ce que nous avons dit précédemment de la liberté politique, qui n’en est après tout qu’un aspect, savoir : que cette liberté pour DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE l’homme consiste AIMER ce qu’il doit faire, et peut—être cette vue bien comprise fera—t—elle disparaître le mystère qui jusqu’à ce jour est resté au fond de la question qui vient de nous occuper. 30 Si tout est en Dieu, si tout est Dieu, il n’ a pas de création; or, avec la relation de créature à créateur, disparaît l’existence religieuse de l’homme qui ne se fonde que sur cette relation. Le mot de création, sans doute, ne doit plus être compris comme il l’a été dans le passé, c’est-à-dire qu’il ne doit plus s’entendre dans le sens de production de substance ou d’existence en dehors de Dieu; mais l’idée de création n’est point anéantie, seulement elle se transforme. L’humanité, en tant qu’humanité, a eu un commencement, elle a été manifestée dans le temps, et ce qui le prouve invinciblement, c’est qu’elle se développe, qu’elle se perfectionne; en ce sens, il est vrai de dire que l’humanité a été créée; la relation exprimée par les mots de créature et de créateur subsiste donc toujours en ce qu’elle a d’important. En définitive, il y a toujours l’homme et Dieu, termes dans lequels pourrait se reproduire l’objection à laquelle 318 EXPOSITION nous répondons. L’homme sans doute est en Dieu, il est Dieu lui-même dans l’ordre fini, mais il n’est point Dieu tout entier, il n’est pas l’ÊTa INFINI. Il est l’agent de sa conservation et de son perfectionnement, mais l’organisation en vertu de laquelle il agit, il ne se l’est pas donnée; il modifie, il perfectionne le milieu dans lequel il vit; mais ce milieu, il l’a reçu, et l’ordre général d’où dépend le maintien des lois qui constituent les conditions premières de son existence échappe à sa puissance. De toutes parts, au centre comme à la circonférence, se révèlent donc à lui un AMOUR, une sAGESSE, UflC FORCE supérieurs à SOfl AMOUR, à sa sagesse, à sa force, et qui sont l’Être INFINI, la PROVIDENCE, DIEU. 40 S’il n’y a qu’une stibstance, si cette substance est Dieu, il s’ensuit que les objets qui nous inspirent le plus de dégoût sont des parties de Dieu, appartiennent à son essence. La réponse à cette objection est facile : il est évident que l’homme, étant un être fini, ne peut s’assimiler tous les modes de la substance; que ces modes divers ne peuvent avoir, à ses yeux, la même valeur, car, autrement, il serait Dieu, il serait I’E’rRE iNFINI. C’est ainsi que, bien DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 319 que l’idée du mal doive être transformée comme nous Pavons dit précédemment, il r aura toujours du malpour l’homme. Et cependant le mal n’a point d’existence positive dans l’univers : au point de vue de l’infini, tout est bien, tout est bon, car tout est UN. Une dernière objection moins directe, mais qui pourtant suppose toutes les autres, peut encore se présenter : tout en reconnaissant la nécessité de réhabiliter l’existence physique de l’homme, et en convenant de l’obstacle que le dogme chrétien présente à cet égard, on peut dire qu’il n’est pas nécessaire, pour arriver à ce résultat, de faire rentrer la matière en Dieu, de la confondre dans son EsSENCE; qu’il suffit de la relever de l’anathème dont le CHRISTIANISME l’a frappée, ce que J’ on peut faire en la concevant comme arant été créée par Dieu pour sa gloire, et comme un moren de bonheur, de perfectionnement et de salut pour l’humanité. Mais, indépendamment de l’impossibilité de concevoir la matière en dehors de Dieu, ainsi que nous l’avons démontré; indépendamment de ce que le dogme que nous professons n’intéresse pas seulement l’exisLence physique de l’homme, mais encore son existence MORALE et intellectuélle, il est évident 3O EXPOSITION que l’on ne déterminerait point ainsi la réhabilita lion qu’on se proposerait : que la matière restant en dehors de Dieu, et Dieu étant esprit, l’homme vivant matériellement, c’est-à-dire se livrant aux travaux de l’ordre matériel, ou se proposant particulièrement les biens de cet ordre, serait plus loin de Dieu que l’homme vivant spirituellement, c’est-à-dire se livrant aux travaux de l’intelligence, et plaçant principalement dans leurs conquêtes le but de son ambition; que la conséquence nécessaire de cette différence, qui serait alors inévitablement établie, serait la continuité de la révolte de la chair contre l’esprit, et sous une forme ou sous une autre, le rétablissement de l’esclavage pour l’industrie. En montrant plus tard quelle doit être la place de cette partie de l’activité humaine dans l’ordre social qui se prépare, nous achèverons de prouver l’insuffisance de la CONCEPTION BATARDE que nous examinons, et par laquelle on prétendrait la réhabiliter. Nous sommes loin sans doute d’avoir exa— miné, sous toutes les formes qu’elles peuvent revêtir, les objections que notre conception religieuse est de nature à soulever dans son expression dogmatique; nous nous sommes attachés DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3L aux principales, et bien que nous n’ayons point donné à nos réponses tout le développement dont elles pourraient être susceptibles, nous croyons en avoir dit assez pour faire comprendre que la CONCEPTION NOUVELLE n’aneantit aucune des notions essentielles à toute religion; que seulement elle les transforme; qu’elle n’attaque et ne détruit que la notion de l’antagonisme, et que sous ce rapport elle est plus large, plus profonde, plus RELIGIEUSE enfin qu’aucune des conceptions du passé. NEUVIÈME SÉANCE. TRADUCTION DU DOGME TRINAIRE DANS L’ORDRE SOCIAL. RELIGION, SCIENCE, INDUSTRIE. Messieurs, Après avoir établi dogmatiquement, au commencement de cette exposition, que tout état organique des sociétés était toujours la cotisé- 322 EXPOSITION quence, la représentation d’une conception religieuse, nous avons entrepris de justifier cette proposition par l’examen des faits du passé. Faisant particulièrement un retour sur la dernière époque organique, celle qui comprend le moyen âge, nous avons montré que sa supériorité sur les époques antérieures, ainsi que les imperfections que l’on pouvait lui reconnaître aujourd’hui, dérivaient d’une même source, et n’étaient que le reflet de la supériorité et des imperfections de son dogme religieux. Examinant attentivement les lacunes qu’ elle a laissées dans la vie individuelle ou dans l’ordre social, nous nous sommes attachés à en signaler l’étendue, à montrer leur conformité avec la nature du dogme chrétien, afin de préparer ainsi l’intelligence du dogme nouveau, et de faire pressentir le progrès qu’il doit présenter. Ce dogme, enfin, nous l’avons produit dans une formule que nous avons jugée la plus propre à faire ressortir le caractère qui le sépare du dogme qui l’a précédé. Aujourd’hui nous allons quitter le terrain de la religîori pour nous placer sur celui de la politique, c’est-à-dire que nous allons entreprendre de montrer quelle doit être l’APPLIcATION SÔCIALE de la coNc’TION REUGIEUSE que 0E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 3S nous avons exposée, quelle est la transformation qu’elle doit subir de ce point de vue. Et cependant, à peine avons-nous fait les premiers pas sur le terrain que nous quittons, des questions de la plus haute importance, que nous n’avons pas méme encore posées devant vous, naissent en foule de celles qui nous ont occupés et que nous avons résolues. Notre intention, en sortant de la sphère à laquelle elles appartiennent plus particulièrement, dans les termes, au moins, où elles peuvent se présenter à vos esprits, n’est point de les éluder, de les passer sous silence, mais au contraire de les introduire d’une manière plus précise, de leur donner une base plus large, plus solide, de préparer plus sûrement et de réunir en plus grand nombre les éléments de leur solution. La lIEUGION et la POLITIQUE, avons-nous dit plusieurs fois déjà, ne sont pour l’homme que deux faces d’un même fait, l’unité de son existence; ce qui dans toute sa rigueur est vrai, surtout pour la religion et la politique de l’avenir. Les questions religieuses et les questions politiques doivent donc s’éclairer, se préciser les unes par les autres. C’est dans le but de montrer la relation du dogme nouveau avec la destinée sociale de 34 EXPOSiTION l’homme, et d’en faire apercevoir ainsi la portée et comprendre la nécessité, que nous allons nous occuper de l’institution politique de l’avenir. Les considérations nouvelles auxquelles nous allons nous livrer nous ramèneront naturellement à celles dont nous paraissons nous éloignr en ce moment, et désormais ce sera en passant alternativement des unes aux autres, que nous continuerons l’exposition commencée, encore que celles qui se rattachent à la politique, envisagée dans ses généralités, devront flous occuper plus spécialement. Et d’abord nous nous attacherons à déterminer la nature et• l’étendue du terrain sur lequel nous allons nous placer. Aujourd’hui, dans les sociétés européennes plus avancées, on ne comprend guère sous le titre de politique que la détermination théoriques, ou bien encore la pratique de quelques formes gouvernementales, dont l’action est généralement considérée comme devant se réduire à un résultat à peu près négatif, celui d’empêcher les attentats violents envers les personnes ou les propriétés. Le grand objet avoué de la science politique moderne est de trouver les combinaiSons les plus propres à resserrer dans cette li— DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONTENN 35 mite l’action des gouvernements. Il semble même, en observant la marche que cette science a suivie, que le dernier terme de perfection quo conçoivent les hommes qui la cultivent, sans qu’ils paraissent espérer pourtant que ce terme puisse être jamais atteint, serait celui où tout pouvoir public serait anéanti. Un économiste de nos jours compare les gouvernements à un ulcère : il ne croit pas possible, il est vrai, que le corps social, qui est affecté de cette plaie, puisse jamais parvenir complétement à s’en guérir, mais il pense qu’on peut la réduire, et qu’on doit s’ï appliquer sans cesse. Cette vue, sans être toujours exprimée dans des termes aussi nets, forme pourtant aujourd’hui la base de toutes Jes théories politiques qui sont en possession de la faveur populaire. Celle que nous adoptons est entièrement différente. Pour nous, le SYSTÈME POLITIQuE embrasse l’ORDRE SOCIAL tout entier il comprend la détermination du BUT d’activité de la société, celle •des efforts nécessaires pour l’atteindre; la DIRECTION à donner à ces efforts, soit dans leur division, soit dans leur combinaison; le RÈGLEMENT de tous les actes collectifs ou individuels celui enfin de toutes les RELATIONS des hommes entre eux, de- 326 EXPOSITION puis les plus générales jusqu’aux plus partie uhères. Bien loin donc d’admettre que l’on doive se proposer de réduire toujours de plus en plus l’action directrice, dans le sein des sociétés, nous pensons qu’elle doit s’étendre à tout, et qu’elle doit être toujours présente; car, pour nous, toute SoCIÉTÉ véritable est une HIÉRARcmE. Nous croyons que plus la HIÉRARCHIE SOCIALE est complète, que plus elle est puissante, et plus aussi alors il y a société; que là où il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a pas de société, mais seulement une agrégation d’individus, qui, dans cette situation, ne peuvent parvenir à maintenir quelque ordre dans leurs rapports que grâce aux traditions d’une ancienne hiérarchie, aux habitudes contractées sous son empire. Si nous considérons enfin la marche que les sociétés hiimaines ont suivie jusqu’à ce jour, nous voyons que l’ORDRE HIÉRA1iCHtQUE qu’elles présentent (encore que dans la suite des temps il ait changé de base) est toujours devenu plus étendu, et plus précis, plus intime, et que ce progrès a été l’expression et la condition de tous les autres. Cette manière d’envisager la société, sa constitution politique, est trop éloignée de l’opinion généralement répandue aujourd’hui, elle est en DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 327 opposition trop directe avec les sentiments de ceux que nous voudrions surtout amener à nous, €ar ceux-lé forment l’immense majorité, pour que nous n’entreprenions pas de la justifier, même dans les termes généraux et abstraits où nous venons de l’énoncer. Nous avons souvent répété que l’humanité avait jusqu’ici passé alternativement par deux natures d’ÉPoQuEs, les unes organiques, les autres critiques. Cette distinction, si importante toutes les fois qu’il s’agit d’en appeler au passé, d’y rattacher l’avenir, nous donnera le moyen, comme elle l’a fait déjà dans plus d’une occasion, de faire comprendre notre pensée. Aux époques organiques, une CONCEPTION religieuse RÉVÈLE à l’humanité une DESTiNATION dont l’accomplissement devient l’objet de ses désirs les plus ardents. Les hommes qui AIMENT le plus cette destination, qui sont LES PLUS CAPABLES d’y conduire leurs semblables, deviennent naturellement les CHEFS de la société; pour prendre cette position, il leur suffit de parler ou d’agir, et dès lors toutes les voix, tous les efforts viennent peu à peu s’unir sympathiquement à leurs voix, à leurs efforts. Chacun vient alors prendre rang après eux, dans l’ordre de son 38 EXPOSITION AMOUR pour la DESTINATION COMMUNE, de sa CAPACITÉ pour l’atteindre, et c’est ainsi, quelles que soient les vicissitudes qui accompagnent les transformations sociales, et qui sont de nature à obscurcir ce fait, que se constituent à la fois la SOCIÉTÉ et la HIÉRARCHIE. A ces époques, l’autorité et l’obéissance sont également nobles, ÉGALEMENT SAINTES; car toutes deux se présentent comme l’accomplissement d’un devoir religieux. L’une et l’autre sont faciles, car l’amour est le LIEN principal qui UNIT le supérieur à l’inférieur. La volonté du premier ne saurait être oppressive, car il est de sa nature, dès qu’elle se révèle, de déterminer des volontés harmoniques; la soumission du second ne saurait être contrainte ou servile, puisque ce qu’il fait est ce qu’il aime, et ce que lui aappris à aimer celui auquel il obéit. Mais tous ces états organiques du passé ont été provisoires; le temps est venu pour chacun d’eux où la conception religieuse qui l’avait déterminé s’est trouvée épuisée, et où là destination qu’elle avait révélée s’est trouvée atteinte, autant qu’elle pouvait l’être. L.a société alors devient sans objet et la hiérarchie sans base, sans justification; et soit que les dépositaires du pouvoir persistent à vou DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 329 loir entraîner la société vers un but qui lui est antipathique, soit qu’ils fassent servir leur position à la satisfaction d’intérêts égoïstes, leur action devient également oppressive : les efforts de tous tendent alors à l’anéantir, et comme jusqu’ici l’humanité a senti le vice de l’état social qu’elle avait accompli, avant de se concevoir une destinée nouvelle, ce n’est pas seulement à la hiérarchie, au pouvoir, à la règle, qui compriment son essor, qu’elle veut se soustraire, mais à toute règle, à tout pouvoir, à TOUTE HIRARCrnE. C’est à ces époques, que nous appelons critiques, que l’on peut voir se produire, sous une forme ou sous une autre, les théories politiques dont nous parlions à l’instant, et que, dans la sphère étroite des circonstances où elles naissent, ces théories peuvent trouver une justification. Or, Messieurs, depuis trois siècles les sociétés européennes se trouvent dans une époque critique.... Lors donc que nous disons qu’une hiérarchie profonde doit se former, qu’une autorité puissante doit s’élever, c’est que nous pensons qu’une RELIGION NOUVELLE est venue ruhv]LErt aux hommes une DESTINÉE NOUVELLE, et leur assurer pour l’avenir une autorité fondée sur l’AMOUB, une obéissance pleine de DIVOUEMENT. 330 EXPOSITION Ce que nous venons de dire des époques organiques du passé pourrait être de nature à déterminer des préoccupations fâcheuses, en faisant croire à la reproduction de faits qui, à juste titre, nous sont devenus antipathiques. Bien que la suite de notre exposition doive à cet égard dissiper pleinement tous les doutes, nous pouvons toutefois, dès à présent et par anticipation, entreprendre de rassurer les esprits. L’analogie entre l’époque organique qui se prépare et celles qui ont précédé ne saurait exister que dans les termes les plus généraux de l’abstraction; hors de ces termes tout diffère. Et d’abord, dans le passé on trouve toujours une classe nombreuse, la plus nombreuse, qui est en dehors de la société, et qui est exploitée par elle. Ce que nous avons dit de l’AMouR, comme formant la base de toute hiérarchie, ne doit donc s’appliquer, pour le passé, qu’aux rapports des hommes qui alors sont véritablement associés; mais ici même une restriction importante est encore à faire l’amour sans doute a bien été, dans tous les temps, le lien principal des hiérarchies sociales, et ce qui le prouve, c’est que ces hiérarchies ont été brisées du moment où l’amour s’en est retiré; mais, comme jusqu’à ce jour il y a toujours DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 331 eu exploitation, et par conséquent antagonisme, dans le sein même des classes associées, il en est résulté que la force, que la contrainte physique a toujours été un complément nécessaire et important de la puissance morale. Or, dans l’avenir, tous les hommes seront asociés, et l’AMOUR sera le lien unique de l’association. Maintenant que nous avons déterminé le sens dans lequel nous entendons le mot POLITIQUE, que nous avons repoussé les préventions qu’aurait pu faire naître la définition abstraite que nous en avons donnée, nous devons, en reprenant les termes de cette définition, montrer quel sera le but de l’activité sociale de l’avenir; quels seront les efforts nécessaires pour l’atteindre; comment devront s’harmoniser, se combiner ces efforts; quelles seront enfin les relations qui lieront entre eux les membres de la société. L’HOMME ne s’ est jamais CONÇU de DE5TINATION qu’en Dieu. Son but le plus élevé (qu’il en ait eu la conscience ou que cette conscience lui ait manqué) a toujours été de se rapprocher de Dieu en l’imitant. La CONCEPTION qu’il s’en est formée, ou en d’autres termes la RÉVÉLATION qu’il en a eue, a été progressive, celle qui lui est donnée aujourd’hui apprend que Dieu, l’Être infini, est 33 EXPOSITION dans SOfl UNiTÉ VIVANTE, AMOUR, et dans les modes de sa manifestation, intelligence et force; le BUT de son activité doit donc être de croître en AMOUR, en intelligence, en force. Mais quelle est la direction que l’homme doit donner à son AMOUR, son intelligence, à sa force? Cettc question ne peut être résolue que par une révélation prise du point de vue humain, c’est-à-dire par la révélation de Dieu en l’homme. Les vues générales que, dans le cours de l’année dernière, nous vous avons présentées sur le développement de l’humanité, et que nous avons en partie reproduites cette année, comprennent cette révélation. Comme elles reçoivent une nouvelle valeur du point de vue où nous sommes maintenant placés, nous nous les rappellerons succinctement. L’HoMME, manifestation de DIEU, DIEU Lui— même dans l’ordre fini, est comme Dieu, comme l’être un, comme l’TRE INFINI, dans son UNIT VIVANTE, AMOUR, et dans les modes de sa mani— festation, intelligence et force; mais l’homme est un être collectif qui se développe. Les termes que comprend,jusqu’ici le développement de son existence collective sont: la famille, la DE LA DOCTRINE SAIWr-SIMONIENriE 333 cité, la nation, enfin la communion spirituelle de plusieurs nations; communion qui, pour les peuples de l’Europe occidentale, a été réalisée par le catholicisme. Les lacunes qui, jusqu’à ce jour, ont existé dans l’association humaine, ont été remplies par l’antagonisme, dont l’expression la plus vive a été la guerre proprement dite. La conséquence la plus directe, la plus générale de la guerre, qui, dans tout le passé, a constiLué le hut dominant de l’activité des sociétés, a été l’exploitation du faible par le fort, de l’homme par l’homme (l’anthropophagie, l’esclavage et le servage). A mesure que le cercle de l’association humaine s’est étendu, l’antagonisme s’est affaibli, la guerre a perdu de son importance sociale, l’exploitation de l’homme par l’homme est devenue moins rigoureuse, et l’exploitation de la nature extérieure a pris un plus grand développement. Ensuite de tous ses progrès, de ces initiations successives à la vie collective, l’humanité tout entière aujourd’hui est appelée à ne plus former qu’une seule famille; aux associations partielles qui ont existé jusqu’ici doit succéder enfin l’AsSOCIATION UNIVERSELLE, l’union de tous les hommes sur toute la surface du globe, dans tous 334 EXPOSITION les ordres possibles de relations. A ce terme, vers lequel l’humanité n’a cessé de tendre, bien qu’elle n’en ait pas eu encore nettement la conscience, disparaissent l’antagonisme, la guerre, qui, dans le passé, comme nous l’avons dit, n’ont été que l’expression des lacunes de l’association. L’exploitation de l’homme par l’homme fait place définitivement à l’exploitation du globe, et chacun vient prendre rang dans le sein de la grande famille selon la grêce de l’organisation qu’il a reçue en naissant, c’est-à- dire selon sa capacité, pour être récompensé sel on ses oeuvres. La révélation, prise au point de vue de l’INFINI, ou de DIEU dans l’universalité de l’existence, apprend à l’existence que sa destination est de croitre en AMOUR, en iiitelligence, en force. Prise au point de vue du fini, ou de DIEU en l’homme, elle lui apprend que c’est dans une direction pacifique, collectivement avec ses semblables, et par une combinaison d’efforts harmoniques qu’il doit se développer dans cette triple direction. De cette double vue, ressort pour l’avenir l’indication de trois ordres distincs de travaux : la MORALE, qui correspond à l’AMOUR; la science, D LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 335 à l’intelligence; l’industrie, à la force. L’organisation politique a donc pour objet le règlement de l’activité MORALE, scientifique et industrielle; la hiérarchie sociale ne peut être que la réalisation vivante de ce règlement. L’AMOUR, avons-nous dit, c’est la vi dans son uNITJ: l’intelligence, la force, ne sont que des modes de sa manifestation. Toute connaissance, toute action, ou, si l’on veut, toute théorie, toute pratique, émanent de l’AMouR et reviennent à lui il en est à la fois la source, et le LIEN, et la fin. Les hommes en qui l’amour est dominant, c’est-à-dire, en définitive, chez lesquels la vie est à l’état normal, sont donc naturellement les chefs de la société, et comme l’amour embrasse à la fois le fini et l’infini, que c’est toujours DIEU qu’il cherche et que dans l’avenir ce sera toujours DIEu qu’il trouvera, il s’ensuit que les chefs de la société ne peuvent être que les dépositaires de la RELIGION, que les PRÊtRES. — La mission du PRÊTRE est de rappeler sans cesse aux hommes leur destination, de la leur faire aimer, de leur inspirer les efforts par lesquels ils peuvent l’atteindre, de coordonner ces efforts, de les rapporter à leur fin. L’AMOUR a donc pour expression générale la MORALE, c’est-à-dire du 37 Vol. 41 336 EXPOSITION point de vue où nous venons de nous placer, la RELIGION, qui, considérée dans les institutions sociales auxquelles elles donnent naissance, embrasse en son entier le système politique. Sur la même ligne, et comme des émanations simultanées de l’AfOUR, apparaissent l’in— tellience et la force, représentées par la science et l’industrie. Le but de la science est de pénétrer de plus en plus dans la connaissance des phénomènes que présentent l’existence universelle et l’existence humaine, de découvrir les lois qui les régissent, autrement de constater l’ordre dans lequel ils se produisent; et comme tout est DIEU, que tout phénomène par conséquent ne peut être qu’une manifestation de la Divinité, il s’ensuit que la science, dans tout ce qu’elle comprend, n’est que la connaissance de DIEU, et qu’en ce sens elle peut être proprement appelée THOLOGIE. L’objet de l’industrie est l’exploitation du globe, c’est-à-dire de l’appropriation de ses produits aux besoins de l’homme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 337 l’homme participe, en dehors de Iui.même en quelque sono, aux manifestations successives de la Divinité, et continue ainsi l’oeuvre de la crôation. — De ce point de vue l’industrie devient CULTE. La RELIGION ou la MORALE, la THÉOLOGIE ou la science, le CULTE ou l’industrie, tels sont les trois grands aspects de l’activité sociale de l’avenir. Les PRÊTRES, les savants, les industriels, voilà la SOCIÉTÉ. De même que le PRÊTRE représente l’UNITÉ DE LA ViE, il représente aussi l’UNITÉ SOCIALE ET POLITIQUE. — Le savant et l’industriel sont ôgaux à ses yeux, car tous deux reçoivent im médiatement de lui leur mission et leur inspiration. La science et l’industrie ont l’une et l’autre une hiérarchie qui leur est propre; mais chacune de ces hiérarchies remonte directement au PRÊTRE; c’est par lui qu’elle est constituée, et c’est en lui seul qu’est sa SANCTION. —Le PRÊTRE est donc le LIEN de tous les hommes mais c’est encore lui qui rattache le fini à l’INFINI, l’homme à DIEU; qui met l’ordre social en harmonie avec l’ordre universel, et qui, s’il est permis de s’exprimer ainsi, lie la hiérarchie humaine à la hiérarchie divine. 338 IXPOS1TI0N DIXIÈME SÉANCE. LE PRÊTRE. MESsIEuRs, Dans la séance précédente, nous avons dit que toute l’activité sociale de l’avenir devait; se trouvrer comprise dans trois grands ordres de faits ou de travaux : la RELiGION, ou la MORALE; la TRÊOLOGIE, OU la science; le CULTE, OU l’indzzstrio; que la SOCIÉTÉ entière devait être composé de PRÊTRES, de savants et d’industriels. Nous avons maintenant à considérer séparément chacune de ces divisions, de ces classifications, dans le but de déterminer la nature des éléments qu’elles comprennent, le caractère des institutions politiques auxquelles elles doivent donner lieu, les subdivisions principales dont elles sont susceptibles. Aujourd’hui nous nous occuperons de l’action politique de la RELIGION, c’est-à-dire de la fonction sociale du PRÊTRE; et d’abord nous nous attacherons à justifier le titre auquel doit s’exercer cette fonction, la source d’où elle découle. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 339 C’est de l’AMOUR, avons - nous dit, que te PRÊTRE reçoit sa mission... C’est donc au SENTIMENT, c’est aux hommes chez lesquels cette faculté est dominante, que nous attribuons la direction suprême des sociétés : or, dans la disposition actuelle des esprits, il semble que ce seul rapprochement renferme la condamnation des vues que nous présentons, la démonstration de l’irnposibilité de leur réalisation. Le sentiment, en effet, est généralement considéré aujourd’hui comme une manière d’être inférieur. Les hommes qui, comparant les temps anciens aux temps modernes, se plaisent à reconnaître la supériorité des derniers, voient principalement la cause de cette supériorité dans la prédominance du raisonnement sur le SENTIMENT. Il semble maintenant convenu que le SENTIMENT soit l’attribut de l’enfance de l’humanité, le raisonnement celui de sa virilité; et journellement on peut entendre opposer l’epérienee à l’imagination, le calcul à la s’mpathie, comme on opposerait la science à l’ignorance, la sagesse à la folie; et ce qu’il a de caractéristique à cet égard, c’est que communément on croit avoir suffisammeni liétri une 340 EXPOSITION conception, une entreprise quelconque, lorsquc l’on s’est cru en droit de lui appliqtLer l’épithète de sentimentale. L’affaiblissement du sentiment, à l’époque où nous vivons, est un fait incontestable; mais celui qui lui correspond n’est pas, comme on pourrait le penser, l’accroissement du raisonnement. Ces deux termes, dans l’opposition où on les met, manquent de rapports; le fait, le seul fait qui correspond directement à I’affaiblisseznent du SENTIMENT, c’est la dissolution graduelle des liens sociaux, c’est le progrès de l’ÉGoÏsME. Bien loin que le raisonnement se soit accru dans la proportion où le sentiment s’est affaibli, il n’a cessé au contraire de décroître avec lui. La sphère de la science n’a jamais été plus large que celle des srmpathies, et si l’on peut constater aujourd’hui l’absence de tou.t SENTIMENT éé on peut constater aussi celle de toute science générale. Mais, pour relever le sentiment du discrédit où il est tombé, pour lui rendre la place qui lui appartient, pour faire comprendre qu’ainsi que nous l’avons dit dogmatiquement, en lui est l’unité de la vie, qu’en lui est le principe de toute science et de toute pratique, et qu’à lui par liE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 34i conséquent doit appartenir la direction des sociétés, il peut suffire d’appeler l’attention sur la manière dont se passe sous les yeux de tous le phénomène de l’activité humaine. De ces deux manières d’être, raisonner et agir, on peut bien se demander par laquelle l’homme a dû commencer; mais on ne ieut raisonnablement se demander si, avant de raisonner ou d’agir, il a dû DÉSIRER, VOULOIR, c’est-à-dire SENTIR, puisqu’il serait impossible, en faisant abstraction de cette impulsion, de comprendre comment il aurait pu être DÉTERMINÉ OU à connaître ou à agir. Que l’on imagine les théories les plus convaincantes, et l’on verra, en y réfléchissant, que de pareilles théories ne sauraient i’enfermer en elles-mêmes aucune raison d’action. Vainement les démonstrations les plus irrésistibles prouveraient-elles qu’en suivant telle ligne déterminée, on doit inévitablement et facilement arriver à teF résultat; pour que ce résultat soit atteint, pour qu’on y tende même, une condition est avant tout nécessaire, le désir de l’atteindre, c’est—à— dire, en d’autres termes, l’intervention du sentiment. Mais ces théories elles—mêmes, quel sera 342 EXPOSITTON leur pôint de départ? Les attribuera-t-on au désir de connaître, à celui de pénétrer l’ordre établi dans les phénomènes auxquels elles s’appliquent? Mais par cette expression seule de désir, qui se présente ici comme inévitable, on leur aura donné pour source un sentiment, et qui plus est, dans ce cas, un sentiment religieux. Dira-t-on que l’espérance de la fortune ou de la puissance a pu suffire pour en déterminer la production? Dans cette hypothèse nouvelle on n’aura fait autre chose que de les rapporter à Un sentiment purement égoïste. Et lorsque aujourd’hui nous disons que le sentiment s’est affaibli, ce n’est que l’affaiblissement des sentiments généreux, sociaux, religieux, que nous constatons; mais la faculté du sentiment n’a point cessé d’être active, car autrement l’homme aurait cessé d’exister; seulement cette faculté s’est graduellement resserrée dans les sphères toujours de pius en plus étroites, jusqu’au point où elle paraît tendreà ne plus se déployer que dans celle de l’égoïsme pur; et ce qu’il importe de remarquer en même temps, c’est que les raisonnements et les actes se sont réduits sur les proportions du sentiment, et qu’avec les grandes sympathies ont disparu aussi et DE LA DOCTRiNE SAINT-SII’dONIENNE 3,3 les grandes conceptions scientifiques et les grandes entreprises sociales. Entre le sentiment égoïste et le sentiment social ou religieux, entre l’amour de soi seulement et l’amour des autres hommes ou de Dieu, entre le désir de s’approprier un objet dépourvu de la faculté sympathique et le désir de s’unir à un être doué de cette facuité, il y a sans doute ime différence notable qui ne porte pas seulement sur l’étendue de la sphère du sentiment, mais sur sa nature même, et il semble que le nom d’appétit serait plus con. venablement appliqué aux impulsions de l’égoïsme que celui de SENTIMENT. Néanmoins, quelque réelle que soit cette indifférence, quel-. que importance qu’il y ait à la constater du point de vue de la morale, elle est ici sans valeur; en effet, les impulsions de l’égoïsme ne procèdent pas d’une autre faculté que les impulsions qui nous portent à associer notre existence à celle de nos semblables, à celle du monde qui nous entoure, à l’existence infinie. En substituant au mot qui exprime la nature de cette faculté ceux qui expriment le but de. son activité, on se convaincra facilement de l’identité des deux manifestations que nous lui attribuons, et pour en re 344 EXPOSITION venir à la proposition que nous avons avancée sur le sentiment considéré par rapport au raisonnement ou à l’action, on verra qu’en définitive avant de raisonner ou d’agir, il faut DISIRER, se PASSIONNER, ou autrement encore, qu’il faut AIMER OU SOi, ou les autres hommes, ou le monde extérieur, OU RELIGIEUSEMENT en DIEU, et le monde extérieur, et les autres hommes et soi. DisTnER OU AIMER, connaître et agir, ou agir et connaître, tel est l’ordre dans lequel se déploie l’activité de l’homme. S’il n’a cessé de grandir en savoir, en puissance, c’est que le cercle de ses SYMPATHIES n’a cessé de s’étendre, et en jetant les yeux sur la carrière qu’il a parcourue, il est facile de voir que chacune des grandes époques de ses découvertes dans les sciences, de ses conquêtes sur le monde extérieur, a toujours été précédée d’une EXALTATION DE SES SYMPATHIES. C’est le SENTIMENT qui RVLE à l’homme le BUT vers lequel il doit se diriger, qui lui fait chercher les lumières à l’aide desquelles il peut y marcher, qui lui fait accomplir les actes par lesquels il peut l’atteindre; etvoilà pourquoi nous disons qu’il est à la fois et la source, et le LIEN, DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 345 et la fin de toute science et de toute action, qu’il est la VIE elle-même dans son UNITi. Mais c’est surtout dans la vie sociale que se révèle dans toute son étendue la puissance du sentiment, que se témoignent avec éclat ses titres à la suprématie. Que l’on fasse abstraction dans l’homme de la sympathie, de la faculté dont il est doué de souffrir des douleurs de ses semblables, de jouir de leurs joies, en un mot de vivre de leur vie, et il ne sera plus possible de lui concevoir d’existence collective. C’est la sympathie qui crée la société, c’est elle qui la maintient, c’est donc à elle aussi que doit en appartenir la direction. Mais, tout en reconnaissant au sentiment la valeur que nous lui attribuons, tout en consentant à voir la société gouvernée par les hommes les plus SYMPATHIQUES, peut-être nous demandera-t-on encore pourquoi ces hommes seraient nécessairement les dépositaires de la RELIGION, ses interprètes. Nous avons dit dans notre dernière réunion qu’il ne pouvait y avoir de société, de sentiment social, qu’aux époques où l’humanité se concevait une destination, et nous avons ajouté que l’humanité ne pouvait jamais se concevoir de 346 EXPOSiTION destination qu’en Dieu. Les hommes les plus sympatiques sont donc aussi les hommes les plus religieux, les plus près de Dieu; ces hommes, en un mot, ne peuvent donc être que des PRÊTRES. Mais ici s’élève un mot redoutable, un de ces mots, comme déjà nous en avons rencontré plusieurs sur notre route, qui peuvent suffire aujourd’hui pour faire repousser, sans autre examen, toute doctrine à laquelle on se croit en droit d’en faire l’application, el devant lesquels par conséquent il faut s’arrêter dès qu’ils se présentent: ce mot est celui de théocratie. En comparant la société chrétienno à celles qui l’ont précédée, on a souvent remarqué, à l’avantage des dernières, de celles mêmes contemporaines fondées par Mahomet, l’unité qu’elles présentent dans leur action, et qui résulte pour elle de l’identité de la loi politique et de la loi religieuse, de la réunion, ou plutôt de la confusion absolue des deux pouvoirs dans les mêmes mains. A ne considérer que d’une manière abstraite les conditions les plus favorables à l’ordre social, cet avantage sans doute est incontestable. Lorsque le CHRISTTANISME apparut, la guerre DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 347 avait encore une mission à remplir; pendant longtemps encore elle devait être une nécessité sociale; mais déjà le temps était venu où l’humanité devait se préparer pour un état nouveau d’où l’action militaire serait complétement ban— nie: le CRISTIANISME a été appelé à opérer cette préparation, et il a rempli la tâche qu’il avait reçue en séparant la religion de la politique, en fondant une société religieuse et pacifique en présence de la société militaire, qui, dépourvue d’une religion qui lui fût propre, se trouva dès lors sinon soumise, au moins subalternisée. Nous nous sommes arrêtés assez longtemps à considérer les raisons de cette séparation, pour qu’on ne puisse pas nous accuser de méconnaître les avantages qu’elle a eus pour l’humanité; mais, d’après ce que nous avons dit à cet égard, on a dû voir en même temps qu’elle n’était que préparatoire, et que le CHRISTIANISME, SOUS ce rapport, était destiné seulement à opérer la transition entre tout le passé et tout l’avenir; entre l’unité militaire et l’unité pacifique. Aiijour— d’hui que le principe de la guerre est détruit, que, grâce au CHRISTIANISME, toutes les facultés de l’homme tendent également à se développer dans une direction pacifique, l’unité qu’il avait rom— 348 EXPOSiTION pue pour amener ce résultat doit être rétablie; la société ne doit plus reconnaître qu’une loi, qu’une autorité, .et cette loi et cette autorité doivent être religieuses. Que si l’on entend par théorratie l’état dans lequel la loi politique et la loi religieuse sont identiques, où les chefs de la société sont ceux qui parlent au nom de Dieu, assurément, et nous n’hésitons point à le dire, c’est vers une TH1OCRATIE NOUVELLE que l’humanité s’achemine; et cependant ce n’est qu’avec répugnance que nous empIoons ce mot, car il ne peut servir aujourd’hui q&à porter le trouble dans les esprits. Tout ce que nous pouvons dire au surplus, si on veut absolument nous l’imposer, c’est que ce n’est ni la théocratie de l’INDE ou (le l’EGYPTE, ni celle de Moïse, ni celle de Mahomet, que nous annonçons, que nous appelons de tous nos voeux, mais bien celle que Saint-Simon a sentie, désirée, conçue; celle qui doit réaliser et maintenir l’ASSOCIATION de tous les hommes sur toute la surface du globe, et dans laquelle chacun sera placé selon la capacité qu’il aura reçue de Dieu, et récompeusé selon ses oeuvres. Maintenant que nous avons justifié les titres DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 349 auquels le prêtre est appelé à présider à la di— rection des sociétés, nous avons à montrer quelle est la nature des fonctions qu’il doit exercer. L’activitd humaine, avons-nous dit, comprend, indépendamment des travaux du PRÊTRE, qui en représentent l’uNITÉ, deux autres grands ordres de travaux, ceux de la science et de l’industrie, de la théorie et de la pratique: c’est donc aux travaux des savants et des industriels, des théoriciens et des praticiens que le PRÊTRE doit présider. Sa fonction la plus générale est de mettre en HARMONIE, de COORDONNER, de LIER les efforts qui se font séparément dans chacune de ces deux divisions importantes du tuarai1; et comme ce LIEN ne peut être établi entre les efforts sans l’être entre les hommes, qu’il ne peut être conçu que dans la vue de la destination de l’humanité en Dieu; qu’il ne saurait avoir de réalisation que par l’accomplissement même de cette destination, que les hommes et les travaux qui lient, et les hommes et les travaux qui sont liés, composent et toute la société et toute l’activité humaine, il s’ensuit que la fonction qui a pour objet de LIER la théorie et la pratique, est la fonction SOCIALE et RELIGIEUSE la plus élevée. 850 EXPOSITION Peut -être dira4-on que la science et l’industrie, la théorie et la pratique, peuvent communiquer et S’UNIR sans le secours d’aucun INTERM1imAIRE. Ce qui se passe sous nos yeux à cet égard peut suffire pour prouver le contraire; aujourd’hui, en effet, qu’il n’existe aucune prévision sociale sur les rapports à établir entre ces deux natures de travaux, nous voyons la théorie et la pratique se poursuivre isolément, et ne se rencontrer et ne s’unir que fortuitement et passagèrement. Nous voyons en même temps les théoriciens dédaigner les praticiens comme s’occupant de travaux inférieurs, et les praticiens leur rendre ce dédain en les considérant comme des réveurs, comme des hommes livrés à des spéculations vagues et stériles; et cependant la théorie et la pratique ne sont que la division du travail humain, et, du point de vue RELIGIEUX, de la DESTINATION de l’homme toutes deux sont également précieuses, puisque cette destination ne peut s’accomplir que par les travaux combinés de l’une et de lautre. Il n’y a donc que le PRÊTRE qui étant placé à ce point de vue, et AIMANT par conséquent d’uN AMOUR ÉGAL la théorie et la pratique, puisse parler aux théoriciens et aux praticiens la langue DE LA DOCTRiNE SAINT-SiMONIENNE 3M propre aux uns et aux autres; leur montrer la RELATION intime de leurs travaux, et, au nom de la RELIGION qui établit cette relation, les RELIER socialement en leur apprenant à S’AIMER. Une division analogue à celle que présentent la science et l’industrie comprenant la théorie générale et la pratique générale, peut s’établir et dans le sein de la science et dans le sein de l’industrie, c’est-à-dire que les travaux dans l’une et dans l’autre peuvent être partagés de manière que les hommes qui les exécutent soient placés à des points de vue assez difTérents, livrés à des habitudes assez opposées pour que leur rapprochement ne puisse s’opérer que par un INTERMÉDIAIRE capable d’embrasser dans son ensemble le travail qui se trouve divisé entre eux. Ici se présente une nouvelle fonction pour le prêtre, et dans cette fonction l’indication d’une division à établir dans le sein du sACERDOCE lui-même. Nous nous contenterons pour le moment de présenter cette idée, qui ne pourra être bien comprise qu’après que nous aurons montré qu’elle doit être la constitution du travail scientifique et celle du travail industriel. Mais la fonction du PRÊPRE ne se borne point 3 EXPOSITION seulement à lier, à AssocIER des hommes occupés de travaux de natures différentes, elle a encore pour objet d’unir ceux mêmes qui sont livrés à des occupations homogènes, et dont les efforts s’enchaînent directement. La société, avons-nous dit, est une HIÉI1ARCHIE; partout où s’exécute un travail, il y a donc des supérieurs et des inférieurs. Mais où se trouvera la sancLion de cette relation, si ce n’est dans le sentiment de la destination qui s’accomplit par elle? quel sera l’homme qui fera AIMER l’obéissance à l’inférieur, et qui apprendra au supérieur l’usage qu’il doit faire de l’autorité, si ce n’est celui qui, rapportant l’autorité et l’obéissance à une MÊME FIN, saura faire AIMER cette FIN à ceux qui commandent et à ceux qui obéissent? •Le prêtre, source de toute hiérarchie, en est donc en même temps la sanction nécessaire et permanente. En définitive, partout où il y a des efforts à coordonner, des hommes à unir, le PRÊTRE 1I- tervient nécessairement; sa FONCTION exprimée de la manière la plus générale est de LIER, d’AsSOCIER. C’est en remplissant cette fonction qu’il fait accomplir à l’humanité la loi qui lui a éé doniiée, et qu’il l’unit à Dieu. DE LA DOCTRINE SA1NT-,S13LONIENNE 33 Une question importante se présente maintenant; c’est celle de savoir quelle est la hiérarchie qui doit s’établir dans le sein même du sacerdoce. Nous avons dit que le PRÊTRE était l’homme chez lequel la VIE était à l’état normal, c’est-à-dire qui, n’étant placé particulièrement ni au point de vue de la théorie, ni au point de vue de la pratique, pouvait alternativement passer de l’une à l’autre, et par conséquent leur servir de LIEN. Mais tous les hommes doués de cette faculté ne la possèdent point au même degré, ou autrement ne sont point également capables de LIER une théorie et une pratique de même étendue ou de même nature. Or c’est dans cette inégalité que se trouve la base de la HIÉRARCHIE SACERDOTALE OU peut concevoir autant de degrés dans cette hiérarchie que de subdivisions dans l’AssocIATioN générale ou dans les divers ordres de travaux susceptibles de donner lieu à une théorie et à une pratique, ou à une division analogue. De ce point de vue, la HIÉRARCHIE SACERDOTALE comprend depuis le PRÊTRE qui LIE toute la science et toute l’industrie de l’humanité, jusqu’à celui qui établit le même lien entre la science et l’industrie de la moindre fraction de la SOCIÉTÉ universelle, ou bien. dans deux di- 34 EXPOSITION rections secondaires, depuis celui qui LIE dans leurs sommités tous les travaux de la science ou tous ceux de l’industrie, jusqu’à celui qui lie les uns ou les autres dans le cercle le plus particulier où les divisions qu’ils comportent peuvent se reproduire. Mais nous ne saurions donner à présent plus de développement et plus de précision à cette vue; il faut auparavant que nous ayons montré en quoi doit consister l’ORGANISATIoN du travail scientifique et du travail industriel, quelles sont les divisions principales auxquelles l’un et l’autre peuvent donner lieu. Dans le cours de l’exposition que nous avons faite l’année dernières comme dans plusieurs écrits que nous avons publiés, il nous est arrivé souvent de désigner les ARTISTES comme les seuls représentants de la faculté SYMPATHIQUE laquelle nous attribuons la direction des sociétés; il nous est même arrivé quelquefois d’employer alternativement le nom d’ARTIsTE et le nom de PRÊTRE comme étant parfaitement synonymes; et c’est qu’en effet l’ARTISTE et le PRÊTRE vivent dans la même sphère et sont de la même famille; mais il existe pourtant entre eux une différence importante, et au point où nous sommes mainte- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 35 nant parvenus du développement de nos idées, flous devons l’établir. Le PRÊTRE CONÇOIT l’avenir et produit le RÈGLEMENT qui LIE les destinées passées de l’humanité à ses destinées futures; en d’autres termes, le PRÊTRE GOUVERNE. L’artiste saisit la pensée du prêtre, il la traduit dans sa langue, e, l’incarnant sous toutes les formes qu’elle peut revêtir, il la rend sensible à tous; il réfléchit en lui le monde que le prêtre a créé ou découvert, et le réduisant en symbole, il le dévoile à tous les yeux. C’est par l’artisLe que le prêtre se manifeste; l’artiste, en un mot, est le verbe du PRÊTRE. Mais ce mot PRÊTRE que nous employons ne peut manquer, ainsi que tous les mots anciens dont nous sommes obligés de nous servir, de faire naître dans les esprits des préoccupations fâcheuses; et, malgré tout ce que nous avons dit déjà, nous devons nous attendre à ce qu’on persiste à voir dans le prêtre de l’avenir cet être mystérieux du passé qui faisait mouvoir toute la société en restant isolé au milieu d’elle, qui parlait une langue que lui seul pouvait entendre, et qui, vivant enfermé dans les secrets du tem ple, paraissait doué d’une existence qui n’avait 356 EXPOSITION rien de commun avec celle de l’humanité. Tel était le prêtre, et tel il devait être, lorsque la cité de Dieu et la cité des hommes étaient étrangères l’une à l’autre, et surtout lorsque l’homme qui communiquait avec la Divinité pouvait se croire d’une race ou d’une espèce particulière. Mais aujourd’hui que l’humanité ne forme plus qu’une famille, que l’ordre humain se confond dans l’ordre divin, le SACERDOCE revêt un caractère entièrement différent; le PRTflE ne reste plus isolé au milieu de la société, il est au contraire de tous tes hommes celui qui est le plus activement mêlé, le plus intimement uni à toute la famille humaine; ses besoins, ses tendances, ne sont que les besoins et les tendances de tous les autres hommes portés à leur plus haut degré d’exaltation. C’est pour tous qu’il SENT, qu’il pense, qu’il agit, et c’est seulement par son UNION avec tons qu’il communique avec Dieu. DE LA DOUTRINE SAINT-SIMONIENNE 307 ONZIÈME SÉANCE. LE SAVANT. Dans notre dernière séance nous nous sommes arrêtés à considérer la nature de la faculté d’où nous avions dii précédemment que dérivait la fonction sociale du prêtre, et nous avons déterminé, autant que nous pouvions le faire sans avoir parcouru encore en son entier le champ de la politique, en quoi devait consister cette fonction. Il nous reste maintenant à considérer séparément chacun des deux grands ordres de travaux que le PRTRE et appelé à diriger et à LIER, la science et l’industrie. Nous nous occuperons d’abord de la science. Vous n’aurez point oublié, Messieurs, que nous avons momentanément quitté le terrain des questions religieuses et métaphysiques, sur lequel nous nous sommes longtemps arrêtés, pour passer sur celui de la politique. Vous ne devez donc pas vous attendre à ce que nous considérions les sciences, ou quant à leur principe encyclopédique, ou quant à la méthode qu’elles IXPOSITION doivent employer dans leurs investigations, les deux seuls aspects sous lesquels ou a coutume de les envisager en dehors de nous, dans les occasions fort rares, et qui le deviennent tous les jours de plus en plus, où elles fixent l’attention des penseurs. L’école de Saint-Simon, depuis longtemps déjà, a traité, dans divers écrits, la question encyclopédique; dans le cours de l’exposition que nous avons faite devant vous l’année dernière, nous nous sommes longuement occupés de la méthode; nous pourrons avoir à revenir sur ces deux aspects importants de la science, et principalement sur le premier; mais nous la considérons aujourd’hui sous un aspect nouveau et plus général, celui de la mission qu’elle est appelée à remplir par rapport à la destination de l’homme, de l’institution politique à laquelle elle doit donner lieu. Lorsque, dans nos séances précédentes, nous avons caractérisé d’une manière générale les trois grands ordres de travaux dans lesquels doit se diviser l’activité sociale, nous avons dit que la science avait pour objet, en découvrant successivement à l’homme les lois qui régissent les phénomènes de sa propre existence et celles du monde extérieur, de lui faire connal DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 359 tre Dieu d’une manière toujours de plus en plus étendue et précise : du point de vue où nous sommes maintenant placés et où nous avons à envisager dans leurs rapports, dans leur liaison, les diverses parties de l’activité humaine, nous ejoutons que l’objet de cette connaissance est de donner à l’homme les lumières qui lui sont nécessaires pour marcher vers le but que l’AMouR lui découvre, pour régler, pour diriger les actes par lesquels il peut l’atteindre. En présence d’une génération qui, en haine de sentiments arriérés, avait condamné la faculté même du SENTIMENT, nous avons dû d’abord nous attacher à réhabiliter cette faculté méconnue, à montrer sa supériorité sur toutes les autres, et insister particulièrement sur la subal— ternité de la faculté rationnelle ou scientifique que le préjugé général prétendait lui superposer. Mais aujourd’hui que cette tâche est remplie, que nous avons rendu au SENTiMENT la place qui lui appartient, nous avons à montrer l’importance, l’indispensabilité de la science, dans le rang secondaire que nous lui avons assigné. Grâce à Saint-Simon, qui nous a révélé l’unité humaine, qui nous a fait connaître les ma— 38 Vol. 41 360 EXPOSITION nifestations diverses de cette unité, nous n’avons à condamner aucune des facultés de l’homme; nous sommes appelés seulement à les mieux apprécier et à leur concevoir un nouvel emploi. Grâce à cette révélation, nous n’en sommes point réduits, comme tant d’hommes aujourd’hui, à l’alternative, ou bien en présence d’une science desséchée, fractionnée, sans relation évidente avec la destinée de l’humanité, de répudier le raisonnement, ou bien en présence d’une sentimentalité vague, et qui le plus souvent ne se manifeste que par des désordres, de répudier le sentiment; car nous connaissons la valeur du sentiment et du raisonnement, et nous savons que les causes des désordres et de la stérilité de l’un et de l’autre sont passagères. Et si nous disons que, sans le sentiment, la science n’aurait point d’existence, nous reconnaissons aussi que, sans la science, le sentiment ne produirait que des mouvements désordonnés, convulsifs, douloureux. Et c’est sans doute sur les exemples de la séparation du sentiment et du raisonnement, exemples que l’on peut trouver en grand nombre à toutes les époques critiques, que se fonde principalement aujourd’hui l’opinion qui regarde le sentiment comme ne pouvant être qu’une source d’erreurs. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 361 Nous avons dit que l’objet SOCIAL de la science était de donner à l’homme les lumières qui lui étaient nécessaires pour marcher au but que l’AMOUR lui assignait. Les chefs de l’humanité, ceux qui ont sans cesse devant les yeux sa destination et qui ont la mission de l’y conduire, doivent donc pourvoir, d’une part, à ce que les découvertes scientifiques se multiplient de plus en plus, et, d’autre part, à ce qu’elles se répan— dent le plus rapidement possible. On voit, par cette double considération, que le travail scientifique se divise en deux branches principales: le perfectionnement des théories, et l’enseignement des théories. Nois avons maintenant à considérer à quelles conditions ce travail peut s’accomplir dans cha— cune des divisions qu’il comprend. Le règlement social établi aujourd’hui présente bien encore une sorte de prévision pour l’enseignement des théories scientifiques; nous aurons à montrer combien cette prévision est, incomplète, combien sa base est vicieuse, mais au moins, sous ce rapport, la société n’est point complètement laissée au dépourvu. Il n’en est point de même en ce qui regarde le travail de perfectionnement de ces théories, et l’on cher— 36 EXPOSITION cherait vainement une institution qui se présentât à cet égard avec le caractère d’une véritable prévoyance sociale. Ce qu’il y a de remarquable ici, c’est que cette partie si importante de l’activité humaine n’est pas moins oubliée dans les spéculations qui s’attachent à signaler les vices du règlement politique actuel et prétendent en indiquer un meilleur. Dans l’ordre établi, comme dans les conceptions qu’on lui oppose, le progrès de la science est abandonné aux efforts individuels, et il ne faut pas s’en étonner, puisque la morale elle-même n’est pas l’objet d’une prévoyance plus directe, d’une plus vive sollicitude. Cet aspect du travail scientifique, étant celui dont on s’est le moins occupé, fixera d’abord notre attention. A toutes les époques où se sont exécutés et accumulés de grands travaux dans les sciences, deux conditions principales, très -différentes, mais que nous rapprochons ici parce qu’elles peuvent également faire sentir le désordre actuel et mettre sur la voie de l’ordre à établir, se sont trouvées remplies d’une part, l’existence matérielle des hommes qui se vouaient à ces travaux était préalablement assurée, et de l’autre, ces hommes se trouvaient en contact, tra DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 363 vaillaient en commun et biérarchiquemnt. Ces deux conditions ont été remplies, autant qu’elles ont pu l’être jusqu’ici, pour l’antiquité, dans l’institution des castes sacerdotales; pour le moyen âge, dans celle du clergé catholique, institutions qui ont renfermé, aux époques où elles ont été en vigueur, tout ce qui alors existait de savants. Il ne saurait être question sans doute de rétablir ces corporations; c’est à bon droit qu’elles ont été brisées et qu’on s’applaudit de leur chute; mais il ne faut point oublier qu’elles n’ont point été remplacées, et qu’elles doivent l’être, c’est-à-dire que les travaux d’élaboration scientifique doivent avoir une organisation nouvelle. Il semble généralement convenu aujourd’hui que le soin du perfectionnement de la science doit être abandonné aux efforts individuels, aux suggestions de l’ambition personnelle; et si l’on venait à demander comment les travaux de cet ordre doivent être rétribués, les économistes répondraient, au besoin, que leur valeur, comme celle de tous les autres produits possibles, ne saurait être déterminée que par le prix qu’ils sont susceptibles d’obtenir sur le marché, par un libre débat entre le pro- 364 EXPOSITION ducteur et le consommateur, •le vendeur et l’acheteur. Ces idées ont eu une grande utilité lorqu’il s’est agi de renverser une corporation scientifique qui était devenue insuffisante et vicieuse; mais il est évident qu’au delà de cette destruction, qui se trouve aujourd’hui bien suffisamment opérée, elles n’ont plus de valeur, et que, considérées par rapport à l’avenir comme par rapport à tout état organique des sociétés, elles sont absolument fausses. Et d’abord, avant d’examiner si le travail de perfectionnement des sciences peut être convenablement exécuté par des individus isolés, vorons si ce travail est de nature à pouvoir être rétribué, comme on le prétend, de la même manière que l’est communément aujourd’hui celui de l’industrie. Que si l’on assimilait les travaux de perfectionnement dans la science aux travaux de perfectionnement dans l’industrie, l’analogie, assurément, serait admissible; mais il n’en est point ainsi, et les travaux induslriels auxquels on les compare dans ce cas sont ceux qui ont pour ohjet de multiplier des produits déjà connus, par des procédés également connus. Or ici la simili- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 365 tude que l’on prétend établir ne saurait évidemment exister. Les travaux industriels dont il s’agit, quel quo soit le désordre auquel ils sont livrés, désordre que nous allons avoir prochainement è signaler, ont au moins cela de particulier, que chaque effort conduit d’une manière certaine, prévue, calculée, au résultat proposé; que la somme de travail exigée pour chaque produit peut être exactement appréciée, et qu’enfin, jusqu’à un certain point, il est possible de prévoir la valeur qui lui sera assignée sur le marché, par le rapport de l’offre à la demande; d’où il résulte que chaque travailleur, dans cette direction, peut prétendre, par une simple transaction individuelle, à obtenir les avances qui lui sont nécessaires pour produire; mais il est évident qu’aucune de ces conditions ne peut se trouver dans le travail de perfectionnement scientifique. Ici le résultat proposé n’est pas toujours certain; une grande partie des efforts dirigés dans le but de l’atteindre peuvent se trouver perdus ou rester inappréciables, après même que le résultat a été obtenu. Une suite d’observations sur un ordre particulier de phénomènes, quelques 366 EXPOSITION découvertes partielles dans une direction spéciale, peuvent avoir occupé la vie de plusieurs hommes, et cependant ces observations, ces découvertes, au moment où elles sont produites, peuvent n’être point susceptibles d’être utilisées; elles peuvent n’être qu’un acheminement, un premier pas très-éloigné, très-indirect, vers le fait scientifique qui aura cette valeur échangeable; enfin un travail scientifique définitif, c’est- à-dire, en bornant comme il convient l’acception de ce mot, un travail capable, dans la forme où il est produit, de déterminer un changement immédiat dans le champ de la théorie et de l’application, n’étant à la portée, à la convenance que d’un très-petit nombre d’individus, ne saurait être lui-même susceptible de rendre, par la voie ordinaire des échanges industriels, les avances qui ont été nécessaires pour le produire; dans tous les cas, on doit reconnaître l’impossibilité pour les auteurs d’un pareil travail, de se procurer ces avances, attendu que les bases des transactions de cette nature qui se font dans l’industrie, savoir la cerLitude du produit et la possibilité de prévoir sa valeur, manquent ici absolument. Que l’on examine le mode particulier du tra DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 367 vail scientifique de PERFECTIONNEMENT, soit dans la division, soit dans la combinaison des efforts qu’il comporte, depuis ceux, par exemple, du savant qui s’occupe de déterminer la conformation ou les fonctions organiques d’une plante ou d’un insecte, qui étudie une spécialité de l’anatomie ou de la phrsiologie, qui recueille des observations particulières sur les phénomènes du mouvement, sur les propriétés de la lumière ou de la chaleur, etc., etc., et dont la capacité, quant à la contemplation rationnelle du monde extérieur, n’est point susceptible de s’étendre utilement au delà de ce cercle, jusqu’à ceux du savant qui, considérant dans son ensemble l’ordre phénoménal ou l’une des grandes divisions qu’il embrasse, tente de s’élever à quelque vue générale capable d’en lier, d’en coordonner les parties, et l’on pourra facilement se convaincre de la vérité des propositions qui précèdent. On verra que, dans ce travail, le résultat ne peut jamais être certain ou prévu avec précision; que le temps, les efforts, le concours des individus nécessaires pour arriver, ne sauraient être calculés; que le travail est susceptible de se produire sous plusieurs formes et à divers degrés, avant d’arriver à un état où il puisse être immé 368 EXPOSITION diatemeiit utilisé; que, même parvenu à ce terme, il ne peut sortir de l’atelier scientifique qu’après avoir subi une préparation que ses auteurs ne peuvent lui donner, et que par toutes ces raisons, enfin; il ne saurait être susceptiNe, à aucun des termes de son élaboration, de devenir une marchandise et payé comme tel. Après la chute de la corporation scientifique du moyen âge, ou plutôt, après que cette corporation fut arrivée au point où elle devait se refuser à travailler au perfectionnement des sciences, et où cette tâche se trouva dévolue aux laïques, abandonnée aux efforts individuels, plusieurs circonstances vinrent momentanément tenir lieu, pour les hommes qui se vouaient à ce travail, des ressources matérielles qui restaient en grande partie à la disposition de l’Église. Et d’abord, si le clergé, comme corps, resta en de •hor du mouvement qui se prononçait, plusieurs de ses membres pourtant s’y associèrent avec ardeur. Parmi les laïques, ceux qui furent appelés à y prendre part, ou plutôt à le déterminer, appartenaient en partie à la classe riche, et pouvaient, par conséquent, s’y dévouer tout entiers; la nouvelle impulsion donnée à la science se liait intimement, ou plutôt se confondait absolument DE LÀ DOCTRINE SA1NT-SIMONIENNE 869 avec le développement des idées philosophiques qui alors agitaient et dominaient tous les esprits; le plus vif intérêt s’attacha donc, dans toutes les sommités sociales de l’ordre temporel, aux travaux des savants, et bientôt un patronage imposant s’organisa dans toute l’Europe en faveur de ces travaux : un grand nombre d’hommes riches ou puissants se firent savants, ou protecteurs des savants. C’est à l’aide de toutes ces circonstances qu’après que lés ressources matérielles dont le clergé était en possession furent enlevées, en très-grande partie au moins, au travail scientifique, ce travail put, pendant quel que temps, se continuer avec éclat ‘. Mais ces circonstances n’existent plus : par suite des révolutions politiques qui sont survenues, le nombre des fortunes particulières, indépendantes du travail, a considérablement diininué ; les idées philosophiques, à la faveur des- 1. Déjà on avait vu se produire des circonstances toutes semblables au début de la première époque critique, lorsque les sciences, pour faire un nouveau progrès, durent sortir des temples paiens où elles avaient été exclusivement cultivées jusque—là, et être abandonnées à des efforts indivi-. duels. Alors aussi on vit un patronage puissant se former en faveur de ces efforts; et la protection accordée par Alexandre aux travaux d’Aristote, par exemple, est un fait présent à la mémoire de tout le monde. 370 EXPOSITION quelles les sciences, en sortant du sanctuaire chrétien, avaient trouvé de nombreux et puissants protecteurs, ont perdu leur crédit, et en France, par exemple, où l’action de ces deux causes se fait le plus vivement sentir, les savants se trouvent exactement, sous le rapport qui nous occupe, dans la position ou les idées critiques prétendent qu’ils doivent être, c’est-à-dire que, dépourvus de toute dotation sociale, de toute protection individuelle, de tout patrolLage, ils en sont réduits à n’attendre d’autre prix matériel de leurs travaux que celui que le commerce de a librairie peut leur offrir. Cette situation des savants en France est assez évidente pour qu’il soit utile d’en apporter des preuves. On ne nous objectera pas sans doute l’existence des académies, puisque ces corps, dont le cadre est beaucoup trop étroit d’abord pour comprendre tous les savants, ne sont destinés à recevoir dans leur sein que des hommes qui ont dû s’élever, grandir, avant d’y ntrer, et sans compter sur les mesquines ressources qu’ils y trouvent, lorsqu’une fois ils y sont admis. Mais qu’arrive-t-il par suite du délais sement auquel sont condamnés les savants? une tendance qui, de jour en jour, devient plus DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE prononcée à abandonner la culture des théories pures, pour se livrer à l’application de ces théories, et principalement à l’application industrielle, qui seule paraît de nature aujourd’hui à payer les travaux de ceux qui s’y vouent. L’application des théories scientifiques aux divers besoins de la société est sans doute un fait très-désirable, et nous croyons, malgré la tendance que nous venons de signaler chez les savants, qu’il s’en faut de beaucoup qu’elle soit atteinte; qu’il y a lieu à pourvoir à ce que l’application des sciences devienne et beaucoup plus large et beaucoup plus régulière qu’elle ne l’est aujourd’hui, et que le but à se proposer ici doit être de faire en sorte que chaque progrès dans. la théorie soit suivi d’un progrès correspondant dans la pratique; mais il ne suit pas de là que le travail de perfectionnement scientifique doive être abandonné ou ne doive pas être l’objet d’une prévision sociale, d’une vive sollicitude; qu’arriverait -il, en effet, si tous les savants venaient à se transformer en ingénieurs? Après ce changement, il est vrai, la pratique pourrait bien faire des progrès pendant longtemps encore; mais, la science restant stationnaire, il est clair 372 EXPOSiTION quo cet état devrait finir nécessairement par devenir celui de la pratique elle-même, lorsqu’elle aurait épuisé le fonds des connaissances théoriques. Tel est pourtant le terme auquel nous arrive— rions si l’action des causes que nous venons de signaler ne devait pas être interrompue. Quels sont les hommes aujourd’hui qui s’occupent de travaux de pure théorie scientifique? Ceux qui, par une exception qui devient chaque jour de plus on plus rare, ont des moyens d’existence indépendants de leur travail, ou ceux qui, ayant obtenu des places dans l’enseignement ou dans toute autre partie du service public, sont parvenus à se soustraire aux obligations directes de ces places, et à transformer le revenu en une sorte de dotation scientifique. Si, en dehors de ces deux situations, quelques efforts se font encore, ils ne présentent plus qu’un spectacle désolant. Si vous voyez des hommes entraînés par un penchant, par une vocation irrésistible, fermant les yeux sur le dénfiment où ils se trouvent, et sur celui plus grand encore qui les menace, travailler dans le champ aride de la science en s’imposant les privations les plus pénibles, en se soumettant aux humiliations les plus dures, DE LA DOCTRiNE SAINT-SIMONIENNE 373 jusqu’au moment qui ne peut tarder d’arriver où la misère et ses flétrissures, les accablant soit moralement, soit physiquement, viennent mettre un terme à des efforts ignorés. De tout ce que nous venons de dire, il résulte que le premier objet de la prévoyance sociale, s’appliquant à CONSTITUER le travail de perfectionnement des théories scientifiques, doit être d’assurer par une dotation publique l’existence matérielle des hommes que leur capacité appelle à s’y livrer. Nous avons maintenant à examiner si ce travail peut être convenablement exécuté, ainsi qu’on paraît le croire, par des individus isolés, c’est-à-dire n’ayant point entre eux de rapports nécessaires et hiérarchiques. Toutes les sciences se tiennent, ou plutôt toutes les sciences ne sont que des divisions de la connaissance humaine, correspondantes aux divers aspects sous lesquels le phénomène UN de l’existence se manifeste à nous; ce LIEN qui UNIT toutes les sciences est encore plus évident, sans être plus nécessaire, entre les branches diverses que chacune d’elles est susceptible de comprendre : le progrès d’aucune spécialité scientifique ne saurait donc se concevoir, dans 314 EXPOSITION des limites étendues au moins, indépendamment du progrès de l’ensemble auquel elle appartient. Et cependant, malgré cette unité de la science, cette dépendance intime des parties dont elle se compose, aucun homme ne pouvant l’EMBiUSSER, la cultiver à la fois dans ses genéra lités et dans ses détails, il s’ensuit qu’une condition nécessaire de son avancement est que le travail qu’elle comporte soit partagé, distribué entre des hommes doués de capacités spéciales, et capables de se livrer exclusivement à l’étude des faits particuliers dont l’investigation leur est attribuée; mais si la division du travail est absolument nécessaire au progrès de la science, elle ne peut avoir pourtant de résultat qu’autant qu’une autre condition se trouve remplie, la combinaison des efforts. Le règlement scientifique capable de satisfaire à ces deux conditions suppose qu’à tous les moments, les acquisitions faites dans chaque science sont constatées, que les problèmes nouveaux à résoudre sont posés, et que le travail nécessaire pour arriver leur solution est directement distribué entre tous les hommes capables de concourir à ce résultat; que les découvertes, à mesure qu’elles se produisent, sont rap- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 375 portées à un centre commun pour y être jugées, pour y être combinées, s’il y a lieu, avec les acquisitions déjà faites, et enfin pour y être proclamées, de manière que les efforts cessent de s’appliquer à une recherche devenue inutile, et s’emploient dès lors à une recherche progressive. Bien que ce règlement jusqu’ici n’ait pas encore existé dans toute la précision qu’on peut lui concevoir pour l’avenir, les conditions principales auxquelles il satisfait ont été remplies pourtant en grande partie aux époques organiques du passé; dans l’antiquité, toute la science est renfermée dans les temples, et les hommes qui la cultivent travaillent en commun et hiérarchiquement. Au moyen âge le même fait se produit; c’est dans le sein le l’Église, des monas1ères, que se passe tout le mouvement scientifique, qui alors a principalement pour objet les faits de l’ordre spirituel; à cette époque on voit les membres du clergé qui prennent part à ce mouvement déférer constamment leurs travaux à l’autorité supérieure, et cette ÀuTOnITJ, qui, dans les cas importants, est celle même des PAPEs ou des CONCILES, prononcer sur leur valeur, sur leur orthodoxie: de telle sorte que 37 EXPOSITION l’état de la science ou du dogme se trouve toujours déterminé, et que si alors le travail à faire n’est point directement provoqué, parce qu’on ne se propose point le progrès, la carrière dans laquelle peut se déployer l’activité scientifique est toujours au moins nettement tracée. Lorsqu’à partir du seizième siècle la science commença à sortir de l’Église, les anciennes habitudes contractées par les savants, la nécessité pour eux de s’unir contre l’institution spirituelle, qui condamnait leurs efforts, le patronage enfin qui s’organisa en leur faveur parmi les puissances temporelles, maintinrent d’abord entre eux des communications actives qui momentanément purent tenir lieu d’une organisation régulière; mais les circonstances qui déterminèrent ce lien provisoire ont cessé d’exister, et on ne trouve plus aujourd’hui dans le champ de la science que des hommes et des travaux isolés. II existe en Europe des académies; mais, bien que le terrain scientifique soit le même pour toute cette partie du monde, les académies qu’elle renferme n’ont pourtant entre elles aucunes relations régulières et hiérarchiques; non-seulement elles ne sont point associées pour accomplir une oeuvre commune, mais il y a plus: DE LA DOCTRINE SAINT-SJMOMENNE 377 aucune d’elles, dans le sein même de la nation où elle existe, n’est chargée de présider au travail de la science, de le distribuer, de le coordonner; elles peuvent bien proposer quelques problèmes, mais c’est accidentellement; des savants peuvent bien, de temps à autre, leur communiquer leurs découvertes, mais c’est bénévolement et sans entendre pour cela se soumettre à leur autorité. Aussi voyons-nous que c’esI en dehors de leur sein, de leurs indications et indépendamment de leur sanction, que s’exécutent et se produisent la plupart des travaux scientifiques: mais qu’arrive-t—il par suite de cet état de choses? que les travaux des savants d’une partie de l’Europe restent souvent ignorés des savants des autres parties; qu’il n’est pas rare de voir pareille chose arriver dans le sein même de chaque nation; qu’en conséquence, des efforts nombreux sont journellement employés sur tous les points de l’Europe à reproduire péniblement des observations, des expériences, des DcouvEnTEs déjà faites depuis longemps; qu’à défaut d’un centre commun où les efforts viennent se réunir et se combiner, une multitude de travaux de détail restent sans valeur parce qu’ils restent sans 378 EXPOSITION lien, et qu’enfin la science, fractionnée, morcelée à l’infini, et, de plus, se contredisant fréquemment dans une foule de livres et de mémoires particuliers, se trouve dépourvue de l’autorité qu’elle devrait avoir. Une seconde condition nécessaire du travail de perfectionnement des théories scientifiques est donc que les hommes qui g’r livrent forment un corps, une association, une HnRARCHIE. Le second aspect général sous lequel le travail scientifique peut être envisagé est l’enseignement des théories. Deux conditions principales sont ici à remplir: le règlement de cette fonction doit pourvoir, d’une part, à ce que l’enseignement soit toujours à la hauteur du perfectionnement, c’est-à-dire à ce que la science soit toujours enseignée dans son état le plus avancé; et, d’autre part, à ce qu’elle soit c]assée, distribuée dans l’ordre le plus propre à la faire pénétrer dans les intelligences, selon la nature des travaux qu’elle est destinée à éclairer. La prévoyance sociale, nulle à peu près aujourd’hui à l’égard du progrès de la science, s’applique avec plus de sollicitude, avons-nous dit, à son enseignement; il est évident en effet DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 379 quo les universités s’acquittent d’une manière beaucoup plus directe et beaucoup plus efficace de cette dernière fonction que les académies ne s’acquittent de la première, dont on les suppose chargées. Cependant les universités ne satisfont à aucune des conditions essentielles dont nous venons de parler. Elles ne sont point en relation régulière, directe, avec les hommes qui s’occupent; du perfectionnement des théories scientifiques; il y a plus, ces hommes ne formant point un corps, une pareille relation ne saurait même se comprendre, et enfin, quand élle existerait, elle serait encore à peu près sans fruit, puisqu’à défaut d’une autorité reconnue compétente pour diriger et pour juger les travaux de perfectionnement, la valeur de ces travaux devrait toujours rester incertaine pour les hommes chargés d’en répandre la connaissance. Il peut donc, il doit donc même arriver souvent que les théories enseiunées par les universités ne soient pas à la hauteur du progrès de la science; et comme ces corps ne peuvent donner aucune garantie qu’il en soit autrement, il en résulte que leur enseignement est dépourvu de sanction, ou n’est; pas revêtu, au moins, de toute l’autorité qu’il devrait avoir. 350 EXPOSiTION Les theories ont pour mission d’éclairer les pratiques. C’est dans cette vue que la science doit être enseignée, et que réside le principe des aspects divers sous lesquels elle peut l’être. Mais les hommes qui enseig’nent ne sont point en COMMUNICATION avec ceux qui pratiquent, et les travaux de ces derniers n’étant point organisés, et manquant de voix par conséquent pour se révé1er, pour faire connaître leurs besoins, il s’ensuit que cette communication aujourd’hui est même • impossible. Les théories scientifiques sont donc enseignées sans objet et par conséquent sans ordre déterminé: aussi voyons-nous que dans le plus grand nombre des cas elles restent encore sans application . Les idées critiques, en remettant aux efforts individuels le soin de perfectionner la science, lui ont abandonné aussi celui de l’enseigner. Si, sous ce dernier rapport, leur succès a été moindre que sous le premier, c’est que la nécessité d’organiser l’enseignement est de nature à se faire plus immédiatement sentir que celle d’or 1 Les Facultés de médecine, en France, l’École po1r_ technique et Les écoles d’application qui s’ rattachent, présentent bien une appropriation de l’enseignement à des fonctions déterminées; mais ce ne sont là que des exceptions. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 381 ganiser le perfectionnement; cependant leur cr& dit, sous ce rapport même, n’a cessé de s’étendre, et aujourd’hui nous voyons une partie importante de l’enseignement se faire en dehors des établissements publics, et reproduire, bien entendu, avec plus d’intensité, le double vice que nous venons de signaler. Le principe de la concurrence, appliqué à l’enseignement, a été d’une grande utilité sans doute pour détruire un corps enseignant qui n’était plus dépositaire que d’une science incomplète et arriérée, la seule qu’il pût comprendre et qu’il voulût admettre; mais il est évident que son utilité ne saurait s’étendre au delà de cette destruction. Pour s’en convaincre, il pourrait suffire de remarquer que ce principe suppose que les hommes qui ont besoin d’être enseignés sont les meilleurs juges de la convenance qu’il y a pour eux d’apprendre ou de ne pas apprendre, et que ceux qui ne savent pas sont les plus capables d’apprécier le mérite de ceux qui savent, de juger de la valeur de leurs travaux, et de déterminer la récompense qui doit leur être attribuée. La société doit être enseignée; elle doit l’être dans la vue des divers ordres de travaux que sa 38 EXPOSITION destination l’appelle à accomplir; c’est donc d’en haut que l’enseignement doit lui venir, et que les hommes chargés de cette magistrature doivent recevoir leur mandat. On peut voir, par les considérations qui précèdent, et sans qu’il soit besoin que nous nous y arrêtions davantage, que les hommes chargés d’enseigner la science doivent être placés dans les mêmes conditions que ceux qui sont chargés de la perfectionner; c’est-à-dire, d’abord, qu’ils doivent être dotés par l’ÉTAT, ce qui résulte principalement, pour eux, de l’autorité qui leur est nécessaire pour exercer leurs fonctions, et ensuite qu’ils doivent former un corps, une mÉnARcmE, ce qui résulte d’une manière non moins évidente de la relation intime qui doit exister entre l’ordre à établir dans l’enseignement, et la nature et la distribution des travaux que comporte l’état de la société. Nous avons maintenant à considérer le travail scientifique dans son ensemble, sous le rapport des fonctions politiques auxquelles il peut donner lieu. La science et l’industrie, la théorie ifénéraie et la pratique çjénérale, se sont jusqu’ici développées isolément; on ne trouve au moins DE LA DOCTRINE SAiNT-SIMONIENNE 383 aucune prévision sociale, aucune institution politique qui ait eu encore pour obj et de les UNIR d’une manière directe. Cependant elles se sont graduellement rapprochées. La science a cessé d’être exclusivement renfermée dans la sphère de la spéculation, et l’industrie d’être exclusivement livrée à l’empirisme; aujourd’hui leur UNION doit devenir intime. Le travail scientifique doit être principalement dirigé dans la vue des besoins de l’industrie, et c’est principalement dans la science que l’industrie doit chercher les lumières qui lui sont nécessaire pour éclairer ses pratiques. Les savants doivent donc se ‘trouver en COMMUNICATION continuelle avec les industriels. Mais, ainsi que nous l’avons vu précédemment, cette communication ne saurait être immédiate; elle ne peut s’établir que par l’intermédiaire du PRÊTRE, qui se trouve placé au sommet de la hiérarchie sacerdôtale, et qui, AIMANT ÉGALEMENT la science et l’industrie, la théorie et la pratique, parce qu’elles ne sont pour lui que deux aspects, deux divisions du TRAVAIL par lequel s’accomplit la destination de l’humanité, est seul capable de faire comprendre aux théoriciens la RELIGION qui les trNrr aux pra.. ticiens. 39 Vol. 41 354 EXPOSITION Le TRAVAIL SCIENTIFIQUE de perfectionnement et d’enseignement, avons-nous dit, doit être directement doté par l’E’rAT. Or il est évident ici que cette dotation ne peut encore lui être attribuée que par le PRTRE, qui, étant placé au point de vue général des besoins de la société, est seul en étnt de juger de la quantité des efforts qui doivent être appliqués à chacune des parties du travail qu’elle comprend. Ainsi donc, sous le double rapport de ses relations avec l’industrie et de sa dotation sociale, c’est directement par le prêtre qui embrasse la société dans son unité, que la science doit être gouvernée. Mais au delà de ces deux relations immédiates avec l’autorité sociale, c’est dans son propre sein que se passent toutes les autres relations, et par conséquent que s’exercent toutes les autres fonctions politiques auxquelles elle peut donner lieu. A chacune des deux grandes divisions que nous avons établies dans le travail scientifique,. le perfectionnèment et l’enseignement, en correspondent deux autres, que l’on pourrait exprimer par les noms de théorie et de pratique scientifiques: l’une avant pour objet de détermi DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 38 ner le procédé, les méthodes de l’investigation ou de la communication, et comprenant toutes les considérations quise rattachent à l’ordre encyclopédique; et l’autre consistant à appliquer ces méthodes, ces considérations, aux différents ordres de travaux auxquels elles &appliquent. Le perfectionnement et l’enseignement, et dans les termes ou nous venons de les présenter, la théorie et la pratique de l’un et de l’autre: telles sont les divisions dans lesquelles se trouvent compris les aspects divers sous lesquels la SCIENCE peut être envisagée, et les efforts qu’elle comporte. Mais l’expérience a prouvé et prouve journellement que les hommes qui se partagent ainsi le travail scientifique ne sentent que d’une manière obscure le lien qui les unit, et n’ont en conséquence qu’une faible tendance à se rapprocher, ce qu’on pourrait s’expliquer facilement par la nature différente de leurs capacités et de leurs habitudes. L’objet dominant du SAVANT perfectionnant est de connaître, et dès qu’il est parvenu à une découverte et qu’il l’a communiquée aux savants qui s’occupent des mêmes recherches, et dans les termes où ceux-ci seule— ment peuvent la comprendre, tout est consommé 386 EXPOSITiON pour lui, Ou au moins ce n’est que très-secondairement qu’il s’occupe de l’enseignement, c’est-à-dire qu’il se propose d’élaborer et de justifier sa découverte dans ce but. Il en est de même du SAVANT enseignant, dont l’objet principal est de communiquer la connaissance dont il est en possession, et dont l’objet secondaire seulement est de la perfeàtionner et de l’étendre. La même diversité peut encore être observée entre les hommes qui créent les méthodes du perfectionnement ou de l’enseignement de la SCIENCE, et ceux qui les appliquent: les uns se renfermant dans l’abstraction logique, et n’ayant qu’une faible tendance à pénétrer dans l’ordre concret, dans l’application, afin d’y chercher les lumières qui leur seraient nécessaires pour apprécier la convenance et la valeur de leurs procédés; les autres s’attachant à tirer le plus grand parti possible des méthodes dont ils sont en possession et qu’ils ont éprouvées, et n’ayant qu’une faible tendance à en chercher de meilleures. Et cependant tous ces travaux, aujourd’hui divergents, ne sont que des aspects d’un seul et même travail, tous sont appelés à concourir à une même fin; il faut donc qu’ils soient LI1ls. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 387 Mais qui établira ce lien? Nous avons vu que l’homme qui UNISSAIT la science et l’industrie ne tirait cette puissance que de l’AMOUR ÉGAL qu’il portait à l’une et à l’autre, parce que l’une et l’autre, à ses ‘eux, concouraient également à l’accomplissement de la destination générale de l’humanité. Par une analogie facile à saisir, il doit être évident que les travaux de diverses natures que comporte la science ne peuvent être reliés qu’à la même condition, c’est-à-dire qu’autant qu’il se trouvera un homme qui, aimant particulièrement la destination de l’humanité en tant qu’elle consiste à s’avancer toujours de plus en plus dans les voies de l’intelligence, dans la connaissance de Dieu, sera dès lors capable d’aimer également tous les efforts qui conduisent à ce but, et de parler par conséquent aux savants de tous les ordres un langage qu’ils puissent entendre et qui leur apprenne le lien qui les unit. Or, quiconque est capable de considérer les travaux de l’humanité du point de vue de sa destination religieuse, n’envisageât-il cette destination que sous une seule de ses faces, et qui peut trouver, dans cette vue, la puissance de lier des hommes pour les faire marcher vers le but 388 EXPOSITION qu’il AIME, celui-là est un PRÊTRE. Il doit donc y avoir, il y aura donc un PRÊTRE de la SCIENCE. C’est par lui que les savants seront unis, associés, gouvernés; que le travail scientifique sera distribué entre les branches diverses qu’il comprend et les diverses localités où il devra s’accomplir, et que chacun, dans l’atelier scientifique, sera placé selon sa capacité et récompensé selon ses oeuvres. C’est par lui enfin que la science, réglée, ordonnée dans son propre sein, sera unie au prêtre suprême, et viendra ainsi se confondre dans l’unité sociale et religieuse. DOUZIÈME SÉANCE. L’ INDUSTRIEL. MESSIEURS, Dans notre dernière réunion nous avons déterminé le caractère social de la science, et montré les conditions auxquelles peut s’accomplir politiquement le travail qu’elle comporte. DE LA DOCTRINE SAlNT-S1IIONIENNE 389 Nous avons auj ourd hui à nous occuper de l’industrie, en la considérant sous des rapports analogues. L’exploitation de l’homme par l’homme est arrivée à son terme. La guerre, qui dans tout le passé a été le but dominant des sociétés, doit disparaître; la capacité militaire, qui jusqu’ici a toujours été placée au sommet de la hiérarchie politique, doit cesser d’être une capacité sociale. L’exploitation du globe, de la nature extéricure, devient désormais le seul but de l’activité physique de l’homme; la capacité indrstrielle, par laquelle s’opère cette exploitation, doit être à l’avenir la seule capacité sociale, dans l’ordre matériel. La RELIGION et la science, soit qu’elles aient commandé, sanctifié la guerre, ou éclairé ses pratiques, et que, dans cc cas, elles se soient confondues avec elle, comme dans tous les temps qui ont précédé le christianisme, ou bien que, comme dans le moen âge, elles se soient constituées en dehors de la société militaire et soient restées imidépendantes de ses lois; la religion etia science ont toujours figuré au premier rang dans la HIÉRARCHIE sociale: elles ont été pro - gressives; elles sont appelées aujourd’hui à 390 EXPOSITION faire un pas immense; mais de tout temps elles ont été justifiées, sanctifiées; de tout temps leurs représentants ont été en possession de l’existence sociale. Il n’en est pas de même de l’industrie, des industriels. L’action de l’homme sur l’homme, la guerre, est la seule manière d’être physique de l’activité humaine qui ait encore pris rang dans l’association. L’industrie jusqu’ici a été esclave ou subalternisée. Quelle que soit l’importance qu’elle ait prise graduellement, elle n’est pas encore entrée d’une manière directe dans la hiérarchie sociale; aucune souveraineté politique n’en a encore été l’expression, et cela n’a pas pu être, puisque aucun dogme religieux ne l’a encore sanctifiée. Dans la hutte du SAUVAGE, c’est la famille du chef, ce sont principalement ses femmes et ses filles, c’est—à-dire ses esclaves, et ses esclaves dans la pire de toutes les conditions de l’esclavage, qui exécutent les travaux de l’industrie grossière qui existe alors. Dans les sociétés civilisées de l’ANTIQuITÉ, où l’esclavage est une institution politique, c’est aux esclaves, qui com— posentalors l’immense majorité de la population, que le soin de ces travaux est dévolu. Après DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 391 l’établissement du CHRISTIANISME, et pendant la plus grande partie du moyen âge, ce sont encore des esclaves, bien que l’esclavage ait alors subi sous le nom de servage une importante modification, qui compose toute la classe industrielle. Enfin lorsque, grâce à l’influence du CHRISTIA.NISME, cette dernière forme de l’esclavage disparaît, que l’homme cesse d’être la propriété directe de son semblable, les travaux de l’industrie restent l’attribut des affranchis, qui, sous les noms de vilains, de roturiers, de peuple continuent à former une classe inférieure et mép risée. Dans tous les états dont nous venons de par- 1er, le guerrier lui seul, dans l’ordre matériel au moins, est citoyen, c’est—à-dire membre de la société; l’industriel reste en dehors de l’As— 5OCIATION, de la hiérarchie politique, et dans toute cette série historique il est constamment exploité. Pendant la durée de l’esclavage proprement dit., qui finit avec le servage, cefte exploitation est évidente. Quelles que soient les modifications qui interviennent successivement dans la constitution de la servitude, modifications très-importantes d’ailleurs, comme acheminement vers l’affranchissement, le maître s’empare de 392 EXPOSITION la plus grande partie du travail de l’esclave; et celle qu’il lui abandonne, et que les moeurs et les lois l’obligent graduellement à augmenter, ne constitue qu’une propriété insignifiante et précaire. Enfin, après l’affranchissement, le fonds de la production matérielle restant, en presque totalité, la propriété des anciens maîtres, on voit l’exploitation de la classe industrielle se coutinuer, soit par des redevances féodales qui lui sont imposées, soit principalement sous les formes diverses que prend successivement le loyer des instruments de travail, terres et capitaux, formes sous lesquelles cette exploitation se continue encore aujourd’hui, ainsi que nous nous sommes attachés à le démontrer devant vous l’année dernière, lorsque, remontant à l’origine de la constitution actuelle de la propriété et des droits qu’elle confère, nous avons annoncé la transformation qu’elle devait subir. Ainsi dans toute la durée du passé, l’industrie a été esclave ou subordonnée; elle est restée en dehors de la religion, en dehors de l’ordre politique; et pendant tout ce temps (ce qui était une conséquènce inévitable de cette condition) la classe industrielle a été exploitée. La situa- lion à laquelle l’appelle la doctrine de Saint- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 393 Sirnon, en faisant de ses travaux le seul but de l’activité physique de l’homme, en faisant de ses chefs les seuls chefs de la société dans l’ordre matériel, en les appelant à s’asseoir dans le TEMPLE à côté des chefs de la science, et sur la même ligne, en présence de DIEU, en présence du PnfrrnE qui représente l’uNITé DIVINE, et qui n’a de supériorité sur les industriels et sur les savants que parce qu’il les UNIT, que parce qu’il tend sans cesse, par son action sur eux, à les élever vers lui; cette situation, disons-nous, est donc toute nouvelle : à sa réalisation seulement correspondra l’avéaement politique de l’industrie, sa naissance à la vie sociale et reliuleuse. Or, Messieurs, tout est préparé pour cette naissance, pour cet avénement. Dans la succession des différents états du passé, que nous avons rappelés succinctement afin de montrer la condition inférieure dans laquelle l’industrie a été tenue jusqu’à ce jour, il est facile de constater son progrès non interrompu vers le terme que nous lui assignons. Et d’abord elle sort graduellement de l’esclavage qui avait été sa condition primitive, et dans lequel elle était restée pendant une si longue suite de siècles. Après l’affran 394 EXPOSITION chissement, on voit les communes; c’est-à-dire des corporations d’industriels autrefois serfs, et qui, par des raisons dont nous n’avons point à nous occuper ici, avaient fait, dans la carrière de la liberté, des progrès plus rapides que la classe industrielle des campagnes, acquérir chaque jour une influence plus grande sur les affaires publiques, s’introduire, dès le treizième siècle, dans les assemblées politiques, en ANGLETERRE et en FnNcE, et être admises par leurs représentants à donner leur avis pour le prélèvement des subsides. A la même époque, on voit en EuRoPE plusieurs de ces villes constituer des cités, des fédérations industrielles indépendantes; et, par exemple, on sait quelles furent, à dater de ce temps, et la splendeur et la puissance de la LIGUE ANSATIQUE. Les entreprises publiques, c’est—à-dire militaires, devenant chaque jonr plus coûteuses, et la richesse de l’industrie affranchie prenant en même temps une importance toujours croissante, on voit les rapports des chefs politiques avec la classe industrielle se multiplier de pius en plus, devenir de plus en plus intimes, et chacun de ces rapprochements déterminer de nouveaux avantages, de nouvelles concessions en faveur de l’industrie. DE LA DOCTRINE SAINT.SIMON1ENNE 39 Les entreprises militaires elles—mêmes ne tar— dèrent point à recevoir, de l’intervention de l’élément industriel dont elles ne pouvaient plus se passer, une direction nouvelle qui se rapporta toujours de plus en plus aux intérêts industriels, bjen ou mal compris. Nous avons vu enfin ces intérêts devenir dominants dans la plupart des guerres modernes, dont le but n’a plus été, comme dans les guerres anciennes, d’envahir un territoire, de faire des esclaves, de semparer directement, par le pillage ou par des tributs militaires, des richesses accumulées par le peuple vaincu, mais bien de conquérir sur lui un privilége commercial, un monopole. On sait quelle part énorme a eue cet intérêt dans les motifs des dernières grandes guerres dont l’EURoPE a été le théâtre. L’histoire des établissemerits européens sur les différents points du globe, et des luttes qui en ont été la suite, met assez en évidence cette transformation des intérêts de la guerre. En constatant ce caractère nouveau que présentent les entreprises militaires de nos jours, nous ne prétendons pas dire assurément que les guerres industrielles soient désirables, et qu’elles doivent se continuer dans l’avenir; car 396 EXPOSITiON la guerre, l’antagonisme, sous toutes les formes, doivent cesser pour jamais. L’industrie est de sa nature une puissance toute pacifique; et ce qui le prouve assez, c’est l’état d’esclavage auquel elle a été réduite pendant tout le temps de la con quête, c’est l’affaiblissement des sentiments et de l’institution militaires, que l’on voit correspondre à chacun des termes de son développement. La guerre ne vient point d’elle; elle s’j est trouvée seulement associée; et si nous rappelons la part qu’elle r a eue, ce n’est que pour constater l’importance sociale qu’elle a prise dans la suite des temps, et l’influence qu’elle est graduellement parvenue à exercer sur les déterminations d’une société dont le principe lui était étranger, et à l’égard de laquelle elle n’était, dans l’origine, qu’un instrument passif. Au surplus, il est facile aujourd’hui de constater à la fois, et l’importance sociale de l’industrie, et sa tendance pacifique, par l’influence profonde, bien qu’indirecte, qu’elle exerce évidemment, depuis plusieurs années, sur les événements généraux de l’Europe. Non-seulement de nos jours la guerre est devenue plus coûteuse que jamais, mais ce qu’il faut remarquer surtout, c’est qu’elle ne peut plus être DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONiENNE 39 entreprise qu’au moyen de grandes avances; ce qui renverse cet axiome qui a pu être vrai dans des temps de barbarie, que la guerre vit de la guerre. Or aujourd’hui tes industriels sont seuls en position de procurer ces avances aux gouvernements; car, quelle que soit l’incohérence qu’ils présentent comme corps, ils sont pourtant les agents nécessaires, inévitables, de la dis— pensation et par conséquent de l’attribution des richesses qu’ils se bornaient autrefois à créer. Aucune guerre importante flG saurait donc être entreprise ou continuéè qu’autant qu’elle se concilierait, jusqu’à un certain point au moins, l’opinion de la classe industrielle. Eh bien, depuis que cette nécessité a acquis son dernier degré d’évidence par l’étabtisseiyient du crédit public, du système des Emprunts sans le secours desquels, aujourd’hui, il serait impossible de faire les frais d’une guerre de quelque importance, vous voyez que les germes de discorde que renferme la constitution actuelle des Etats de l’Europe, germe nombreux et qui paraissent incessamment sur le point de se développer, restent pourtant à peu près comprimés. Or, ce résultat, messieurs, on ne saurait en douter, c’est principalement au veto de l’industrie qu’il est dii. 398 EXPOSITION A mesure que la puissance de l’industrie s’est étendue, la considération attachée aux classes autrefois dominantes, à leurs moeurs, à leurs habitudes de vie, s’est affaiblie, et une considération toujours croissante s’est attachée aux classes industrielles, à leurs travaux, jusqu’au point où la nuance qui, à cet égard, sépare aujourd’hui les notabilités industrielles du premier ordre, des représentants les plus illustres de l’ancienne classe militaire, est devenue assez faible pour ne plus pouvoir servir de base à une détermination précise de rang dans la société. Or cette nuance tend chaque jour encore à s’affaiblir par l’action combinée de deux causes dont le mouvement est également rapide : d’une part, la croissance continue de l’importance de l’industrie; de l’autre, la nécessité qui devient à chaque instant plus impérieuse pour les descendants des anciennes classes privilégiées, qui ne sont plus aujourd’hui que des classes oisives, de travailler pour vivre, de chercher de l’emploi dans la carrière de l’industrie comme dans toutes les autres, et dans celle-là même principalement, puisqu’elle est celle qui offre à la fois et les emplois les plus nombreux et les plus grandes chances de fortune. DE LA DOCTRINE SAINT-SiMONIENNE 399 Tout est donc préparé, comme nous le disions à l’instant, pour l’avénernent RELIGIEUX et politique de l’industrie; et si l’on mesure la dis-- tance qui sépare l’industrie] esclave des premiers temps de la Grèœ ou de Rome, de l’industriel de nos jours, on trouvera bien faible sans doute celle qui sépare aujourd’hui l’industrie de l’avenir qui lui est promis par SaintSimon. Et cependant, si tout est préparé pour cet avenir, de grands changements doivent être opérés encore avant que le but soit atteint. Et d’abord, si l’influence de l’industrie a toujours été en croissant jusqu’ici, si cette influence aujourd’hui se fait sentir vivement, elle n’a pourtant encore été qu’indirecte. Si, dans la suite des temps, les industriels ont pris part aux affaires publiques, s’ils sont entrés dans les assemblées, dans les conseils politiques, s’ils con tinuent à y figurer encore, c’est bien sans doute parce qu’ils sont une puissance, mais non pas, directement au moins, parce qu’ils sont une puissance industrielle; aussi voyons-nous que dans la plupart des occasions où ils sont admis à s’associer à l’action des pouvoirs publics, c’est sur des faits, sur des intérêts plus ou moins 400 EXPOSITION étrangers à leur capacité, à leur position, à l’objet spécial de leur activité, qu’ils sont appelés à donner leur avis, à délibérer. Cette confusion sans doute était un premier pas indispensable, mais il n’en est pas moins vrai que l’industrie, malgré sa participation aux affaires publiques, n’a point encore été constituée politiquement; que les in(JUS tri 6?Js à ce titre n’ont point encore été revêtus d’une fonction politique, et que, sous ce rap-. port, la doctrine de Saint-Simon doit commencer pour eux une ère toute nouvelle. L’industrie aujourd’hui ne forme point un CORPS, même en dehors du cadre des pouvoirs politiques aucune hiérarchie régulière n’existe dans son sein; aucune prévision générale n’embrasse dans son ensemble le travail qu’elle est appelée à accomplir, aucune institution sociale n’est destinée à le coordonner. L’oRG.rIsATLoN PBOVISOmE quelle avait reçue sous le régime féodal, par l’établissement des corporations, des maîtrises, des jurancles, organisation dont le but, dans l’origine, était bien plutôt de lui donner des forces coiiLre la société militaire qui l’entourait, que de régler sa propre activité, a été brisée, et à bon droit; mais aucune organisation nouvelle ne lui a été substituée. Les éco— DE LA DOCTRLNI SWIT-SIMONTENNE 401 nomistes, frappés des vices de laneienne constitution du travail industriel, se sont attachés à les signaler; mais le seul résultat général de leurs spéculations, comme de tofltes les spécu— lations contemporaines, a été cette maxime dont la rMacUon leur est propre, et qui ne présente qu’une transformation de la conception générale critique de la LIBERTI : laissez faire et laissez passer. Cette maxime, qui n’est autre que celle de la libre concurrence, se trouve aujourd’hui appliquée à peu près autant qu’elle peut l’être, au moins dans le sein des nations les plus avaitcées de l’Europe, et nous voons les résultats qu’elle a produits : l’antagonisme entre les individus et les peuples; l’absence de toute coinbinaison, de toute harmonie des efforts, et par suite ces catastrophes nombreuses qui, en signalant le désordre, viennent t tout moment frapper la société du double fléau de la défiance et de la misère. Dans le cours de l’année dernière, nous nous sommes longtemps arrêtés à considéter les vices que présente l’état actuel de l’industrie, et à montrer les conditions auxquelles, seulement dans l’avenir, le travail qu’elle comporte pouvait se régulariser, en se substituant politiquement au travail militaire, le seul qui, dans EXPOSITiON l’ordre matériel, ait encore été socialement organisé. A cet égard, nous nous référons aux vues que nous vous avons présentées alors. Nous nous contenterons seulement de vous rappeler le fait qui les domine : savoir que le fonds de la production matérielle qui compose aujourd’hui le fonds divisé, morcelé des propriétés particulières, doit être à l’avenir une propriété SOCIALE, directement régie et distribuée par l’autorité publique, et constituée de manière à ce qu’elle soit toujours disponible pour elle; ce qui exclut l’héritage dans le sein des familles, mode de transmission des richesses qui doit suffisamment aujourd’hui se trouver condamné pour vous, par le principe SOCIAL et RELIGIEUX de la récompense selon les oeuvres. Après avoir rappelé ce changement qui doit survenir dans la constitution &e la propriété, et sans lequel il serait impossible de concevoir dans l’avenir l’ordre général, et en particulier l’ordre industriel, nous ne considérerons plus l’industrie que sous le rapport des fonctions politiques auxquelles elle doit donner lieu, c’est-à-dire que nous nous occuperons bien moins du travail industriel en lui-même que des relations sociales des hommes qui l’exécutent. 0E LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 403 Mais avant dentrer dans ces considérations nouvelles, nous sentons le besoin de combattre Je préjugé puissant que tous les siècles passés ont élevé contre l’industrie, et qui, aujourd’hui encore, et dans la conscience même des industriels, semble la condamner à une éternelle subalternité. Voulez-vous apprécier ses titres au rang que nous lui assignons? Détachez vos regards des détails sur lesquels ils sont fixés; placez—vous à un point de vue assez élevé pour embrasser dans leur ensemble, dans leur unité, pour contempler dans leurs résultats généraux les travaux de l’industrie; et vous verrez que ces travaux n’ont pas moins de droits à votre admiration que ceux de la science; que si la science connaît, .c’est l’industrie qui crée. Vous connaîtrez alors que la terre que nous foulons l’air que nous respirons, que le climat dans lequel nous vivons, sont principalemerit son ouvrage; que c’est elle qui nous donne et les vêtements qui nous couvrent, et les toits qui nous abritent, et la nourriture qui nous soutient, et tout le luxe et tous les raffinements qui sous tous les rapports, sont devenus graduellement pour nous des besoins de première nécessité; quo c’est elle qui transformo les sables 404 EXI’OSITIOPi et les marais en plaines fertiles, qui change le cours des eaux, qui les tarit ou les multiplie, qui unit les mers, qui aplanit les montagnes, qui s’empare des espèces informes de la création primitive et les améliore et les embellit, et en forme des espèces nouvelles; et que c’est elle enfin qui, en accomplissant journellement cette tehe, prépare l’évolution nouvelle et progressive que l’homme et la planète qu’il habite doivent subir un jour : voilà l’INDUsTRIE; les hommes qui exécutent ces travaux, voilà les INDUSTRIELS. Et ici, messieurs, détachez encore vos regards de ces hommes divisés, isolés, tout couverts, et tOflALEMENT, et inlel]ectue]Jernent et physiquement, ,des stigmates de la servitude; considérez—les tous ensemble, dans toute la durée de la carrière qu’ils ont parcourue, conquérant graduellement et la liberté, et l’initiation sociale, et vous verrez que s’ils n’ont point encore atteint à l’élévation religieuse qui leur est prophétisée, ils sont au moins venus se placer aux portes du temple, n’attendant plus pour r entrer que la parole du nouveau pontife. Après vous avoir montré comment l’industrie, d’abord esclave et placée en dehors de la religion DE LA »OCTRINE SAINT-SIMONIENNE et de la société, s’était graduellement acheminée vers l’une et vers l’autre, nous avons entrepris de justifier, par la considération de l’importance et de la nature du travail qu’elle accomplit, ses titres à ce double avénement. Déjà, l’année précédente, nous nous étions longuement occupés devant vous des faits qui se rapportent à la 0011- stitution intérieure de ses travaux, au mécanisme par lequel ils doivent s’opérer dans l’ordre nouveau qui se prépare; aujourd’hui nous n’avons plus à la considérer que dans les fondions p0- litiques auxquelles elle peut donner lieu, soit dans ses rapports avec les autres parties de l’institution sociale, soit dans les relations qu’elle comprend dans son propre sein. Plus on recule dans le passé, plus l’industrie se montre isolée de la Science, privée de ses lumières et abandonnée, quant au perfectionnement de ses pratiques, aux chances incertaines d’une expérience qui, ne se proposant point directement le progrès, semble n’être jamais redevable qu’au hasard des conquêtes lentes et imparfaites auxquelles elle arrive. En se rapprochant des temps modernes, au contraire, on voit l’industrie sortir peu à peu de son isolement, se RAPPROCHER de la science, et, par son 406 EXPOSITION secours, substituer graduellement à ses prati-. qizes empiriques, à ses routines, des procédés retionnels. Ce rapprochement, sans doute, n’a encore eu pour base aucune vue large et systématique; jusqu’ici il n’a été qu’instinctif, et il est demeuré fort incomplet, fort irrégulier; mais le temps est venu où il doit être l’un des objets les plus importants du règlement social. Aujourd’hui, au point ou en sont parvenues et l’industrie et la science, ii est évident que l’une doit devenir, dans ses procédés, une application directe de l’autre. Les progrès futurs de l’industrie sont donc soumis à la condition d’un contact habituel, intime, entre les industriels et les savants, q,ui mette les premiers à même de signaler aux seconds les lacunes que leur expérience leur a révélées dans la théorie scientftque, et de s’emparer des progrès de celle-ci à mesure qu’ils s’opèrent, pour les appliquer à leurs travaux. Mais les habitudes différentes uxquel1es sont livrés les savants et les industriels ne permettent point que leur contact soit immédiat : un intermédiaire est nécessaire entre eux, et cet intermédiaire, ainsi que nous l’avons vu précédemment, ne peut être quê le PRÊTRE placé au point de vue dc l’uNITÉ, parce DE LA DOCTRINE SAINT-SflEONIENNE 407 que lui seul, comprenant la TESTINATION COMMUNE de la science et de l’industrie, et AIMANT ÉGALEMENT les hommes qui se livrent à l’une et à l’autre, peut leur révéler leur indépendance réciproque, la leur faire aimer, et ainsi mettre leurs efforts en harmonie. C’est l’INDUSTRIE qui crée les richesses destinées à l’entretien, à l’amélioration physique de tous les membres de la société : telle est la tâche particulière qui lui est assignée dans la division du travail social; mais cette tâche ne lui confère aucun droit particulier sur les richesses qu’elle crée; ce n’est point à elle qu’il appartient de déterminer la part qui doit lui en revenir; cette part doit lui être faite par le PRÊTRE de l’uNITÉ, qui, embrassant dans leur ensemble tous les travaux de la société, et sachant à chaque instant quelle est la somme d’efforts que chacun d’eux réclame, est seul en état de répartir convenablement entre eux le revenu social dont l’industrie est la source. Ainsi donc, scus le double rapport de ses relations avec la science et de sa dôtation sociale, c’est directement par le prêtre qui se trouve placé au sommet de la hiérarchie sacerdotale, c’est-à-dire par l’autorité générale 40 Vol. 41 40B EXPOSITION de la société, que l’industrie doit être gouvernée. Mais, au delà de ces deux faits importants par lesquels elle est liée immédiatement aux autres parties de l’institution sociale, c’est sur elle-même qu’elle se cteploie; c’est dans son propre sein que s’établissent les relations et que s’exercent les fonctions politiques auxquelles elle donne lieu. Le travail industriel, ainsi que l’a justement remarqué un économiste modern&, comprend deux objets principaux: changer la matière de forme et la changer de lieu, ou autrement créer des produits et les distribuer. Au premier de ces objets correspond le travail agricole et manufacturier; au second, le travail commercial. La production et la distribution, telle est la division première qui s’établit dans l’industrie. Chacun des termes de cette division en comprend une autre : la théorie et la pratique. L’une qui a pour objet d’appliquer les découvertes de la science aux procédés industriels, à ceux de la production comme à ceux de la dis- 1. M. Destutt de Tracy. DE LA DOCTRiNE SAINT..S1MON1ENNE 409 tribution; l’autre de mettre eu uvre ces pro-. cédés, d’en diriger l’emploi. Sous les divisions qui précèdent se trouvent compris dans leur généralité tous les aspects sous lesquels l’industrie peut être envisagée, tous les faits que le règlement industriel doit avoir pour objet de mettre en harmonie, de combiner. La production et la distribution, et, dans chacune d’elles, la théorie et la pratique, n’étant évidemment que des parties d’un seul et inême travail, il semblerait d’abord que les hommes dont les efforts s’exercent dans ces différentes directions doivent être naturellement portés .à se rapprocher, à se consulter et à se communiquer leurs travaux dans le but de s’éclairer mutuellement : mais une longue expérience a prouvé qu’il n’en était pas ainsi; que ceux qui se partageaient ainsi le travail industriel, selon les divisions que nous venons d’établir, étaient placés à des points de vue assez différents, assez exclusifs, pour n’apercevoir, pour ne comprendre qu’imparfaitement le lien qui les unissait. En considérant attentivement ce qui se passe à cet égard, on reconnaîtra en effet que le producteur, o’eskà-dire ici l’agri40V01. 41 4i0 EXPOSITION culteur ou le manufacturier, a principalement pour objet de créer des produits, ne s’occupant que secondairement de leur convenance, de leur opportunité, du rapport dans lequel ils devront se trouver avec les besoins de la consommation, ou, pour parler le langage des économistes, des débouchés au moyen desquels ils pourront être écoulés; que le distributeur ou le commerçant est principalement occupé de répartir les produits existants, tels qu’ils sont, et dans la proportion oi’i il les trouve, et fort peu de s’informer des ressources de la production, ou d’exercer une influence sur ses travaux, sous le double rapport de la nature ou de la quantité des produits; que le théoricien a pour but principal de mettre les procédés industriels en harmonie avec les connaissances scientifi— ques, ne s’inquiétant que subsidiairement de leui’ convenance pratique, surtout sous le rapport économique, tandis que le praticien se propose de tirer le plus grand parti possible des procédés dont il est en possession et dont il a fait l’expérience, et n’a qu’une faible tendance à en chercher de plus parfaits. Et cependant tous ces travaux sont dans une dépendance intime; les progrès, la prospérité DE jA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4H des uns, sont subordonnés aux progrès, à la prospérité des autres; il faut donc qu’ils soient combinés, qu’ils soient LIÉS : il faut que dans tous les temps la production soit tenue au courant des besoins de la consommation, afin de connaître la direction qu’elle doit donner à ses travaux, et les limites dans lesquelles elle peut les étendre, que la distribution soit toujours informée des ressources de la production, afin de régler, de ménager en conséquence ses opérations; que les lacunes de la pratique soient toujours signalées à la théorie, pour que celle-ci dirige ses efforts dans le but de les faire disparaître, et qu’enfin les perfectionnements de la théorie soient introduits dans la pratique à mesure qu’ils s’opèrent. Dernièrement, en pariant de la science, nous avons dit que les travaux de diverses natures qu’elle comportait ne pouvaient être unis, combinés, que par une puissance de même nature que celle que nous avions reconnue nécessaire pour lier entre elles la science e) l’industrie; il en est de même des travaux de cette dernière partie de l’activité humaine, qui ne peuvent être LIÉS que par un homme qui, concevant la destination de l’humanité, particulièrement sous EXPOSiTION le point de vue de l’amélioration de sa condition physique, et aimant, en conséquence, d’un égal amour, tous les travaux de l’industrie, tous les hommes qui les exécutent, parce que tous sont également nécessaires à l’accomplissement de cette destination, puisera dans son amour le pouvoir de les faire sortir de leur isolement, de les réunir en un faisceau, de les faire concourir harmoniquement au but qu’ils sont appelés à atteindre. — Quiconque, avons-nous dit, est capable de LIER des hommes dans la vue de leur destination est un PRÊTRE; de même qu’il doit y avoir un PRÊTRE DE LA. SCIENCE, il y aura dono aussi un PRÊTRE DE L’INDUSTRIE. C’est par lui que les industriels, dans leurs rapports entre eux, seroftt LIÉS, ASSOCIÉS, couVERNÉS; que le travail de l’industrie, avec la dotation sociale qui y sera affectée, sera distrihué entre les branches diverses dans lesquelles il se subdivise, entre les différentes localités où il devra s’effectuer, enfin entre tous les membres de l’atelier industriel, qu’il classera .e ion leur capacité et rétribuera selon leurs oeuvres. C’est par lui que l’industrie, qui n’est sortie de l’esclavage que pour tomber dans 1’anrehie, entrera pour la première fois dans la carrière DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONiENNE 413 de la liberté et de l4oz’dre, et verra s’ouvrir pour elle les portes du temple dans lequel ses destinées, révélées par SAINT-SIMON, l’appellent enfin à prendre place. TREIZIÈME SÉANCE. LA. HIÉRARCHIE, PRTRES, SAVANTS, TNDUSTRIEtS, LOI VIVANTE. MES SIEURS, Nous avons considéré successivement dans leur nature, dans les divisions qu’ils comportent, dans les relations, dans les fonctions po— litiques auxquelles ils peuvent donner lieu, les trois grands ordres de travaux que comprend dans son ensemble l’activité sociale. Nous avons aujourd’hui à résumer ces aperçus, en vous présentant, dans une même vue, les travaux de l’AMOUR, de l’intelligence et de la force, c’est-àdire ceux des PRÊTRES, des savants et des industriels, dont l’union harmonique, exprimée 414 EXPOSITION dans sa plus grrnde généralité, doit constituer, dans l’avenir, la RELIGION ou la sOCIÉTÉ, la HIÉRARCHIE OU l’ORDRE. En exposant précédemment devant vous le nouveau dogme religieux, nous avons, dit L’homme, comme Dieu, comme l’être infini, est dans son unité vivante, AMOUR, et, dans les modes de sa manifestation active, intelligence ou sagesse, force ou beauté; cette unité et cette dualité qui constituent la TRINITÉ nouvelle se retrouvent dans chaque homme, et voilà pourquoi tous peuvent être unis, associés. Mais l’unité de la vie, l’AMOUR, ne se déploie pas chez tous, d’une manière dominante, vers le même objet, ni par rapport à chaque objet, avec la même intensité, et voilà la base, clans l’ordre social, de la division et de la combinaison des efforts, de la HIÉRARCHIE entre les individus; et d’abord voilà pourquoi la société se compose de PRÊTRES, de savants et d’industriels. De PRÊTRES, qui, placés au point de vue de la destination de l’humanité, en trouvent incessamment la révélation dans les désirs, dans les voeux qu’ils forment pour leurs semblables, dans l’amour qu’ils leur portent, et qui puisent dans cet amour le pouvoir de les unir pour les faire DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE marcher au but qu’ils ont découvert et qu’ils leur ont fait aimer. De savants et d’industriels, qui, sans vue dominante de destination pour l’humanité, sont primitivement portés par leur organisation , les premiers, à contempler l’homme et le monde extérieur sous le point de vue de l’intelligence, de la sagesse qui préside aux faits que l’un. et l’autre présentent, les seconds, à modifier ces faits sous le rapport phsique, c’est-à-dire sous le rapport qui correspond à la force ou à la beauté. Les prêtres sont évidemment les hommes les plus smpathiqnes, car ils embrassent dans leur amour, et les faits qui sont l’objet particulier des travaux des savants ou des industriels, et l’humanité, dont la destination s’accomplit par ces travaux. Mais la destination de l’humaniLé en Dieu, dans ses rapports avec le monde extérieur, peut être conçue, ou dans son unité, ou particulièrement sous l’un oul’autre des deux aspects par lesquels l’unité se témoigne, c’est-à-dire, en d’autres termes, que l’homme peut être considéré comme étant destiné à croître sans cesse dans l’AMOuR de DIEU, de ses semblables et de lui-même, 416 EXPOSiTION par b PROGRÉS à la fois de la science et de l’ûi du.strie, ou seulement, ou principalement au moins, par le progrès de la science ou par le progrès de l’industrie; de là trois ordres dans le SACERDOCE; de là le PRÊTRE général ou SOCIAL, le PRÊTRE de la science et le PRÊTRE de l’industrie. Le prêtre social est évidemment placé au point de vue le plus srmpathique, et par conséquent le plus élevé, puisqu’il embrasse à la fois dans son amour, et l’amour du prêtre de la science, et l’amour du prêtre de l’idustrie. Déterminer le but de l’activité humaine, commander les travaux par lesquels ce but peut être atteint, les distribuer, les coordonner en les rapportant à leur fin, classer les hommes, les unir, voilà la fonction religieuse et politique, qui se résout tout entière dans la fonction sacerdotale, qui n’a point d’autre objet. Le prêtre social, le PRÊTRE de l’uNITÉ, RÉVÈLE à l’humanité sa DESTINATION GÉNÉRALE, et lui rap-. pelle sans cesse qu’elle ne peut l’accomplir que par les travaux UNIS de la science et de l’industrie. Après avoir fait choix des hommes qui peuvent l’aider à LIER ces deux ordres de travaux, il nomme le prêtre de la science et le prêtre de DE LA DOCTRINE SA1NTSIMONIENNE 417 l’i,dustrie, et partage entre eux tous les autres individus, selon leur aptitude à suivre l’une ou l’autre carrière. Placé au point de vue genéral des besoins de la société, et sachant sur quel point elle manque de science ou d’industrie, il prescrit aux savants et aux industriels, par les chefs qu’il leur a donnés, la direction dans laquelle ils doivent porter leurs efforts, et attribue aux uns et aux autres la part du revenu social qui leur est nécessaire pour accomplir la tâche qui leur est imposée. Il les met en contact pour que leurs travaux s’éclairent mutuellement, et en leur montrant ainsi le lien qui les unit, la dépendance dans laquelle ils sont les uns à l’égard des autres, en rappelant aux industriels que c’est aux savants qu’ils sont redevables de leur amélioration intellectuelle, aux savants que c’est aux in4ustriels qu’ils sont redevables de leur amélioration phrsique, il leur apprend à s’aimer, il les lie, il les associe. Ainsi, par les travaux du prêtre social, la religion, la société, sont instituées, manifestées dans leur unité; la hiérarchie, l’ordre, se trouvent fondés sur leurs bases les plus larges. Le prêtre de la science et le prêtre de l’indus trie, après. avoir reçu leur mission, leur 418 EXPOSITION CONSCRATI0N nu PRÊTRE SOCIAL, après avôir appris de lui quels sont les résultats qu’ils doivent principalement se proposer d’obtenir, rappellent aux hommes qu’ils dirigent la destination de l’humanité sous l’aspect où ils l’aiment et la comprennent plus particulièrement. Ils distribuent le travail, avec la dotation sociale qui y est affectée, entre les diverses natures d’efforts que comporte l’activité scientifique ou l’activité industrielle, entre les diverses localités, enfin, entre les individus, qu’ils classent selon leurs capacités et rétribuent selon leurs oeuvres; et chacun d’eux, dans la sphère où il préside, rapprochant les hommes que la division du travail tend à isoler, leur fait sentir le lien qui les unit, leui montre que leurs progrès sont enchaînés, que ceux des uns sont subordonnés à ceux des autres, et par là il leur apprend à s’aimer, il les lie, il les associe. Ainsi, par l’action du prêtre de la science et du prêtre de l’industrie, se trouvent institués, manifestés, dans la sphère secondaire de ces deux ordres de travaux, la religion, la société, la hiérarchie, l’ordre; et comme le prêtre de la science et le prêtre de l’industrie sont unis eux— mêmes par le prêtre social, il s’ensuit que le sa- DE LA DOCTRINE SAIN’r-SIMONIENNE 419 cerdoce, par qui tous les efforts sont combinés, harmonisés, par qui tous les hommes sont liés, associés, classés, ordonnés, devient l’expression sommaire, le résumé de l’activité humaine, de la société tout entière, qui, formant en lui une chaîne harmonique, un tout homogène, présente comme l’univers l’admirable spectacle d’une UNITÉ muitipie, d’une MULTIPLIGIT Une. Le sacerdoce, dans chacun des ordres dont il se compose, forme une hiérarchie dont les de— grés principaux correspondent aux différentes circonscriptions territoriales où peuvent se localiser, d’une manière distincte, les faits auxquels il préside. Ainsi la rnRARcmE SACERDOTALE, dans l’ordre principal, celui qu LIE la science et l’industrie, comprend depuis le prêtre qui établit ce lien pour toutel’huni anité, jusqu’à celui qui l’établit ou le prolonge dans la localité la plus étroite; et dans chacune des séries secondaires de la science ou de l’industrie, depuis celui qui I.IE tous les travaux scientifiques ou tous les travaux industriels qui s’accomplissent sur le globe, jusqu’à celui qui remplit la même fonction dans le cercle le plus resserré où il soit possible de la• concevoir. Partout où il a un corps de savants ou d’in- 420 EXPOSITION dustriels, le prêtre général de la science ou de l’industrie a son représentant; partout où l’activité humaine se déploie socialement dans es modes divers le prêtre social a le sien. C’est ainsi que la hiérarchie sacerdotale embrasse et résume toute la hiérarchie sociale; c’est ainsi que son activité embrasse et résume toute activité. D’est le prêtre qui GOUVERNE : il est la source et la sanction de l’ORDRE; c’est de lui que tous les individus et tous les faits reçoivent le carac1ère social ou divin. II intervient à la naissance de chaque homme; il le consacre à Dieu et à l’HuMIT, et, après avoir découvert la vocation qui lui a été donnée, la GRÂCE qu’il a reçue en naissant, il le place dans les circonstances et l’entoure des soins les plus propres à cultiver, à développer en lui les germes d’avenir que Dieu y a déposés. Lorsque cette préparation est achevée, il lui confère la fonction qui lui était destinée, et détermine ainsi ses DEVOIRS et ses DROITS. Il contine à le suivre dans la ligne où il l’a placé, et l’y fait avancer en raison de ses mérites. Enfin, lorsque le temps du travail est passé pour lui, il l’admet au repos, et lui attribue, dans cet état, la part d’AMouR, de considéra- DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 421 Lion, de richesses que ses travaux lui ont méritée. Toute FONCTION SOCIALE est SAINTE, car elle est donnée, au nom de Dieu, par l’homme qui le représente; l’attribution qui en est faite constitue une véritable ONCTION, une véritable cONsI- CRATION. Tous les travaux qui s’accomplissent dans la société sont sanctifiés; car c’est au nom de Dieu et de la loi qu’il a donnée à l’humanité qu’ils sont commandés et jugés. Enfin, le repos lui-même est SAINT, car il est sanctionné, ordonné comme le travail, dont il est la conséquence et la récompense. Cette vue succincte do l’ordre social qui se prépare doit renfermer pour vous, messieurs, la solution des difficultés qui, sous le rapport pratique, ont pu se présenter à vos esprits, lorsque nous avons dit précédemment que l’héritage par droit de naissance devait disparaître, et que les richesses dont se compose aujourd’hui le fonds des propriétés particulières devaient constituer le fonds de la propriété sociale, puisqu’il est évident que dans l’avenir il n’y a plus rien de purement individuel; que toute position person 422 EXPOSITION nelle est un gracie dans l’association, et toute fortune un traitement. Mais ici s’élève une difficulté nouvelle qui comprend toutes les autres: comment un pareil ordre de choses, en le supposant établi par des efforts quelconques, pourra-t-il se maintenir? Comment les chefs, les directeurs de la société, les prêtre enfin, parviendront-ils à disposer des individus, à régler leur activité selon le plan qu’ils auront conçu? Nous répondons : par l’ÉDUCATION et la LÉGISLATION. Dans le cours de l’année dernière, nous nous sommes longuement arrêtés à considérer la nature de ces deux grands moens de toute directiQn sociale. Nous nous bornerons aujourd’hui à reproduire les vues les plus générales que nous avons présentées alors à ce sujet. L’ÉDUCATION, prise dans sa plus grande généralité, a pour objet d’approprier chaque génération à sa destination religieuse et sociale. Elle se divise en deux branches : en éducation générale et en éducation spéciale. L’éducation générale est destiiée à donner à tous les hommes indistinctement, en prenant pour base ce qu’ils ont de commun, les SENTIMENTS, les coEnaissances, les habitudes physi DE LA DOCTI&INE SAINT-SIMONIENNE a3 ques qui leur permettent de vivre en société, quelles que soient, d’ailleurs, les diregtions différentes dans lesquelles ils puisseDt être engagés. L’éducation spéciale a pour but de les approprier sous ce triple rapport, en prenant pour base les différences qui les séparent, aux fonctions diverses que leur assignent leurs diverses capacités, aux relations sôciales plus particulières qu’ils doivent avoir avec ceux dônt ils sont appelés partager les travaux. L’éducation s’étend à toute la vie de l’homme, soit pour lui rappeler les premières impressiô1s qu’il a reçues, soit pour les fortifier ou les développer en lui. C’est par elle qu’il apprend à AIMER, et qu’il apprend à savojr et à pouvoir ce qu’il DOIT faire. L’éducation est donc la première et la plus forte garantie de l’ordre social; elle forme aussi l’attribution la plus importante de l’autorité religieuse et politique. La LÉGISLATION prescrit ce que l’éducation a eu pour objet de faire vouloir. Ce qui la caractérise, c’est la SANCTION pénale ou rémunératoire qui est attachée à ses prescriptions. Elle n’est donc qu’un moyen d’ordre secondaire, puisqu’elle n’intervient, en quelque sorte, que pour 424 EXPOSITION combler les lacunes de l’éducation; cependant elle est un complément indispensable de celle- ci. Mais la LÉGISLATiON, telle qu’elle existe aux époques organiques, et telle que nous la concevons pour l’avenir principalement, n’a rien de commun avec ce que l’on comprend sous ce nom aux époques critiques. Ce qu’on appelle Loi, aujourd’hui, est une divinité mystique devant laquelle on s’incline d’autant plus profondément, que l’on fait plus hauternent profsssion de ne point se soumettre aux hommes, ce qui n’est, après tout, qu’une forme à l’aide de laquelle on cherche à se soustraire à toute direction, à toute autorité, puisque la loi, séparée des hommes, n’étant plus qu’un être de raison, sans volonté et sans puissance, prétendre n’obéir qu’à la loi, c’est en définitive prétendre ne point obéir. Cette distinction établie entre la loi et les hommes doit sans doute paraître surprenante de la part de la génération qui, par-dessus tout, se prétend douée de l’esprit positif; mais, en considérant attentivement de quelle manière se produit la législation, on trouve que tout est disposé pour favoriser cette illusion, cette fiction, pour lui donner même une sorte de réalité. DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 425 Et en effet, quels sont aujourd’hui les LÉGISLATEuRs? Des hommes plus ou moins éLrangers aux faits, aux intérêts sur lesquels ils ont à se prononcer, plus ou moins étrangers même les uns aux autres, et qui, rapprochés temporairement, se dispersent pour ne plus se retrouver, dès qu’ils sont parvenus, à l’aide d’une manoeuvre délibérante, à produire le règlement qui leur était demandé; restant aussi inconnus à la société, après cette apparition momentanée sur la scène législative, qu’ils l’étaient auparavant, et ne laissant après eux, et dans leur ouvrage même, aucune trace de leur personnalité : de telle sorte que la loi qui est émanée d’eux, et qui leur échappe dès qu’elle est faite, peut se présenter à leurs yeux comme un produit spontané. Cette absence de tout caractère déterminé dans le LÉGISLATEUR se fait vivement sentir dans la ioi, qui, dans ses prescriptions, dans l’application de ses sanctions, ne fait aucune acception des situations morales différentes dans lesquelles peuvent se trouver les individus, en raison de leurs fonctions et de leur rang dans la société, et qui est réputée d’autant plus parfaite, qu’elle se renferme à cet égard dans une abstraction plus 426 RXPOSITION rigoureuse, c’est-à-dire qu’elle tient moins de compte des seules circonstances qui peuvent déterminer la valeur, la moralité des actas; ou, en d’autres termes encore, qu’elle reste plus étrangèi’e à la vie, à la réalité, qui ne se trouvent, en définive, que dans les différences qu’elle néglige. Mais à la loi il faut des interprètes, et il sem— hie qu’à ce terme au moins elle doit inévitablement se personnifier; mais ici encore tout est disposé pour prévenir cette personnification : le juge, comme la loi, est une abstraction; sa seule fonction est de juger, et plus il est étranger aux intérêts dans lesquels s’est produit le désordre qui lui est soumis, plus les individus dont il doit apprécier la moralité lui sont inconnus, et plus aussi sa position est réputée favorable à l’accomplissement de ses devoirs. L’occasion étant donnée où il est appelé à prononcer, sa tâche se réduit, d’une part, à caractériser le flit d’une manière abstraite, sans avoir égard aux personnes, à leurs fonctions, à leurs qualités; de l’autre, à rapprocher cette absti’action de la loi; et, si elle l’a prévue, à lui appliquer la sanction qu’elle prononce; de telle sorte que le tribunal disparaît, et que c’est la loi seule qui DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE paraît porter la sentence. Le juge, ajouté à la loi, n’est, pour ainsi dire, qu’une impulsion mécanique donnée à une iiiatière inerte; il peut résulter de là du mouvement, mais non point de la VIE, des formules, mais non point des JUGEMENTS; aussi la plupart des actes de la vie qui seraient susceptibles d’être punis ou récompens s échappent-ils à cette machine, qui ne saurait ni les saisir ni les qualifier; et lorsquelle les atteint, c’est presque toujours d’une maière violente, injuste, car c’est sans discernement. Ce défaut de vie ou de sympathie, et par conséquent de discernement, dans la loi et dans le juge, n’est pas resté complétement inaperçu; et dans les cas les plus graves, dans ceux où la pénalité prend le caractère le plus redoutable, on a essaré de le combler par l’institution d’une classe intermédiaire de juges, qui, sous le nom de jurés, sont appelés par le fait,. sinon par le droit, à apprécier l’acte déféré à la justice, tel qu’ils le SENTENT dans son auteur; mais comme ces juges accidentels, qui sont choisis sans aucun égard au rapport qui peut exister entre leurs occupations habituelles et la fonction qui leur est temporairement dévolue, sont, comme les juges ordinaires, étrangers aux circonstances, 48 EXPOSITION dans lesquelles le délit à été commis, et à l’individu qui en est accusé; que d’ailleurs il leur est interdit de juger le fait 4u’ils constatent, il s’ensuit que c’est encore la parole MORTE de la LOI qui domine dans les jugements où ils interviennent. Le jury, dans certains cas, peut bien tempérer le mouvement aveugle de la machine légale, mais ce n’est pas là encore la LOI VIVANTE. La LOI ViVANTE ne s trouve qu’aux époques organiques, et alors la Loi, c’est l’HOMME; toujours elle a UR NOM, et ce nom est celui de SON AuTEuR; et d’abord celle qui domine touLes les autres, celle qui a fondé la société, c’est, selon le temps, ou la loi de Numa, ou celle de Moïse, ou celle du Christ, comme dans l’avenir ce sera celle de Saint-Simon. Bien loin alors que la société s’effarce de mettre dans l’ombre le LÉGISLATEUR suprêmè, dont l’amour prophétique lui a donné naissance, elle s’empare de son nom, elle l’incarne en elle; c’est par ce nom qu’elle est, et c’est en lui qu’elle se glorifie d’être. Toutes les LOIS qui, dans la suite des temps, se produisent comme l’interprétation, le développement ou le perfectionnement de la loi révélatrice, deviennent également inséparables de leurs AUTEURS. C’est toujours alors le LJlGISLATEUR que DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 4.9 l’on aime, c’est à lui qu’on obéit. Or ceci s’applique surtout à l’avenir, où doivent achever de se prononcer, de se caractériser, tous les traits de l’oRDIŒ social, qui n’ont pu se montrer que d’une manière informe dans les états organiques du passé, puisque ces états n’étaient que préparatoires. Dans l’avenir, toute toi est la déclaration par laquelle celui qui préside à une fonction, à un ordre quelconque de relations sociales, fait connaître sa VOLONTÉ à ses inférieurs, en sanctionnant ses prescriptions par des peines ou par des récompenses. Tout jugement est l’acte par lequel le supé... rieur punit ou récompense son inférieur dans l’ordre des travaux ou des relations qu’il dirige. Ainsi la LOI est toujours réelle et précise; car elle se rapporte toujours à une situation déterminée, et le LIGI5LATEUR est toujours l’homme qui est le plus en état d’appécier ce qui convient à la situation qu’il règle. Le jugement. est toujours équitable, car le juge est à la fois celui qui AIME et qui connaît te mieux l’ordre qu’il a pour but de maintenir, et l’individu qu’il juge. 430 EXPOSITION Mais le fait sur lequel repose tout cet avenir, la hiérarchie, est justement ce qu’il y a de plus difficile à admettre à une époque comme celle où nous vivons, où la victoire dont on s’applaudit le plus est précisément d’avoir brisé toute hiérarchie, et où la dignité de caractère consiste surtout à ne point reconnaître de supérieurs c’est donc sur ce fait important, sur ce point fondamentaI qu’il est le plus nécessaire d’insister. Le supérieur, avons-nous dit, est celui qui, dans la sphère où il dispose, aime le plus Dieu et l’HuMANIT1, ou l’HuMANITi en Dieu: ce qu’il commande à ceux qui lui sont soumis, c’est donc le PRo6RIS, cRr le progrès est ce qu’ils veulent, et c’est la loi de Dieu. Le supérieur veut s’élever; mais la destination qui lui est donnée est d’élever d’autres hommes; il ne peut donc s’avancer dans la voie du progrès qu’en y faF saut avancer ses inférieurs; l’amour qu’il leur porte n’est donc, sous un point de vue, que Pamour qu’il a pour lui-méme. L’inférieur aime le supérieur, car il tend au PROGRÈS, et IL NE PEUT Y TENDRE QUE PARCE QU’IL AiME CE QUi EST AU-DESSUS DE LUi. Il obéit avec joie, car l’obéissance l’identifie avec le supé DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE 431 rieur; l’amour qu’il lui porte vient donc aussi se confondre avec celui qu’il a pour lui-même. L’AMoul, sous son double aspect, concentrique et excentrique, l’amour de soi et l’amour des autres, voilà, messieurs, la base de la hiérarchie, la raison de l’AuToR1T et de l’o— EiSSANGE que nous désirons et que nous ANNONÇONS. Et maintenant, en résumant tout ce que nous avons dit sur l’ordre social qui doit s’établir, comparez l’état d’indépendance où nous vivons, dans lequel chaque homme naît sans destination, grandit péniblement au milieu de circonstances qui lui ont été fatalement imposées, se place plus péniblement encore dans le monde, et presque toujours en raison inverse de ses goûts, de sa capacité, rencontrant à chaque pas des obstacles, des rivaux qu’il doit combattre, écarter sans aucun secours, car tous sont occupés individuellement, isolément comme lui, à se pourvoir, à se défendre; comparez cet état à celui dans lequel chaque homme, à sa naissance, trouve une main amie et toute-puissante qui vient soutenir ses premiers pas, l’aider à chercher la carrière qu’il doit parcourir, lui donner les forces dont il a besoin pour y marcher, le mettre enfin 432 EXPOSITION DE LA DOCTRINE SAINT-SIMONIENNE en possession de la place qui lui était marquée par Dieu, et à ce terme encore le soutenir, le guider, l’assister sans cesse, et vous verrez, vous sentirez que 1’INDpENDÀNcE qu’on nous vante n’est que servitude et fatalité, et que le règne de l’xuToRIT1 que nous annonçons est celui de la LIflERT, de la PROVIDENCE.